Et après avoir admirablement dressé le portrait de tous ses personnages et instauré une ambiance mystérieuse fascinante, Franju réalise alors la plus belle scène du film, celle du bal masqué des fiançailles, où tous les convives portent un couvre-chef à l'effigie d'oiseau. La séquence s'ouvre sur un panoramique aussi simple qu'impressionnant allant des pieds de celui que nous devinons être Judex jusqu'à sa tête coiffée d'un masque d'aigle. L'homme récolte dans sa main un oiseau blanc qui semble mort, entre dans le château en portant bras tendu la petite créature inerte, progresse parmi les convives qui dansent, puis s'arrête et se tourne vers l'assemblée, ressuscitant enfin et aux yeux de tous l'animal qui s'envole au milieu des oiseaux humains en costumes de bal. Interprété par Channing Pollock, un fameux illusionniste de l'époque, Judex fait encore apparaître plusieurs colombes sorties du nœud de ses rubans, qu'il jette aux invités dans une scénographie hypnotique dont l'effet de fascination est favorisé par l'ambiance de ce bal cérémonieux et silencieux qui fait immanquablement penser au film d'Alain Resnais L'Année dernière à Marienbad. La magie se poursuit quand Favraux retire son masque pour annoncer les noces de sa fille, interrompu par la sonnerie de l'horloge sonnant les douze coups de minuit, terrorisé, puis reprenant son discours quand Judex lui porte une coupe de champagne qu'il n'a pas le temps de boire avant de s'écrouler, mort comme par magie.
L'atmosphère incroyable qui règne durant toute cette première moitié du film, portée par un noir et blanc majestueusement expressionniste et par une musique inquiétante, perdure ensuite et permet de relever une deuxième partie moins extraordinaire, où le scénario s'entortille quelque peu dans une suite de péripéties répétitives, typiques du feuilleton d'aventure naviguant entre fantasque et fantastique, où l'invention gratuite (les technologies de surveillance et de détention utilisées par Judex) le mêle aux rebondissements cocasses (les quatre ou cinq enlèvements successifs de la fille Favraux par Diana Monti/Marie, soi-disant préceptrice de l'enfant de Jacqueline et en réalité manipulatrice intéressée). Sur la fin le film se laisse même aller à quelques raccourcis si invraisemblables qu'ils en deviennent amusants, comme lorsque Cocantin tombe par hasard sur la caravane de cirque d'une acrobate qu'il a jadis courtisée et qui accepte d'escalader la paroi d'un immeuble vétuste pour venir en aide à Judex, alors en mauvaise posture… Mais cette partie du film, nettement plus faible et parfois plus grotesque, est ponctuée de vraies belles idées de réalisation, comme le cri que pousse Jacqueline quand Diana Monti lui plante une seringue dans l'épaule, cri suraigüe qui s'amalgame au sifflet strident d'un train pour un effet violent et marquant sur le spectateur.
Le film a aussi le bonheur d'être servi par d'excellents acteurs et de compenser la faiblesse de caractère de certains personnage (Jacqueline, presque toujours évanouie ou bien ne comprenant rien à ce qui lui arrive) ou l'absence totale et volontaire de psychologie des autres (Judex, qui est et restera une énigme, sinon complète, car son identité sera révélée, du moins partielle, ses agissements n'étant jamais clairement expliqués), par un recours à des protagonistes secondaires drôles et attachants, j'ai nommé Cocantin et le bambin qui l'aide dans son enquête, pour ne pas dire qu'il la résout à lui tout seul. Cocantin est d'ailleurs interprété par Jacques Jouanneau, aperçu en patron de bistrot dans Domicile conjugal, et qui joue ici un détective privé absolument nul, qui ne semble faire son métier que par goût pour les romans d'aventure, préfigurant pour ainsi dire le Doinel mauvais détective de Baisers volés. Flanqué de son acolyte haut comme trois pommes, Cocantin a le charme de Chaplin dans le Kid et nous séduit immédiatement.
Franju a également la belle idée de terminer son film par un hommage franc et massif au cinéma muet et au papa de Judex, Louis Feuillade, dont le petit-fils a contribué à l'écriture du film. C'est ainsi qu'on assiste à un combat final sur les toits d'un immeuble opposant Diana Monti à l'amie acrobate de Cocantin, deux superbes jeunes femmes plantureuses vêtues de collants noirs pour l'une, blancs pour l'autre, qui font appel à Musidora incarnant le rôle d'Irma Vep dans Les Vampires, le chef-d’œuvre de Feuillade. Le combat silencieux des deux félines est magnifique et clôt le film sur une dernière note fantastique d'une poésie visuelle improbable mais réelle. Judex est plus inégal que le grandiose Les Yeux sans visage mais il est néanmoins envoûtant dans sa première partie, sublime dans une séquence de bal inoubliable, et très plaisant dans ses suite et fin plus conventionnelles bien que marquées par l'empreinte de Franju, empreinte dont le film est marqué de bout en bout, qu'il s'agisse d'y retrouver les chiens, les oiseaux, les masques, les enlèvements et autres motifs chers au cinéaste ou tout simplement son style unique et ses ambiances fantastiques, pour ne pas dire magiques.
Judex de Georges Franju avec Channing Pollock, Edith Scob, Francine Bergé et Jacques Jouanneau (1963)
Franju a également la belle idée de terminer son film par un hommage franc et massif au cinéma muet et au papa de Judex, Louis Feuillade, dont le petit-fils a contribué à l'écriture du film. C'est ainsi qu'on assiste à un combat final sur les toits d'un immeuble opposant Diana Monti à l'amie acrobate de Cocantin, deux superbes jeunes femmes plantureuses vêtues de collants noirs pour l'une, blancs pour l'autre, qui font appel à Musidora incarnant le rôle d'Irma Vep dans Les Vampires, le chef-d’œuvre de Feuillade. Le combat silencieux des deux félines est magnifique et clôt le film sur une dernière note fantastique d'une poésie visuelle improbable mais réelle. Judex est plus inégal que le grandiose Les Yeux sans visage mais il est néanmoins envoûtant dans sa première partie, sublime dans une séquence de bal inoubliable, et très plaisant dans ses suite et fin plus conventionnelles bien que marquées par l'empreinte de Franju, empreinte dont le film est marqué de bout en bout, qu'il s'agisse d'y retrouver les chiens, les oiseaux, les masques, les enlèvements et autres motifs chers au cinéaste ou tout simplement son style unique et ses ambiances fantastiques, pour ne pas dire magiques.
Judex de Georges Franju avec Channing Pollock, Edith Scob, Francine Bergé et Jacques Jouanneau (1963)