Nous accueillons aujourd'hui notre valeureux pigiste Paul-Émile Geoffroy, que nous avons envoyé à la projection presse du nouveau Spielberg, pour couvrir la sortie de ce film très attendu et bien placé dans la course aux Oscars. Son verdict :
Pourquoi un film historique ? C'est vrai après tout, pourquoi ? Pas pour le public, le grand : peu lui importe semble-t-il et il sortira probablement de la séance (en tout cas c'est ce que j'ai pu entendre) en regrettant l'époque où Abe chassait des vampires. Rappelons-nous un instant qu'à l'origine un film était l’œuvre d'un artiste, d'un créateur, d'une subjectivité, d'un individu (et de ses assistants) et posons-nous la question de la motivation de Spielberg. Coutumier du fait, ses précédentes tentatives (les Amistad!, Il faut sauver le soldat Ryan et autres La Liste de Schindler - j'évite sciemment l'Empire du Soleil) tendaient à le placer dans la catégorie de ceux qui au jeu de celui qui se touchera la nouille avec le plus d'effet préfèrent l'artisanat de l'éveil des consciences. Lincoln ne déroge pas à la règle et est un beau montage correctement représenté de l'avènement du 13ème Amendement à la Constitution des États-Unis d'Amérique : l'abolition de l'esclavage, en 1865, à quelques mois de la défaite de la Confédération des États du Sud, après quatre ans de Guerre de Sécession.
Pourquoi un film historique ? C'est vrai après tout, pourquoi ? Pas pour le public, le grand : peu lui importe semble-t-il et il sortira probablement de la séance (en tout cas c'est ce que j'ai pu entendre) en regrettant l'époque où Abe chassait des vampires. Rappelons-nous un instant qu'à l'origine un film était l’œuvre d'un artiste, d'un créateur, d'une subjectivité, d'un individu (et de ses assistants) et posons-nous la question de la motivation de Spielberg. Coutumier du fait, ses précédentes tentatives (les Amistad!, Il faut sauver le soldat Ryan et autres La Liste de Schindler - j'évite sciemment l'Empire du Soleil) tendaient à le placer dans la catégorie de ceux qui au jeu de celui qui se touchera la nouille avec le plus d'effet préfèrent l'artisanat de l'éveil des consciences. Lincoln ne déroge pas à la règle et est un beau montage correctement représenté de l'avènement du 13ème Amendement à la Constitution des États-Unis d'Amérique : l'abolition de l'esclavage, en 1865, à quelques mois de la défaite de la Confédération des États du Sud, après quatre ans de Guerre de Sécession.
Le film ne doit donc pas seulement être jugé sur ses qualités
cinématographiques mais sur l'art de son auteur à user du cinématographe
pour animer la conscience égalitaire de ses spectateurs. Or des
premières dépend implicitement le second et il faut bien tirer un
constat à la sortie de Lincoln : Steven Spielberg n'est pas plus un
grand cinéaste que John Williams n'est un grand compositeur (certains
sans doute aimeraient voir s'arrêter là la sentence) dès lors que leur
intention n'est pas de se faire violence. Leurs travaux depuis dix ans
ont ceci d'harmonieux (à l'exception notable du Tintin d'il y a deux ans -
lequel était d'une certaine façon une tentative tardive de se faire
violence et d'entrer dans un futur possible) qu'ils embrassent le passé
avec tant de franchise et d'amour que chacun sait sans peine où mettre
les pieds : qui se souvient des thèmes écrits par Williams pour Cheval de Guerre ou Munich ? qui chérit tel plan d'Indiana Jones 4 ? qui s'est
vu surpris par Le Terminal ? De Duel jusqu'à Schindler (et même Ryan),
Spielberg écrivait une histoire du cinéma, époustouflait des enfants et
impressionnait des adultes, jonglant entre un sérieux biblique et un
insatiable besoin de parler à l'enfant qu'il était encore (et que l'on
sent reparaitre devant Tintin). Lincoln est le film d'un vieil homme
dépassé, mis en musique par un vieil homme dépassé, et au vu de ses
objectifs humanistes, c'est regrettable.
C'est d'abord en s'abîmant dans les stéréotypes de son propre cinéma
que Spielberg perd de la force. Le cliché de l'enfant si cher à ses
habitudes est ici servi en triple exemplaire : Robert Lincoln (Joseph
Gordon-Levitt) incarne sans intérêt aucun le jeune adulte désireux de se
soustraire à l'ombre du modèle paternel, William Lincoln en enfant
perdu dont le deuil ne peut être parce que la politique ne le permet
pas, Tad Lincoln en prodigue petit malin posant les questions pour le
spectateur, observateur silencieux. Trois caractères aussi futiles
qu'alourdissants pour un film dont la durée (2h30) est un handicap
certain à ses vues et qui devrait se contenter, comme sa chronologie le
lui permet, de se concentrer sur l'émancipation des esclaves plutôt que
sur une hypothétique biographie d'un Lincoln, que le seul mois concerné
par le film ne suffit pas le moins du monde à éclairer. On aura aussi droit au regard caressant sur les opprimés, comme nous y a
habitué Amistad!, et ce au détriment de vérité historique puisque la
haine quasi absolue (dans quelque État que ce soit) des noirs se voit
largement tamisée pour la bonne cause. On en vient même à croire que les
bataillons "colorés" étaient légion en cette année 65 tant on voit de
soldats de couleur, auxquels sont confiées d'importantes missions
(accueillir les confédérés venus traiter de paix...), une manière aussi
peu élégante de faire entendre son propos que les tractations et les
arrangements de Lincoln et de son cabinet en vue de faire voter
l'Amendement. Sauf que ça ne prend pas. Dès le début du film, ces deux
soldats noirs s'adressant à un Lincoln spectateur du théâtre de guerre,
le Caporal tournant le dos au président, récitant la fin du discours que
ce dernier a prononcé quelques temps auparavant, complicité
hollywoodienne factice, c'en est trop. Tout cela ne sert pas un film
ayant valeur de testament autant (sinon moins) que de lettre de rappel.
Pas plus que ces plans ratés jusqu'au ridicule qui accompagnent quelques
transitions en fondu et notamment celui, posthume, d'un Lincoln-bougie
tenant discours face à la foule. Ces sentimentalismes niais ont fait
leur temps et je crois que tout le monde en a assez : les ficelles se
voient bien trop pour que l'on se laisse pénétrer d'un message ni subtil
ni subtilement amené. Certes l'humour peut encore aider, et la salle
entière se laisse prendre à la légèreté des trois Stooges auxquels
échoit la lourde tâche de convaincre suffisamment de membres de la
Chambre pour que l'Amendement passe (une mention particulière à James
Spader, à qui l'âge va bien au teint et que l'on espère déjà revoir en
gras amuseur) et au tempérament "héroïque" de Thaddeus Stevens (le
personnage le plus complet et le plus intéressant du lot, joué par Tommy
"Lee de mort" Jones, en roues libres), mais là encore la subtilité est
hors de propos.
C'est sans talent, bien que sans réel accroc, que Spielberg mène
lentement sa barque d'un bout à l'autre du mois de Janvier 1865, sans
passer par de grandes échauffourées spectaculaires (hormis une écharpade
inauguratrice, la seule grande bataille de ce mois-là, celle de Fort
Fisher, nous est entièrement diffusée depuis le centre des
communications de la Maison Blanche) ni non plus nous dépeindre vraiment
la souffrance du peuple opprimé (Amistad! suffisant). C'est un film
politique, dont le coeur a trait aux manigances et aux stratégies
politiciennes d'un petit nombre d'individus : il s'agit donc de
parlotte. C'est dans l'air du temps, de faire passer le cinéma dans le
langage : Cronenberg, Sokurov, Resnais en 2012 s'y sont essayé et n'ont
pas démérité. Spielberg se brise les reins sur son personnage : Lincoln
est un ex-avocat friand d'anecdotes, par lesquelles il explique ses
décisions. Ce qui est une jolie façon de simplifier la tâche d'un auteur
(2h30 de parlotte, même Cronenberg ne s'y est pas risqué) simplifie
aussi l'art du langage qui est à l’œuvre et même l'art de la
personnification du toujours-très-bon Daniel Day-Lewis mais que l'on a
l'impression de voir cabotiner tant son vieux Abraham ressemble à une
caricature.
Certes le message passe. Tout de même... Pourquoi faire ce film ?
Faire plein feux sur l'émancipation - non, ça n'est pas ça. "Émancipation"
impliquerait que le film montre des hommes et des femmes de couleur
brisant leurs chaines. Disons plutôt : Faire plein feux sur une manœuvre politique (tordue, irrégulière), sur des compromis politiques,
dans un but d'avancée sociale... Aujourd'hui... Serait-ce vraiment
anodin ? Spielberg est-il un homme si naïf qu'il filme "oui" en pensant
"peut-être" ? Je n'y crois pas. Amistad! existait, pourquoi revenir sur
l'esclavagisme ? Pourquoi le faire d'un point de vue politicien ? Pour
un portrait de Lincoln, ce président on l'aura compris admirable (il a
aussi été l'instaurateur de l'impôt sur le revenu outre-Atlantique),
pour le seul intérêt du biopic, parce que le personnage le passionnait ?
Allons... Steven Spielberg n'est pas le cinéaste politique par
excellence mais on sait qu'il a une conscience plutôt humaniste. Je ne
puis m'empêcher de me poser la question que cache Lincoln : pourquoi ce
film maintenant ?
Et quelle qu'en soit la réponse, de me décevoir du résultat. Un film
qui tient la route mais dont la portée d'éveil me semble trop courte.
Un film facile à suivre mais trop long. A tout prendre, un film sur
l'art de convaincre par la parole devrait s'éviter l'écueil du sophisme
par anecdote et se concentrer plutôt sur la magie-même du langage, comme
Alexandre Sokurov, Alain Resnais ou dans une moindre mesure David
Cronenberg ont su le faire ces derniers mois.
Lincoln de Steven Spielberg avec Daniel Day-Lewis, Tommy Lee Jones, Sally Field, Joseph Gordon-Levitt, James Spader et John Hawkes (2013)
Lincoln de Steven Spielberg avec Daniel Day-Lewis, Tommy Lee Jones, Sally Field, Joseph Gordon-Levitt, James Spader et John Hawkes (2013)
Pour avoir systématiquement accolé le "!" à "Amistad!", je te félicite. Ton professionnalisme me désarçonne.
RépondreSupprimerTout pour mon blog favori.
RépondreSupprimerJ'étais assis à coté d'une jeune homme à la peau noire durant la séance. Je l'ajoute parce que j'ai été presque troublé de voir ce garçon si peu ému, amusé ou (visiblement) affecté par un film sur un tel sujet. Peut-être en fut-il cependant intérieurement interrogé ou bouleversé. Qui saura ?
Tu m'as purgé de ma minuscule envie de le voir. De cette envie il ne reste RIEN :)
RépondreSupprimerJe l'ai lancé un soir, j'ai tenu 40mn puis j'ai fini par perdre le fil, assommé par le flot continu de dialogues interminables... Mais bon, peut-être que je le relancerai un jour... En tout cas, on peut pas dire que DDLewis soit mauvais, au contraire, même si c'est son personnage qui a l'air assez chiant, toujours en train de sortir des citations à la con et des histoires à la mords-moi-le-noeud qui n'en finissent pas...
RépondreSupprimerSur le personnage d'Abraham Lincoln et sur sa véritable première carrière, car il n'était donc pas vraiment chasseur de vampires mais bien avocat, je vous recommande très chaudement "Vers sa destinée" de John Ford, où Abe est incarné par le jeune et déjà excellent Henry Fonda, et qui est un excellent film.
RépondreSupprimerY a pas photo. Vieux Borgne reste quand même le plus balèze.
SupprimerEt Fonda montant sa colline en contre-plongée (vers sa destinée, hé hé hé), le vent dans la redingote, c'est quand même quelque chose ! Même avec son faux nez, quelle élégance! Quelle spiritualité ! C'est du faux-nez METAPHYSIQUE, ça !!!
J'ai vu le film et je souscris totalement à chaque mot de cette belle critique. En particulier sur le fondu enchaîné qui nous présente le fantôme de Lincoln, esprit lumineux, dans la flamme d'une bougie... C'est du montage pour les nazes et de la manipulation idéologique grossière.
RépondreSupprimerSur le bavardage qui caractérise ce film, œuvre totalement enfouie dans des tunnels verbeux sans fin, et faut-il que Spielberg reste un minimum doué en termes d'efficacité pour qu'on s'enfile 150 minutes de parlotte sans souffrir, deux scènes laissent penser qu'il en a totalement conscience et qu'il s'en moque lui-même, celle où Lincoln s'apprête à raconter une millième anecdote et où l'un de ses conseillers s'écrie "Oh putain encore une histoire à la con ?! Moi j'me barre !", et celle où Madame Lincoln accueille les convives d'une réception en leur disant un mot à chacun, mot qui se transforme en des kilomètres de phrases incompréhensibles et exténuantes quand se présente à elle Tommy Lee Jones : pendant dix minutes tout le monde fixe Sally Field sans rien dire (Tommy au premier rang, avec le sourire de celui qui a pigé que ce film était trop sérieux et qu'il avait besoin de lui), jusqu'à ce qu'un quidam vienne tapoter sur l'épaule de la vieille femme pour lui dire "vous créez une queue". Là elle mate par-dessus l'épaule de Tommy Lee Jones et découvre un bon millier d'invités en file indienne qui attendent de pouvoir entrer, mais elle repart dans son monologue de plus belle pour cinq minutes de torture psychologique supplémentaires montre en main. Étonnant que Spielberg ait à ce point conscience de l'insupportable quantité de paroles de son film et s'y complaise malgré tout.
Bien vu ! TLJ "sauve" quelques scènes de ce film malgré l'insupportable sympathie que Spielberg force autour de son personnage.
SupprimerJ'ai lu la critique qu'en ont fait les Cahiers et c'est une très bonne critique parce que malgré ce que je sais qu'est le film elle m'a donné envie de le revoir ou en tout cas de le revoir à la hausse... un moment. Puis je me suis souvenu des fils de Lincoln, des soldats noirs incroyables et tutti quanti. Du coup ça n'est peut-être pas une très bonne critique. Un bon papier, peut-être.
Faut arrêter avec les Cahiers par-ci les Cahiers par là, je vais revoir le film à la hausse parce que les Cahiers ont aimé et m'ont ouvert les yeux. Stop. Les Cahiers est un journal moribond rédigé par des imbéciles pédants qui pensent avoir la science infuse. Vivement la faillite de ce journal de merde. Je précise que l'intégralité des journaux de cinéma font de la merde, ce n'est pas qu'une critique adressée aux Cahiers, c'est surtout une critique adressée à ses lecteurs.
SupprimerHeureusement que tu es là pour poster ce genre de message et causer cinéma de façon intelligente et humble, ça nous change des imbéciles et des pédants...
Supprimerje n'avais été convaincu par la critique sur Django (film que j'ai trouvé intéressant sur plusieurs points malgré la menace d'être automatiquement taxé de fanboy dès que l'on aime bien Tarantino en 2013, d'inculte, de cireur de boules ou que sais-je). Par contre je suis plutôt d'accord avec certains points de cette critique tout en étant bien moins virulent ou hostile après être sorti de la salle. Cela doit notamment moins tenir aux effets hollywoodiens (qui devraient être proscrits du film politique/engagé) qu'à la performance de DDL qui m'a plutôt convaincu malgré un pathos (genre limite le mec va pisser contre un mur qui va alors se changer en or sur la musique de Williams tellement convenu). Je pense aussi que Spielberg aurait du s'abstenir de montrer la mort de Lincoln car soudain on ne sait plus trop si l'on sombre dans le biopic ou comme annoncé un biopic concernant tel moment de l'histoire des États Unis.
RépondreSupprimerSinon j'ai une question plus d'ordre documentaire. Cet amendement est porté par Lincoln dans un but purement moral et idéologique. J'aurais aimé savoir s'il y avait des éléments connus qui pourraient apporter une autre vision des choses, notamment s'il existe une portée beaucoup plus politique que morale. Disons que j'ai du mal à croire qu'un homme politique fasse une chose uniquement dans un souci humaniste (même si ce serait beau).
Qu'est-ce que c'est que ça ???
RépondreSupprimerUn article écrit par praxiste
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