25 juillet 2014

Bird People

Le nouveau film de Pascale Ferran, surprenant à plus d'un titre, en aura dérouté quelques uns et en décevra peut-être d’autres, notamment les admirateurs de Lady Chatterley, merveille de film, parmi lesquels je me compte. Mais la déception, de mon côté, n’aura duré qu’un temps, pour laisser place à l'admiration. Le film n’est pas parfait et n’est pas aussi sublime et bouleversant que le précédent de son auteure, certes. Il souffre même de quelques longueurs et d’une paire de tentatives plus ou moins maladroites, disons hasardeuses (telles l’utilisation de la chanson Space Oddity de Bowie ou le générique de Batman brièvement chantonné par l’héroïne dans le sillage d’un avion au décollage). Mais le film est si audacieux et si libre que ces menus défauts ne sont finalement d'aucun poids dans la balance.




L’immense qualité du film de Ferran, sa grande force, au prix parfois d’une réelle mise en danger, car la cinéaste brave tous les risques sans frémir, c’est sa capacité à croire, et à nous redonner à croire, dans le pouvoir de la fiction et dans sa propension à réenchanter le monde. Film au présent, Bird People s’attache à nous faire voir (et entendre, car les sons et les voix ont dans le film une immense importance) le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui, ce monde dans lequel le plus grand nombre, hommes d’affaires clients des grandes chaînes hôtelières ou femmes de chambre à temps partiel dans lesdits hôtels de luxe, est esclave de sa vie et de son travail (chronophage et, sinon humiliant à tout le moins peu épanouissant), et où le déploiement des technologies de communication n’a pas empêché, voire a favorisé, l’absence de dialogue (terrible scène de rupture par webcams interposées). Mais le film ne s’arrête pas à ce constat et propose des issues : la rupture totale avec travail, pays, et foyer, en vue d’une, pardonnez l'expression deleuzienne, "reterritorialisation" radicale - ou la pure et simple métamorphose. Des issues, des solutions et de l’espoir, osons le terme, Bird People en a à revendre, avec cette fin en forme de premier contact entre deux êtres qui n’ont cessé de se croiser et qui, débarrassés de leurs oripeaux habituels (un téléphone vissé à l'oreille, des chaussures de travail), libérés de leur carcan rituel, finissent par se regarder, en même temps, face à face, et se touchent même, d’une simple mais fantastique poignée de main, sans qu’aucun écran, aucune fenêtre (réelle ou virtuelle) ne les sépare.




Dire que tout va très mal en ce monde ne suffit pas, encore faut-il chercher des moyens d’aller mieux, se donner de la vue, croire en nos chances. C’est vrai pour les personnages, qui ne se contentent pas de sortir de leurs cadres mais partent à la découverte de nouveaux lieux. C’est vrai pour la cinéaste, qui refuse de se complaire dans un rigoureux mais consternant état des lieux et se met en quête de fiction et de merveilleux.




Et dans cette visée, pourquoi pas, comme l’ont récemment fait, et de diverses façons, d’autres cinéastes, tels Leos Carax (Holy Motors), Manoel de Oliveira (L’étrange affaire Angelica) ou Apichatpong Weerasethakul (Oncle Boonmee), retourner vers les origines du cinéma, vers la foi dans les forces d'impression d'un art aux potentialités inouïes, dont les ressources les plus évidentes sont aussi les plus stupéfiantes. Renouer en somme avec la puissance initiale du cinéma, simple mais sans bornes, son inclination naturelle à nourrir les rêves. Les premiers exégètes du septième art naissant, de Jean Epstein à Guillaume Apollinaire, ont pour beaucoup loué le pouvoir d’émerveillement du cinéma en des termes oniriques, comme parlant d'une étonnante magie. Quant à Stendhal, que l’on a souvent considéré comme un précurseur du cinématographe, il fantasmait, dans ses Privilèges du 10 avril 1840, un autre monde possible, où l’homme (en fait Stendhal parlait surtout pour lui) serait ponctuellement doté de pouvoirs magiques. Le film de Pascale Ferran réalise certains de ces souhaits, en particulier ceux de l’article 2 des Privilèges : « Vingt fois par an le privilégié pourra se changer en l’être qu’il voudra, pourvu que cet être existe », et de l’article 7 : « Quatre fois par an, il pourra se changer en l’animal qu’il voudra ; et, ensuite, se rechanger en homme. Quatre fois par an, il pourra se changer en l’homme qu’il voudra ; plus, concentrer sa vie en celle d’un animal, lequel, dans le cas de mort ou d’empêchement de l’homme numéro un dans lequel il s’est changé, pourra le rappeler à la forme naturelle de l’être privilégié. Ainsi, le privilégié pourra, quatre fois par an, et pour un temps illimité chaque fois occuper deux corps à la fois ». Dès lors la magie opère au moins (car on pourrait aussi évoquer l'introduction du film, où nous sont données à entendre les pensées des passagers d'une rame de métro) sur deux niveaux : quand le personnage se transforme, et quand le spectateur croit à cette transformation, voyant un être dans un autre.




C’est aussi ça le beau sujet de Bird People : changer de peau, de point de vue, être là où l’on ne devrait pas, se dédoubler, avoir don d’ubiquité, observer le monde depuis la place de l’autre ou s’observer soi-même depuis un nouveau lieu. C’est ce que fait Gary (Josh Charles), quand il regarde décoller l’avion qu’il devait prendre depuis la fenêtre de sa chambre. Il observe son lieu supposé, son moi virtuel, depuis un autre lieu réinventé, cette chambre d’hôtel dont l’existence, fonction de la présence de son occupant, vient de se renouveler comme par magie. Et si le personnage peut se dédoubler ainsi c’est parce qu’il vient de décider de devenir un autre, une autre version de lui-même dans un autre monde possible.




C’est ce que vit aussi Audrey (Anaïs Demoustier), qui, à l’inverse, car femme de chambre, n’a cessé de regarder ces avions dans lesquels il ne lui était pas offert de monter, comme autant d’opportunités refusées, et qui finira par prendre leur place, volant à son tour, libérée de ces lourdes et, il faut bien le dire, affreuses chaussures noires cirées à grosses semelles de femme de chambre sur lesquelles Pascale Ferran a judicieusement insisté auparavant. D’où l’intérêt, en d’autres instants moins sûr (et on peut se demander à quoi le film aurait ressemblé sans elle), de la voix-off de la jeune femme quand elle est dans un autre corps que le sien et s’exclame « Whouah » à la simple vue, en légère plongée, de l’entrée de l’hôtel. Ce n’est pas la vue qui est extra-ordinaire, c’est de pouvoir l’adopter. Le cœur de ce très beau film est peut-être finalement là : trouver un autre lieu, se mettre à la place de l’autre (expression courante et toujours ô combien abusive), embrasser un regard pour se sauver de sa propre condition, pour se penser autrement, se réinventer et se donner une autre chance d’exister. Et le génie du film ne s’arrête pas là, puisqu’il nous donne, à nous aussi, spectateurs, une chance de voir le monde - et les moineaux, qui en font partie et y sont légion - autrement, ou tout simplement de mieux le voir, avec dans le regard une part cruciale de rêve et de croyance.


Bird People de Pascale Ferran avec Anaïs Demoustier, Josh Charles, Roschdy Zem, Radha Mitchell et Camélia Jordana (2014)

16 commentaires:

  1. Merci de spoiler la fin du film sans prévenir avec votre troisième photo. Merci.

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    1. Merci de m'apprendre, à moi qui n'ai pas encore vu le film, que cette photo en illustre la fin, ce que le texte de Rémi ne me permettait de deviner. Merci.

      Ceci étant dit, ce n'est pas non plus votre « spoïlage » — spoilition ? spoilerie ? — qui m'empêcherait de voir le film : ce serait l'attitude d'un homme de peu de foi. Tandis que le texte de Rémi, au contraire, contribue à donner envie de le voir.

      Et si on imposait un moratoire sur les reproches prêts-à-l'emploi (et souvent stupides) : spoiling, point Godwin, vous-critiquez-mais-vous-seriez-incapable-de-réaliser-un-film, « ce n'est que votre avis, c'est subjectif », et autres gnagnagnaseries ?

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    2. Le mot est "spoliation", et ça permet à notre conversation d'approcher un peu plus du point Godwin, si tel est votre bon plaisir.

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    3. Hamsterjovial > Peut-être aussi que le spoileur qui prétend dénoncer un spoil est un simple et triste troll.

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    4. Anonyme > Le jeu de mots est bon. Cependant, quitte à passer pour cuistre (mais devant le risque de se perdre dans le second degré, si commode dans les échanges numériques, il ne faut pas hésiter à redevenir très littéral), je me permets de rappeler que si le verbe anglais "to spoil" et le verbe français "spolier" ont en effet une étymologie commune, leurs significations respectives divergent considérablement : gâchis d'un côté, vol de l'autre. Même si l'on estime que dévoiler un aspect du récit, c'est le "voler" aux spectateurs ou aux lecteurs potentiels de ce dernier, la substantivation du verbe anglais n'est pas le mot français "spoliation", mais bien "spoiler" (dans ma réponse à votre premier commentaire, il ne vous aura pas échappé que je jouais délibérément les naïfs — prêtant du coup à l'irruption du second degré, j'en conviens). On trouve aussi parfois le mot "spoiling". "Spoliation", pour sa part, a en anglais le même sens qu'en français : vol, extorsion, etc.

      De ce fait, il ne relève pas de mon bon plaisir, mais bien du vôtre, d'associer le point Godwin à ces termes — aussi bon le jeu de mots soit-il, encore une fois.

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    5. Tu me tires les mots de la bouche, Hamster.... Quelle idée de spoiler spoliation !
      Cependant je n'avais encore jamais trouvé "le risque de se perdre dans le second degré, si commode dans les échanges numériques". Tudieu, qu'en termes élégants, rhôn...
      Dans ma poche, or donc, et le garde au chaud !

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    6. Hamsterjovial (express)26 juillet, 2014 18:29

      @ Lisette : parfois, la meilleure des attaques, c'est non seulement le premier degré, mais aussi la politesse à outrance !

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    7. Yep.
      ' ve said it, dude...!

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  2. Très beau texte

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  3. Dans "Capricorn One", Hyams cherchait pareillement à réenchanter le monde et le cinéma, emportant son journaliste dans l'avion rouge de la fiction et de la mémoire des images, bien avant l'aviateur rêveur poursuivi par les fascistes chez Miyazaki. Vous parlez à raison de Stendhal, précurseur du septième art (notamment avec "La Chartreuse de Parme", d'une fluidité inouïe), et un autre écrivain se frotta au miroir des fantômes, pour en déployer la magie à la fois blanche et noire : Clive Barker, nanti de son propre bestiaire et de ses intimes métamorphoses... Plutôt que la normalité, qui n'existe pas, nous préférerons toujours l'altérité, la reconnaissance dans la différence, des êtres, du monde et du cinéma.

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    1. Je ne connais ni "Capricorn One" ni Clive Barker, mais je vous fais confiance.

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    2. Bonne découverte, alors :
      http://lemiroirdesfantomes.blogspot.fr/2014/07/capricorn-one-la-grande-illusion.html?view=classic

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  4. En fait, Demoustiet c'est une sorte de Manimal? Mais au lieu de se transformer en panthère noire ou en hibou, elle se transforme en moineau, c'est bien ça?

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  5. Putain de bon film. J'en suis sorti baba. Béat. Gaga. Puis j'ai trainé dans un parc à regarder les moineaux. J'y ai trouvé pas mal d'écho, une délicatesse infinie (la scène de Zem), un œil esthète (les moineaux au petit matin), quelques erreurs pardonnables (Bowie oui) et de merveilleuses tâches de rousseur filmées de près.

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