En 2006, après le scandale La Passion du Christ, Mel Gibson sombre comme à son habitude dans l'alcool et la drogue. Il part en vacances au Brésil avec une compilation de bossa nova récupérée dans les bureaux de la Warner. Il s'identifie soudain profondément au sentiment de saudade, ce sentiment typiquement lusophone qui consiste en un mélange décapant de mélancolie, de joie diffuse et de rage de vaincre. Deux rencontres l'aident à sortir de la dépression : Romario Bebeto, qu'on ne présente plus, l'avant-centre brésilien aux mille buts imaginaires et aux mille femmes bien réelles, seul joueur offensif de gauche de l'histoire du football, et Chico Buarque, le roi de la bossa, dont la reine est Gilberto Gil. Chico, roi de la chanson populaire au Brésil, devient son confident, son ami, son grand frère et son binôme dans les soirées chaudes de Rio de Janeiro. Mel Gibson prend conscience qu'être l'un des acteurs les mieux payés de sa génération, un pur sex symbol mondial, un réalisateur de génie et un antisémite avéré ne suffit plus à son bonheur : il entend trouver le salut dans l'amour, la famille, la lecture obsessionnelle de l'autobiographie de la star du ballon rond Romario (Comment j'ai soi-disant marqué 1000 buts, paru en France aux éditions PUF) et la fréquentation assidue de Chico Buarque.
Comme Mel, Chico Buarque nourrit une passion pour les femmes et pour l'Amérique du Sud, son propre continent, ainsi que pour son Histoire. Si bien que le couple sillonne le Brésil pour redécouvrir un pays que l'un des deux connaît déjà par cœur malgré sa superficie hallucinante. Sujet à des douleurs de dos, Mel accepte de consulter au fin fond de la jungle un mage vaudou, un nécromancien des forêts atrabilaire et pyromane. Le naturel incrédule de Mel, athée convaincu, sceptique de naissance et antisémite de conversion ne le prépare pas à l'intense thérapie qui en découle : il vit une renaissance sur les bords du fleuve Orénoque, un christian reborn quelques kilomètres au sud de Manaus, qu'il entend bien partager avec le monde entier. De retour à L.A., il pratique intensément le yoga ayurvédique et organise enfin sa vie autour de ses enfants, nés entre les années 60 et 90 et répartis dans tous les États d'Amérique du Nord et d'Australie. Le souvenir enfoui du divorce de ses propres parents ressurgit et l'affecte à tel point qu'il envisage de quitter le cinéma pour ne pas redevenir un père absentéiste et dans l'optique d'être enfin là pour ses enfants, y compris les plus âgés, déjà adultes, retraités et calés en EPHAD. Sa passion pour la culture brésilienne grandit avec l'écoute ininterrompue de bossa nova et au gré de son évolution psychédélique. Intarissable sur Chico Buarque, Gilberto Gil et Romario Bebeto, il retrouve les plaisirs de la culture populaire de Recife avec ses enfants très âgés.
Au point culminant du scandale autour de la sortie de son brûlot antisémite, Mel part en famille pendant plusieurs jours dans une ferme sans internet, près d'Ubatuba, une ville du Brésil située dans le désert du Sertao, entre Sao Polo et le cercle arctique. Débarqué en hélicoptère avec toute sa smala, il s'installe dans une chambre sans confort ni fenêtres, au sein d'une villa de dingue, et prévoit de rédiger d'un jet et sur ordinateur portable, avec le logiciel Apleton, le scénario de son futur film, celui qui le sortira du pétrin et le lavera de tout soupçon quant à son antisémitisme revendiqué et assumé jusqu'à la mort. Les sonorités métalliques de son clavier Windows Surface ne correspondent pas à son nouvel état d'esprit sud-américain. Il réclame une machine à écrire Olivetti 32, 36kBPS, à touches en bois de manguier, avec renforts de ressorts en acajou et caractères rigides forgés en caoutchouc du Brésil. Mais au bout de deux jours, les ongles en sang, les phalanges fracturées et du cal plein les paumes, devenu le faune du labyrinthe de Pan, Gibson retrouve finalement un attrait pour son ordinateur et, dans un crossover réaliste de Barton Fink et The Shining, il pond, fécond comme jamais, des scènes au rythme endiablé et festif inspirées du carnaval de Rio et des feria du club taurin Lou Seden de Villevieille dans le Gard.
Au fur et à mesure, Mel dépasse la peur de décevoir le monde du 7ème art et les fantômes du IIIème Reich pour célébrer l'amour, la famille et la terre. Au-delà du Brésil, ses influences mêlent les polyrythmies de Waterworld et le funk d'Earth, Wind and Fire dans un creuset évoquant Le Trésor de la Sierra Merdée featuring le contenu de la boîte à gants de Dr. Dre. Le visionnage en famille d'un court-métrage de la NASA consacré aux
prédictions mayas l'aide à fixer son scénario sur la disparition de
cette culture dont il trouve des traces tout autour de lui. Pourtant Gibson réalise enfin qu'il se trouve sur le bon continent mais pas du tout dans le bon pays. Les Mayas n'ont jamais foutu un pied au Brésil. Que nenni, c'est là qu'il tournera son nouveau film et qu'il mettra d'accord Mad Movies et Les Cahiers du cinéma sans froisser aucun historien du dimanche (il en a froissé des tas, mais de métier, et a également provoqué les foudres de tous les instituts d'archéologie et de collapsologie de la planète, ce qu'il considère comme méritoire, en tant que supporter officiel de Goebbels et de Trump).
Les films de pure aventure sont rares, l'étaient déjà en 2006 et le sont encore plus maintenant. Mel Gibson nous a gratifiés de ça, dans un film au rythme haletant, que l'on regarde la mâchoire dans le verre de nuit et les accoudoirs en lambeaux. Difficile de séparer l'homme de l'artiste ? En général, oui. Pas devant Apocalypto, où l'homme Gibson disparaît. Certes il s'efface, mais surtout on l'oublie, forcément, car nous voilà poussés à survivre dans la jungle antédiluvienne d'Amazonie, et on ne donnerait pas cher de nos vies dans ce merdier de chaque instant. Plus difficile en revanche de parler beaucoup plus longtemps du film lui-même car cela nous obligerait à taper notre texte en pleurant de joie et en décroisant nos jambes, encombrés par une érection massive, or en général, ça ne donne rien. Fantasme de cinéma : dans le même film, une éclipse solaire met fin à l'une des plus terribles séquences de sacrifice au monde amenée par un maniaque de la violence sadique ; une course poursuite démentielle entre un jeune indien, Patte de Jaguar (incarné par Rudy Youngblood, un acteur qu'on n'a plus revu au cinéma, car il continue de courir depuis 2006), et une panthère noire, que Mel, avant de l'adopter, s'était amusé à rebaptiser Pattes de Jobard et qu'il s'était lui-même chargé d'affamer en la nourrissant d'herbes sèches trempées dans de la sauce soja sans sucre pendant trois semaines avant de dire "action" ; une chasse à l'homme qui vous fume sur place ; l'arrivée fatidique des premiers conquistadores européens sur le sol du nouveau monde ; le tout tourné en langue inca ! Quelle folie de film. Un délire dégoulinant de sueur, de sang et de bons sentiments, avec des gentils très gentils et des méchants très méchants, le tout noyé par un déluge dans un puits, rythmé par une chasse au potamochère inoubliable, couronné par une visite guidée des favelas préhistoriques de la Mésoamérique, et tant d'autres impensés de l'histoire millénaire de la péninsule du Yucatán et de la civilisation aztèque post-classique. Une anomalie dans les annales de l'art. Vous avez peut-être déjà croisé sur youtube ou dans les rayons des pires librairies quelques anthologies de "ces grands films que vous ne verrez jamais", où le Dune de Jodorowski croise le Napoléon de Kubrick, où le Nostromo de David Lean le cède au Stalingrad de Sergio Leone. Eh bien vous ne trouverez jamais, dans ces listes, le Apocalypto de Mel Gibson, parce qu'il existe. Mais il faut savoir l'apprécier et le reconnaître à sa juste valeur d'apocalypse filmique.
Apocalypto de Mel Gibson avec Rudy Youngblood, Dalia Hernandez, Raoul Trujillo et Jonathan Brewer (2006)
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