Fan de Werner Herzog et friand de films de montagnes, je n'avais pourtant jamais entendu parler de Cerro Torre, le cri de la roche : je me doutais donc bien qu'il y avait anguille sous roche. Je savais aussi que le début des années 90 n'est pas considéré comme un temps fort de la si longue et riche carrière du plus aventureux des cinéastes allemands. C'est ma découverte récente du sublime Cerro Torre Cumbre de Fulvio Mariani qui m'a logiquement mené devant ce film plutôt méconnu dont le sommet mythique de Patagonie est aussi la vedette. Le scénario s'appuie sur une idée de l'alpiniste Reinhold Messner, avec lequel Werner Herzog avait travaillé lors du tournage de son très beau documentaire Gasherbrum, la montagne lumineuse. Il est simple comme bonjour : deux hommes aux personnalités opposées, un jeune champion du monde d'escalade (Martin) et un alpiniste chevronné (Roccia), se lancent le défi de venir à bout du Cerro Torre, présenté dans le film comme n'ayant encore jamais été gravi. Sous la houlette d'un éminent journaliste sportif désireux de couvrir l'événement, ils s'envolent donc pour la Patagonie, en compagnie d'un partenaire fidèle de l'escaladeur (à la présence des plus accessoires) et de la compagne et assistante de l'alpiniste (leur relation est pour le moins ambiguë...). Impatient d'en découdre avec la montagne, l'ambitieux Martin devancera son rival, trop soucieux de la météo, et prétendra avoir atteint le sommet en solo suite à la mort accidentelle de son acolyte, sans aucune preuve pour conforter ses dires. Mis en doute par les spécialistes dès son retour en Europe, Martin propose donc d'escalader de nouveau le Cerro Torre sous les objectifs des caméras de télévision. De son côté, Roccia, lâché par sa compagne/assistante, est resté vivre en ermite en Patagonie, dans l'attente du moment idoine pour se frotter enfin au redoutable pic glacé...
Il est bien naturel que Werner Herzog, passionné d'alpinisme, attiré par les territoires inexplorés et les défis cinématographiques, ait un beau jour atterri avec sa caméra au pied du terrible Cerro Torre. Mais force est de reconnaître qu'il semble avoir cette fois-ci fait face à un mur insurmontable dont il est loin d'avoir su tirer une œuvre mémorable. Il est même parfois difficile de croire que c'est bel et bien le réalisateur d'Aguirre, de Grizzly Man et de tant d'autres titres marquants qui a pu commettre cette petite chose-là, aux allures presque télévisuelles par moments. La page wikipédia consacré à ce Cri de la roche indique que Werner Herzog renie ce film, lui reprochant surtout la pauvreté de son scénario. Cela peut se comprendre... Mais là n'est malheureusement pas le seul problème. Les comédiens, de tous horizons, ont toutes les peines du monde à faire exister cette histoire fragile, en particulier les deux acteurs principaux, dont la rivalité existe davantage sur le papier qu'à l'écran.
Dans le rôle du jeune escaladeur prétentieux et sûr de lui, Stefan Glowacz est très faiblard. Ce bavarois au corps affûté est vraisemblablement bien meilleur grimpeur qu'acteur et le souci est qu'il joue tout le long et ne doit grimper qu'un gros quart d'heure (ce qui est déjà pas mal, me direz-vous, pour un film d'1h30). Face à lui, l'italien Vittorio Mezzogiorno est très peu crédible en alpiniste à la renommée internationale ayant déjà conquis les plus hauts sommets. Il fait encore plus pâle figure quand on se souvient des autres grands « héros » du cinéma d'Herzog... Journaliste dans l'attente de l'exploit sportif à révéler au monde entier, Donald Sutherland a l'air de ne pas savoir où se mettre du début à la fin, arborant tout le long un immense imper noir qui accomplit la prouesse de voler la vedette à sa fantastique moustache. Son omniprésent imper est la seconde attraction du film, derrière cette formidable aiguille de granit et de glace qu'est le Cerro Torre, il est d'ailleurs l'objet d'une boutade que lui adresse Mezzogiorno ("T'as pas autre chose à porter que ce foutu imper ?!"). Mathilda May, dans un rôle terriblement ingrat (l'assistante, c'est elle), est toujours fraîche comme la rosée du matin, la permanente impeccable, même au levé du lit (de camp). La belle brune, dont le cœur finit par balancer entre les deux grimpeurs, apparaît forcément à poil, et de manière assez gratuite, c'est à se demander si cela ne devait pas à l'époque figurer dans ses contrats... Enfin, notons les apparitions toujours grotesques d'un Brad Dourif plus lunaire que jamais, peu aidé, il est vrai, par les dialogues qu'il a à dire. Dourif incarne un drôle de type difficile à cerner que la montagne mythique a rendu à moitié cinglé et l'on peut affirmer sans problème qu'il est en fin de compte le plus herzogien de la troupe.
On sait qu'il y a des hauts et des bas dans la très longue carrière de notre ami Werner ; là, nous sommes dans une crevasse. Cerro Torre, c'est Herzog dans le creux de la vague. Un Herzog mineur, comme on dit. Un film très bizarre, très silencieux, au rythme déconcertant et à l'humour étrange. On se demande d'ailleurs parfois si cet humour est volontaire ou non, ce qui participe paradoxalement à son charme. On sent notre Herzog hésitant, pas totalement investi, ou par intermittence, qui ne sait pas trop quoi faire d'un scénario qui le branche peu et aurait plutôt appelé à verser dans le film d'action pur et dur. Dans les deux premiers tiers du film, les inspirations du cinéastes sont bien rares : elles surviennent seulement lorsqu'il se contente de filmer le paysage, lentement, en insistant sur les crêtes des montagnes, à demi cachées dans les nuages, et patiemment, comme pour mieux nous laisser nous rendre compte de leur immensité, de leur grandeur écrasante. Pour le reste, on pige immédiatement où veut en venir Herzog : il fustige le cynisme du sport spectacle, soutenu et dénaturé par la télé et les médias, pour mieux glorifier les vraies valeurs de l'alpinisme, portées par des hommes intègres, attentifs et respectueux de la nature, bien qu'obnubilés par une obsession dévorante qui les amènent à aller défier les limites du possible, dans une attitude quasi autodestructrice qui vient faire écho à la démarche connue de l'auteur de Fitzcarraldo. Cela aurait pu alimenter une œuvre solide, si celle-ci avait été conçue avec la flamme, avec le cœur, avec la rage ou que sais-je, ce dont on doute clairement ici... Le film manque cruellement d'allant et de tenue ; les réflexions introspectives prononcées en voix off par Donald Sutherland essaient de donner du liant à l'ensemble, en vain.
Conséquence peut-être du scénario maigrelet et de l'humour insolite d'Herzog, les deux seules femmes du film sont réduites à des rôles de faire-valoir, de pots de fleur ambulants. Ce Cri de la roche ne passerait pas les toutes premières questions du fameux test de Bechdel. Recalé illico ! Ainsi, l'apparition de la secrétaire personnelle du producteur américain, personnage grotesque qui finit par s'intéresser au défi des deux alpinistes, constitue un moment assez cocasse. Une jolie blonde descend mollement un escalier ajouré en colimaçon puis se déhanche jusqu'au bureau de son supérieur dans une courte robe noire moulante. L'actrice minaude et surjoue un air cruche, Werner Herzog filme ses pas chaloupés en laissant libre cours à sa libido. Il semble critiquer ironiquement le rôle attribué aux femmes dans ce milieu, en forçant encore davantage le trait, de manière un peu maladroite. Soit dit en passant, le producteur américain est lui aussi une caricature bien gratinée qui nous réserve quelques bons petits moments dans le dernier tiers du film, où l'on relève nettement la tête. Car malgré tout, un Herzog raté demeure un film digne d'intérêt. Et le grand cinéaste allemand réussit presque à sauver les meubles lors d'une dernière séquence formidable. D'ultimes minutes de toute beauté qui nous montrent l'ascension finale du sommet par les deux hommes, l'un tentant d'escalader le champignon de glace qui recouvre la cime tandis que l'autre se faufile par une autre voie légèrement en contrebas mais tout aussi dangereuse. Magnifiquement filmé à l'aide d'un hélicoptère éloigné survolant les lieux, ce passage vertigineux nous fait ressentir, sur un air d'opéra, toute la difficulté ressentie par les alpinistes, réduits à deux points noirs sur une immense aberration de la nature souveraine.
Cerro Torre, le cri de la roche de Werner Herzog avec Stefan Glowacz, Vittorio Mezzogiorno, Donald Sutherland, Mathilda May et Brad Dourif (1991)
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