27 novembre 2014

Osterman Week-end

Osterman Week-end, dernier film de Sam Peckinpah. Adapté d'un roman de Robert Ludlum en 1983, le film raconte l'histoire de John Tanner (Rutger Hauer), présentateur vedette d'un show télévisé d'investigation consistant à mettre en difficulté des personnalités politique en "face à face" (c'est le titre de son émission). Après une interview particulièrement sensationnelle, Tanner est convoqué par Maxwell Danforth (Burt Lancaster), un ponte de la CIA bien décidé à le convaincre de la culpabilité de ses trois meilleurs amis, des traitres à la solde du KGB. Avec l'aide de l'agent Lawrence Fassett (John Hurt), Danforth prouve images volées à l'appui au présentateur vedette John Tanner que ses anciens collègues de chambrée, Richard Tremayne (Dennis Hopper), Joseph Cardone (Chris Sarandon) et Bernard Osterman (Craig T. Nelson), ses amis de longue date, qu'il est justement censé recevoir bientôt chez lui comme chaque année pour un de ces "Osterman Week-end" (du nom de leur instigateur) où les trois camarades et leurs épouses se réunissent de façon rituelle, sont des agents soviétiques infiltrés. Tanner se laisse persuader qu'il doit laisser le bras droit de Danforth, l'agent Fassett, intégrer sa demeure et la truffer de caméras et de micros pour mieux piéger ses futurs ex-amis, en échange bien entendu d'une bonne interview de Danforth dans son émission.




Sauf qu'évidemment le futur manipulateur est lui-même manipulé, et le spectateur avec, même s'il ne tarde pas à se douter de l'entourloupe. D'autant que Peckinpah nous montre la voie dès l'arrivée du personnage principal, John Tanner, dans le parking étrange où les pointures de la CIA lui donnent rendez-vous : déjà piégé derrière les barreaux de la cage d'ascenseur qui dessinent leurs ombres sur son visage, Rutger Hauer monte les étages en apercevant à chaque niveau un agent qui le dévisage, jusqu'à atteindre la tanière de Fassett, obscur bureau truffé d'écrans sur lesquels ce dernier diffusera bientôt les images volées des amis du journaliste. Et quand Tanner s'apprête à quitter les lieux, pas encore gagné à la cause de Fassett, Maxwell Danforth apparaît en personne dans la noirceur de l'ascenseur pour prendre le relai du jeu de persuasion. Entre deux changements de pièce, Fassett, resté à son poste de commande, allume un écran pour observer son supérieur en train de travailler le journaliste, ne ratant rien de l'événement grâce à ses caméras cachées dans tous les recoins, et l'on pressent déjà aussi que ce simple agent aura plus d'influence que prévu.




Le film a pourtant commencé par nous présenter l'agent Fassett comme une victime, un agent trahi par son patron (qui a fait assassiner son épouse) et supposé l'ignorer. La première séquence annonce la couleur par une mise en abyme qui nous montre cette trahison mise sur le dos du KGB : Fassett, au lit avec sa femme, va prendre une douche quand des hommes entrent dans la chambre et tuent la fille en toute discrétion, lui injectant un poison mortel dans le visage. La scène est filmée en vidéo, avec une image de basse résolution, assez sale. Nous découvrons quand elle s'achève que Maxwell Danforth et un collègue à lui sont comme nous en train de regarder cette bande, montée à partir d'images volées, prises au moment des faits par des caméras planquées dans la chambre de l'agent Fassett par ses propres soins (car l'agent est un malade de l'image, du contrôle et de la surveillance). Sauf que la scène est filmée comme au cinéma, avec des changements de cadre, des zooms et un montage impeccable que de simples caméras de surveillance incrustées dans le mobilier ne pourraient sans doute pas permettre. Peckinpah brouille ainsi la frontière entre le film et le film dans le film, et il faut bien un changement brutal de régime d'image pour qu'on s'aperçoive du basculement, la médiocre qualité d'image de la vidéo de la scène du meurtre inaugural cédant la place à une photographie précise et à une image très définie, qui fait saillir jusqu'à la trame du tissu des vestes des conspirateurs de la CIA. Mais la manipulation ne s'arrête pas aux frontières d'un changement de régime d'image puisque Fassett, contrairement à ce que croient ses employeurs, sait parfaitement qu'ils sont coupables du meurtre de sa femme, et leur tend à son tour un piège redoutable.




Toutes les images mentent aussi bien nous dit Peckinpah, et surtout celles de la télévision. Le film s'en prend évidemment à toutes les hautes instances américaines, dans la lignée de The Parallax View ou des Hommes du Président, mais aussi et surtout aux médias, qui montent les individus les uns contre les autres, à l'image d'un Tanner poussé à confondre ses plus vieux amis sous la simple influence d'un montage vidéo. Le week-end Osterman, filmé sous toutes les coutures par Fassett et littéralement organisé, scénarisé, découpé, monté par lui, va bien entendu dégénérer quand les quatre couples seront poussés — manipulés par l'agent caché dans un fourgon et surveillant toutes les parties de la maison en même temps, tel un Big Brother dégénéré — à un affrontement de plus en plus rude dans un huis-clos terrible. Peckinpah fait directement référence au déferlement de violence au sein du foyer modèle de l'américain moyen des Chiens de paille quand le fils Tanner découvre la tête du chien dans le frigo, en lieu et place du chat pendu dans le placard de Dustin Hoffman et Susan George dans l'un des scènes les plus frappantes de son chef-d’œuvre de 71. Le déchaînement de folie est assez semblable ici sauf que la lutte intestine n'a plus lieu pour préserver un territoire conquis en terre étrangère, et menacé par l'Autre, mais pour la sauvegarde de cet ultime foyer, légitime, familier, amical et intime, face à une invasion du cercle depuis l'intérieur, par une force soi-disant bienveillante pénétrant directement les esprits pour les forcer à agir selon son bon vouloir. Et l'outil de l'invasion, c'est l'image, qui attaque sournoisement, en douceur, dans le dos, à l'image des assassins de la femme de Fassett. C'est le montage, architecture du mensonge : le différé qu'on fait passer pour du direct par exemple, puisque c'est ainsi que Tanner retournera leurs propres armes contre Danforth et Fassett à la fin du film. C'est la télévision enfin, agent direct de cette infaillible manipulation de masse.




Dans une Amérique des années 80 qui venait de tirer un trait sur le Nouvel Hollywood, de suicider ses plus grands auteurs, à commencer par Michael Cimino, de sacrer George Lucas et Steven Spielberg vainqueurs et maîtres d'Hollywood à la sauce blockbuster et de réduire le cinéma à ces grands spectacles soi-disant seuls capables de concurrencer la toute-puissante télé, Peckinpah visait directement son ennemi juré, même si se dégage de son film la désillusion consommée de ceux qui savent qu'il ont perdu la bataille depuis longtemps. Après quatre ou cinq ans d'inactivité et après une crise cardiaque qui l'avait considérablement affaibli, le cinéaste accepta de tourner ce film complexe et éprouvant qui lui échappa en grande partie (comme la plupart de ses précédents chefs-d’œuvre déjà), puisque les studios passèrent par là et décidèrent pour lui de ce à quoi l'objet fini devait ressembler. Néanmoins le film est d'une grande force aujourd'hui encore, à mi-chemin entre le Délivrance de John Boorman (après que sa femme, jouée par Meg Foster, liquide un ennemi au tir à l'arc, il y a ce plan génial lors de la bataille finale où Rutger Hauer jaillit de la piscine familiale en flammes, arbalète au poing, pour abattre un ses assaillants) et le Network de Sidney Lumet, brûlot admirable sur le cancer de la télévision et des mass medias. Osterman Week-end se termine, Peckinpah oblige, sur un massacre surdécoupé au ralenti, moins grandiose qu'autrefois mais d'une efficacité au beau fixe, et, un peu plus loin, comme Jean-Baptiste Thoret l'a écrit, sur une chaise vide dans le studio de télévision de Tanner signant l'adieu d'un grand maître, qui fut l'un des plus grands cinéastes américains.


Osterman Week-end de Sam Peckinpah avec Rutger Hauer, John Hurt, Meg Foster, Burt Lancaster, Dennis Hopper, Craig T. Nelson et Chris Sarandon (1983)

7 commentaires:

  1. Ca file putain d'envie !

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  2. Il a fallu que je lise ton texte pour me rappeler qu'il y a Dennis Hopper dans ce film. C'est drôle, je me rappelle de tous les autres acteurs, mais pas de Hopper...

    Le problème du film (que j'aime bien par ailleurs), c'est non pas son invraisemblance mais son manque de crédibilité. (J'aime étaler mon sens de la nuance.) Qu'un homme d'image soit piégé par un montage vidéo n'est pas une mauvaise idée (cf. ATTENTION ON VA S'POILER la fin de l'épisode de 'Columbo' à base d'images subliminales), encore faut-il qu'on y croie, et comme tu le dis Rémi on sent l'entourloupe bien, bien, bien avant ce pauvre Tanner. On me dira que ce n'est pas grave, mais si : un scénario qui spécule sur la bêtise de son personnage (sans le faire de façon ouverte et délibérée, j'entends), c'est embêtant...

    À côté, les autres scories du film (je me souviens vaguement de choses assez moches avec un camion et une moto) sont négligeables.

    Finalement, le plus marquant du film est peut-être son titre (fût-il dû à Robert Gollum), et plus précisément son titre français : 'Osterman Week-end', c'est encore mieux que 'THE Osterman Week-End' ! Et puis aussi cette étrange actrice aux yeux d'un bleu presque effrayant, Meg Foster, également présente dans le film préféré de notre cher John Nada...

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  3. Pas tellement gêné par ce que tu pointes. Les bons films centrés sur un personnage qui se laisse mener un rien facilement en bateau, alors que le spectateur a pigé l'entourloupe depuis le départ, sont légion, à mon avis. On peut trouver ça chez Lang je pense, par exemple, qui ne spécule pas plus que Peckinpah sur la "bêtise" de son personnage, tout au plus sur sa naïveté. Mais je comprends que cela puisse contrarier, j'ai moi-même beaucoup de mal avec les films (hors pures comédies disons, encore que, ça dépend lesquelles) qui font leur beurre sur des personnages principaux incapables de comprendre ce qui leur arrive, rendus aveugles et sourds à l'évidence pour les beaux yeux de scénaristes paresseux. Mais je trouve le reproche un peu fort ici.

    Concernant Meg Foster, elle confirme, aux côtés d'Adrienne Barbeau puis de Jamie Lee Curtis, le goût de Carpie pour les gonzesses aux épaules larges et aux mâchoires carrées (s'en différenciant par ses yeux effectivement flippants et sa poitrine moins démesurée, sauf erreur).

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  4. À vrai dire, c 'est le genre de problème qui ne m'a pas gâché le film lorsque je l'ai vu, mais qui m'a empêché d'y souscrire totalement. C'était si peu rédhibitoire que je ne me suis formulé consciemment le problème en question qu'après coup... et peut-être même en lisant ton texte !

    Je vois confusément ce que tu veux dire à propos de Fritz Lang, même si je ne parviens pas à citer un film en particulier de celui-ci pour illustrer ton propos. Mais ta mention de Lang me fait mettre le doigt sur une seconde faiblesse à mes yeux 'Osterman Week-End', qui fait que la première que j'ai pointée y est plus dommageable, je pense, que chez le cinéaste viennois : le manque de puissance de sa critique morale. Le titre français de 'Beyond a Reasonable Doubt' est 'L'Invraisemblable Vérité', et là aussi il s'avère assez bon : qu'importe que la vérité soit invraisemblable et qu'on le sache même à l'avance, si elle est en elle-même d'une force et d'une singularité irrécusable...

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  5. Je pensais à "La Rue rouge". Ce n'est peut-être pas un bon exemple, mais il en existe plein, ailleurs que chez Lang.

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  6. À propos de Sam Peckinpah, puisque tu lui as consacré un mini-dossier, Rémi : j'ai vu cette semaine un film fantastique italien plutôt curieux, 'The Visitor', parfois aussi intitulé 'Stridulum', réalisé en 1979 (dans le sillage de 'L'Exorciste', 'L'Hérétique', 'La Malédiction' et 'Furie' de De Palma) par un certain Giulio Paradisi (sous le pseudonyme de Michael G. Paradise !), avec une distribution assez renversante dans le style « fin de race post-ère des studios hollywoodien, abâtardie par le cinéma italien décadent des années 1970 » : John Huston (qui, dans le genre mercenaire, s'y entendait fort), Glenn Ford, Mel Ferrer, Shelley Winters, Lance Henriksen, Franco Nero (avec une perruque christique assez improbable) et, donc, Sam Peckinpah ! Deux cinéastes américains parmi les acteurs du film, sans jamais qu'on ait le sentiment qu'il s'agit là d'un véritable clin d'œil de cinéphile fétichiste. Les deux cinéastes en question ont sans doute accepté de cachetonner pour une somme coquette. Pendant ses deux premiers tiers, le film est étonnamment bon (pas besoin d'être un de ces désormais innombrables amateurs de « nanars » pour l'apprécier), malheureusement il a tendance à s'effondrer sur sa fin...

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