14 avril 2012

Judex

Moins connu que Les Yeux sans visage, cette œuvre de 1963 est un autre grand jalon de la filmographie de Georges Franju. Repris et adapté des aventures d'un héros éponyme de feuilleton créé par Louis Feuillade, dans la lignée de Fantômas ou de Rocambolle, le film commence quand un banquier crapuleux du nom de Favraux reçoit des lettres de menaces d'un dénommé "Judex" (mot latin signifiant "juge" ou "justice"), qui lui promet un châtiment terrible pour le soir de l'annonce des fiançailles de sa fille, à minuit précise, s'il ne répare pas ses fautes. Favraux se moque de ce justicier anonyme mais engage tout de même un détective privé nommé Cocantin, chargé de le débusquer avant l'heure du crime. Le lendemain, jour où Favraux s'apprête à marier de force son unique fille Jacqueline (l'élégante Edith Scob des Yeux sans visage), il reçoit la visite intempestive d'un voisin qui prétend s'être laissé accuser à sa place devant la justice dans un échange de bons procédés et qui vient désormais reprocher au banquier de ne pas s'être acquitté de sa dette et de n'avoir jamais veillé sur sa pauvre famille comme il l'avait promis. Favraux le fait expulser puis s'éclipse ensuite et prend sa voiture pour aller tuer ce gêneur en rase campagne, mais il reçoit une nouvelle lettre de Judex prenant acte de cette assassinat et renforçant la menace déjà prononcée. Le soir du grand bal venu, tandis que le banquier profère son discours, Judex met ses menaces à exécution.




Et après avoir admirablement dressé le portrait de tous ses personnages et instauré une ambiance mystérieuse fascinante, Franju réalise alors la plus belle scène du film, celle du bal masqué des fiançailles, où tous les convives portent un couvre-chef à l'effigie d'oiseau. La séquence s'ouvre sur un panoramique aussi simple qu'impressionnant allant des pieds de celui que nous devinons être Judex jusqu'à sa tête coiffée d'un masque d'aigle. L'homme récolte dans sa main un oiseau blanc qui semble mort, entre dans le château en portant bras tendu la petite créature inerte, progresse parmi les convives qui dansent, puis s'arrête et se tourne vers l'assemblée, ressuscitant enfin et aux yeux de tous l'animal qui s'envole au milieu des oiseaux humains en costumes de bal. Interprété par Channing Pollock, un fameux illusionniste de l'époque, Judex fait encore apparaître plusieurs colombes sorties du nœud de ses rubans, qu'il jette aux invités dans une scénographie hypnotique dont l'effet de fascination est favorisé par l'ambiance de ce bal cérémonieux et silencieux qui fait immanquablement penser au film d'Alain Resnais L'Année dernière à Marienbad. La magie se poursuit quand Favraux retire son masque pour annoncer les noces de sa fille, interrompu par la sonnerie de l'horloge sonnant les douze coups de minuit, terrorisé, puis reprenant son discours quand Judex lui porte une coupe de champagne qu'il n'a pas le temps de boire avant de s'écrouler, mort comme par magie.




L'atmosphère incroyable qui règne durant toute cette première moitié du film, portée par un noir et blanc majestueusement expressionniste et par une musique inquiétante, perdure ensuite et permet de relever une deuxième partie moins extraordinaire, où le scénario s'entortille quelque peu dans une suite de péripéties répétitives, typiques du feuilleton d'aventure naviguant entre fantasque et fantastique, où l'invention gratuite (les technologies de surveillance et de détention utilisées par Judex) le mêle aux rebondissements cocasses (les quatre ou cinq enlèvements successifs de la fille Favraux par Diana Monti/Marie, soi-disant préceptrice de l'enfant de Jacqueline et en réalité manipulatrice intéressée). Sur la fin le film se laisse même aller à quelques raccourcis si invraisemblables qu'ils en deviennent amusants, comme lorsque Cocantin tombe par hasard sur la caravane de cirque d'une acrobate qu'il a jadis courtisée et qui accepte d'escalader la paroi d'un immeuble vétuste pour venir en aide à Judex, alors en mauvaise posture… Mais cette partie du film, nettement plus faible et parfois plus grotesque, est ponctuée de vraies belles idées de réalisation, comme le cri que pousse Jacqueline quand Diana Monti lui plante une seringue dans l'épaule, cri suraigüe qui s'amalgame au sifflet strident d'un train pour un effet violent et marquant sur le spectateur.




Le film a aussi le bonheur d'être servi par d'excellents acteurs et de compenser la faiblesse de caractère de certains personnage (Jacqueline, presque toujours évanouie ou bien ne comprenant rien à ce qui lui arrive) ou l'absence totale et volontaire de psychologie des autres (Judex, qui est et restera une énigme, sinon complète, car son identité sera révélée, du moins partielle, ses agissements n'étant jamais clairement expliqués), par un recours à des protagonistes secondaires drôles et attachants, j'ai nommé Cocantin et le bambin qui l'aide dans son enquête, pour ne pas dire qu'il la résout à lui tout seul. Cocantin est d'ailleurs interprété par Jacques Jouanneau, aperçu en patron de bistrot dans Domicile conjugal, et qui joue ici un détective privé absolument nul, qui ne semble faire son métier que par goût pour les romans d'aventure, préfigurant pour ainsi dire le Doinel mauvais détective de Baisers volés. Flanqué de son acolyte haut comme trois pommes, Cocantin a le charme de Chaplin dans le Kid et nous séduit immédiatement.




Franju a également la belle idée de terminer son film par un hommage franc et massif au cinéma muet et au papa de Judex, Louis Feuillade, dont le petit-fils a contribué à l'écriture du film. C'est ainsi qu'on assiste à un combat final sur les toits d'un immeuble opposant Diana Monti à l'amie acrobate de Cocantin, deux superbes jeunes femmes plantureuses vêtues de collants noirs pour l'une, blancs pour l'autre, qui font appel à Musidora incarnant le rôle d'Irma Vep dans Les Vampires, le chef-d’œuvre de Feuillade. Le combat silencieux des deux félines est magnifique et clôt le film sur une dernière note fantastique d'une poésie visuelle improbable mais réelle. Judex est plus inégal que le grandiose Les Yeux sans visage mais il est néanmoins envoûtant dans sa première partie, sublime dans une séquence de bal inoubliable, et très plaisant dans ses suite et fin plus conventionnelles bien que marquées par l'empreinte de Franju, empreinte dont le film est marqué de bout en bout, qu'il s'agisse d'y retrouver les chiens, les oiseaux, les masques, les enlèvements et autres motifs chers au cinéaste ou tout simplement son style unique et ses ambiances fantastiques, pour ne pas dire magiques.


Judex de Georges Franju avec Channing Pollock, Edith Scob, Francine Bergé et Jacques Jouanneau (1963)

14 commentaires:

  1. Tu m'as donné envie de le revoir, tiens!

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  2. Wow, merci les gars pour cette découverte!

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    1. Bon pour continuer sur mon poste précédent, 'ai regardé les deux dans la soirée!
      Alors oui tu as tout dis je pense. Judex est beaucoup moins "crédible" que Les Yeux peut être moins important mais c'est un superbe film pulp, pré-super héros (thème que j’affectionne particulièrement). La scène du bal et le combat final sont effectivement les meilleures scènes et l'acrobate qui arrive de nul part (absolument délicieuse!) et les potes de Judex (qui sont encore plus mystérieux que leur chef) sont extraordinaires. J'avoue m'être perdu dans les enlèvements d'abord de la fille puis de Favraux père.
      Donc oui comme tu dis plus bas, inférieur aux Yeux mais deux scènes vraiment envoutantes dont beaucoup de types devraient s'inspirer.

      Sinon j'ai vu qu'il y a un coffret avec Nuits Rouges...
      J'imagine que ce film ne doit pas être terrible mais l'as tu vu? Qu'en as tu pensé?

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    2. Je vois qu'on a vu et aimé ce film de la même façon !

      J'ai justement ce double-dvd dans ma collec' :) Et j'ai vu "Nuits rouges" depuis que j'ai publié cet article. Je ne l'ai pas beaucoup aimé. J'ai été d'autant plus déçu après Judex. En fait il se limite un peu à ce qu'il y a de plus faible dans Judex, les gadgets et les revirements de scénario quasi grotesques. Et les scènes qui devraient prendre le dessus d'un point de vue purement figural (comme les séquences du bal ou du combat sur le toit dans Judex) et élever le film n'y parviennent jamais, tombant elles aussi dans le semi-ridicule et plombant encore plus le film. J'avoue que j'ai fini par décrocher devant "Nuits Rouges" et il faudrait que je lui redonne quand même une chance, j'ai pu rater des choses, mais globalement je suis quand même à peu près convaincu qu'il n'est pas d'un intérêt majeur.

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    3. l'éternel problème des coffrets !

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    4. C'est souvent vrai oui. Ceci dit ça reste intéressant à voir :)

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  3. Chloé lectrice anonyme15 avril, 2012 10:52

    je sais pas trop où le dire donc je le poste ici, mais c'est bien cool les petits édito!

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  4. Je viens de voir ce film suite à la lecture de votre article. Je vous rejoins totalement concernant la première partie, excellente, et la somptueuse scène de bal (dont l'atmosphère m'a évoqué un peu celle de la soirée masquée dans Eyes wide shut). La deuxième partie m'a plutôt ennuyée, les péripéties manquant de rythme et d'intérêt dramatique, hormis la belle scène de lutte sur le toit. Par ailleurs, j'ai trouvé plutôt faible le jeu des acteurs, hormis celui des interprètes de Cocantin et du gamin. Le jeu d'Edith Scob m'a semblé aussi insipide que son personnage, celui de Channing Pollock n'est pas fameux non plus.

    En tout cas, grâce à vous, j'ai maintenant envie de mieux connaître l'oeuvre de Franju, dont je n'avais vu que les Yeux sans visage. Merci!

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    1. Très heureux de t'avoir donné envie de découvrir ce film et d'en voir d'autres de Franju (le prochain sur ma liste c'est "Nuits rouges", qui a l'air très intriguant). Je comprends que la deuxième partie puisse lasser, elle est très en-dessous de la première, du moins jusqu'à la séquence muette de la fin. Personnellement ce changement de ton m'a quand même séduit, de même d'ailleurs que les acteurs :)

      Et merci pour ton commentaire !

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  5. Oui, ça donne envie de le revoir, tout ça. Même si, dans mon vague souvenir, mon impression avait été mitigée, sûrement à cause de ce déséquilibre entre les deux parties qui est pointé par ton texte, Rémi.
    Franju a fait peu de longs métrages, finalement. Et en plus, ils ne sont pas visibles facilement. Mais je pense que Les yeux sans visage sont très au-dessus des autres. Je recommande quand même La tête contre les murs, son très bon 1er long.

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    1. "Les Yeux sans visage" est en tout cas bien au-dessus de celui-ci, on est d'accord, même si finalement les très belles choses de Judex (et surtout la scène de bal) m'ont au moins autant marqué que celles des "Yeux ...".

      J'essaierai de me procurer "La tête contre les murs" !

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  6. J'ai très très envie de le voir. Pour les deux moitiés d'ailleurs !

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