16 avril 2020

Les Naufragés de l'île de la tortue

Film déconfiné s'il en est, Les Naufragés de l'île de la tortue, de Jacques Rozier, s'offre comme un grand souffle d'air frais (comme d'autres films du cinéaste, même quand la bouffée est contrebalancée par la guerre d'Algérie, dans Adieu Philippine en 62, ou par la mélancolie d'un homme non-aimé dans le magnifique Du Côté d'Orouët en 73). Le personnage principal, répondant au doux nom de Jean-Arthur Bonaventure (Pierre Richard), commence par vivre quelques turpitudes amoureuses à Paris : pour rendre sa compagne jalouse, il couche avec une inconnue qui, au bout d'une seule nuit d'amour, se comporte comme une amante de toujours et lui fait une crise de jalousie... Après quoi notre homme, employé d'une agence de voyage, décide, avec son ami et collègue Joël « Gros-Nono » Dupoirier (Maurice Risch), de monter une opération supposée les faire bien voir de leurs employeurs : le projet « Robinson, démerde toi – 3000 F, rien compris », qui consiste à envoyer des touristes sur une île déserte dépourvue du moindre confort pour vivre le rêve d'une robinsonnade. La direction est enthousiaste et envoie Bonaventure et Gros-Nono, remplacé au dernier moment par son petit-frère Petit-Nono (Jacques Villeret), en repérages sur des îles inconnues (en Martinique). Sauf que les deux compères ne sont pas préparés et ont à peine exploré la moitié d'une île que les premiers touristes débarquent à l'aéroport local, délestés de 3000 balles et avides de démarrer l'aventure, à condition toutefois qu'on ne les prive pas non plus de tout leur confort...




Cet ancêtre des comédies burlesques d'Antonin Peretjatko (La Loi de la jungle, en particulier, doit beaucoup au film de Rozier), quant à lui beaucoup moins porté sur la vitesse et le gag visuel que sur la drôlerie des situations et des dialogues, portés par des personnages qui existent d'autant plus que du temps leur est accordé, qu'ils soient décalés (Bonaventure, doux rêveur, pas cynique pour un sou contrairement à ce que son piège à touristes pourrait laisser croire, s'illustre par son grand discours, devant une cascade, après des heures de marche dans la jungle pour trouver un premier couchage), nerveux (certains candidats à la robinsonnade, dont un très jeune Patrick Chesnais) ou très attachants (Petit-Nono, qui se retrouve esseulé sur l'île finalement convoitée avec l'une des touristes, Julie, dont on entend le journal de bord en off, interprétée par Caroline Cartier, actrice touchante qui incarnait déjà l'une des trois vacancières de Du Côté d'Orouët). Le film prend même largement son temps, durant 2h18, et l'impression de grande respiration pour nous tient aussi à cela, aux durées créées par Jacques Rozier, dont Jacques Villeret évoquait le dégoût du "travail", le refus de la discipline, la passion pour la paresse et le côté farfelu, qui poussa les membres de l'équipe de tournage à mettre les voiles les uns après les autres, le plateau finissant par se limiter à Rozier, Richard, Villeret et Caroline Cartier. On ressent ce rythme de croisière non-organisée devant le film, ce goût pour la dérive, à l'image de Jean-Arthur Bonaventure sautant à l'eau malgré les courants, emporté au loin pour ne réapparaître que plus tard, cette liberté improvisée qui n'a rien d'un je-m'en-foutisme mais tout d'une forme de légèreté finalement très rare, et très précieuse.


Les Naufragés de l'île de la tortue de Jacques Rozier avec Pierre Richard, Jacques Villeret, Caroline Cartier, Maurice Risch et Patrick Chesnais (1974)

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