

Au rayon des scènes inutiles et trop longues, le bât blesse quand la pire sert d'ouverture au film et s'étend sur près de 40 minutes. Vous me direz qu'il fallait bien introduire la relation entre Joey le canasson et Albert Narracott (Jeremy Irvine), jeune freluquet d'anglais absolument dépourvu de caractère ou d'identité, qui fait de Joey son cheval, le dresse avec une pomme en imitant le coucou, lui apprend contre toute attente à labourer un champ et en fait quasiment son amant, au point de s'engager dans l'armée et de traverser les horreurs de la guerre dans l'unique espoir de retrouver son fidèle poney. Mais l'efficacité légendaire de Spielberg aurait dû lui permettre de très rapidement expédier cette présentation des personnages et de tout aussi rapidement nous signifier le lien qui les unit. Au lieu de quoi nous assistons longuement à la vente aux enchères où le père d'Albert fait l'acquisition du cheval pour une fortune et à la barbe de son logeur, au long dressage de la bête et à la séance de labour qui s'achève tardivement par un succès inespéré. Spielberg parvient quand même à nous rendre heureux pour un adolescent et son cheval qui parviennent à labourer un champ, et il faut lui reconnaître ce drôle de talent. A moins qu'on ne soit simplement ravi de voir enfin se produire ce qui allait forcément arriver pour que le film ne s'arrête pas avant d'avoir commencé, et de pouvoir passer à la suite, qu'on espère plus trépidante.

Mais ce n'est pas vraiment le cas. Le film continue de nous bassiner gentiment quand le capitaine Nicholls (Tom Hiddleston) achète Joey au père d'Albert avant de consoler ce dernier et de lui promettre de prendre soin de son cheval et de le lui ramener en pleine forme après la guerre. Cet officier de l'armée britannique n'a rien de plus urgent à faire, en pleine conscription de dernière minute et juste avant le départ pour la France, que de rassurer un valet de ferme zoophile un peu émotif. Soit. De toutes façons il vaut mieux s'asseoir sur la vraisemblance historique tant ce n'est pas ce qui préoccupe Morpugo et Spielberg dans ce film. Tirez aussi rapidement un trait sur la crédibilité du scénario, surtout si vous n'avez plus quatre ans et notamment si vous n'êtes pas suffisamment endormi par le film pour accepter sans ciller de voir un cheval apprendre à un autre cheval à passer sa tête dans l'encolure d'un harnais de trait, ou ce même cheval comprendre qu'on va forcer son semblable et ami à tirer un énorme canon allemand le long d'une côte abrupte où il risque sa peau pour aussitôt se précipiter au devant de l'officier en charge de remplacer les chevaux morts en pavanant et en roulant des mécaniques pour être choisi à la place de son pote mustang, auquel il lance un dernier regard en coin plein d'amour et de sacrifice… Spielberg nous avait déjà montré des raptors plus forts que le roquefort dans Jurassic Park 3 (dont il n'était que le producteur, ne soyons pas injustes), où il nous apprenait que cette race de dinosaures savait parler et avait une connaissance scientifique très complète de l'anatomie humaine. C'est désormais au tour des chevaux d'être dotés d'une intelligence supérieure, et au vu de leurs capacités intellectuelles et de leur humanité de sentiments, il n'est finalement pas si choquant que ça de voir un médecin, à la fin du film, préférer soigner la patte abîmée de Joey plutôt que de sauver des dizaines de blessés graves à peine revenus du front.

L'anthropomorphisme tant redouté bat son plein dans ce film sur la séparation des frères (d'armes ou de sang, humains ou animaux) par la guerre : les deux frères allemands que leur officier sépare et qui, pour rester ensemble, désertent avec Joey avant que leur armée ne les rattrape et ne les fusille ; Albert et son ami d'enfance, joyeuse band of brothers que leur officier sépare juste avant l'assaut dans le no man's land et qui se réunissent malgré les ordres dans la tranchée d'en face quand le gaz moutarde s'en mêle et englouti l'ami d'Albert pour finalement laisser ce dernier vivant mais aveugle un temps ; les deux chevaux amis et compagnons de galère que sont Joey et le beau dada noir qu'il aide de son mieux sans pouvoir empêcher sa mort ; et enfin le couple d'amis pour la vie que forment Albert et Joey eux-mêmes. Ce couple-là, le couple d'amis principal du film, celui que représente l'affiche, est le seul à rester intact, tous les autres sont partiellement ou entièrement détruits, et systématiquement la mort des protagonistes passe dans le hors-champ, car nous sommes quand même dans un film pour enfants. Ainsi du capitaine de cavalerie anglais qui, le teint pâle, regarde droit dans les yeux les mitrailleuses ennemies prêtes à tirer sur lui et qui n'est plus sur Joey dans le plan d'après, ainsi des deux frères allemands, fusillés à l'instant propice ou une pale du moulin à vent où ils s'étaient réfugiés passe devant l'objectif, ainsi de l'ami d'Albert qui est enveloppé par un nuage de gaz moutarde et qu'on ne reverra plus, ainsi aussi de la petite-fille de Niels Arestrup, dont ce dernier nous apprend la mort mystérieuse à la fin du film, en rendant son cheval à Albert et avec un étrange cri, entre le hoquet et l'éclat de rire.

En parlant de Niels Arestrup, il faut dire et redire à quel point il est navrant de voir prospérer cette convention qui veut que dans un film américain tout le monde, quelle que soit sa nationalité, parle américain. C'est le cas ici des français, Arestrup et sa petite-fille, qui déblatèrent un anglais informe dans un accent mi-bourguignon mi-belge à découper à la hache. C'est le cas aussi des allemands, qui parlent un anglais digne de celui de la reine quand ils sont gentils ou un anglais avec accent bavarois quand ils sont méchants et hurlent des ordres. A ce sujet la scène de fraternisation dans le no man's land façon Joyeux Noël confine au ridicule quand un soldat français et un soldat allemand, amenés à copiner pendant un quart d'heure pour sauver Joey des barbelés, discutent de la vie dans leurs tranchées respectives, et que le soldat français, qui parle anglais, dit tout d'un coup au soldat allemand, qui parle anglais comme tous les autres allemands du film : "Vous parlez très bien l'anglais !"… Au-delà de cette absurdité, la représentation de la première guerre est là encore estampillée Walt Disney. Une scène en particulier évite cet écueil et semble importée d'un tout autre film, celle où Albert monte à l'assaut forcé et contraint, exposé à une mort presque certaine, au milieu d'une vague d'autres soldats alliés, en pleine bataille de la Somme. On pense alors vaguement à Il faut sauver le soldat Ryan, même si la violence visible n'est pas du tout du même ordre. La musique de John Williams, à la fin du film, avec sa trompette claire et ses violons, rappelle d'ailleurs la partition du grand film de guerre de Spielberg. Finalement c'est quand il sort un instant des travers du film pour enfants, soit de ses plus lassants et embarrassants enfantillages (on penche plus du côté de Babe que de Au Hasard Balthazar), que Spielberg fait enfin quelque chose d'intéressant. Idem quand il filme le cheval effrayé par l'approche d'un tank et par les explosions incessantes du front, galopant en tous sens dans une course folle à travers les tranchées et les barbelés. Le cinéaste crée là une image brutale du paradoxe au principe de la guerre avec son déferlement autodestructeur inarrêtable d'énergie sans but, absurde et irraisonné. Malheureusement ce ne sont que quelques secondes dans un film de 2h40 qui, même destiné aux enfants, aurait dû être plus exigeant.
Cheval de guerre de Steven Spielberg avec Jeremy Irvine, Emily Watson, Niels Arestrup et Peter Mullan (2012)