26 juin 2019

Comizi d'Amore

Présenté au festival de Locarno en 1964, Comizi d'Amore est un documentaire de Pier Paolo Pasolini fondé sur le principe du micro-trottoir, à la manière des Chroniques d'un été, où Edgar Morin et Jean Rouch posaient aux Parisiens cette question terrible : "Êtes-vous heureux ?", ou du Joli mai de Chris Marker, respectivement tournés en 60 et 62. Ici, entre une poignée d'entretiens avec l'écrivain Alberto Moravia et le psychologue Cesare Musatti, autour d'une table de jardin, où Pasolini leur fait part de son projet, de ses doutes, de ses échecs et de ses conclusions tout en leur demandant de l'éclairer, le cinéaste se promène dans toute l'Italie avec un micro et une caméra pour interroger les Italiens non pas tant sur l'Amore que sur le sexe. Le film s'ouvre avec une très belle séquence, l'interview de plusieurs groupes d'enfants, auxquels Pasolini demande comment l'on fait les enfants. Il y a ceux qui savent, ou croient savoir, mais sont un peu timides pour l'expliquer et se réfugient dans un sourire gêné, et puis ceux qui parlent plus volontiers et convoquent la sacro-sainte cigogne venue déposer les bébés près de leur mère, à Naples, dans des paniers en osier.




Le film se découpe ensuite en plusieurs "recherches", qui le conduisent des plages romaines aux plages toscanes, en passant par les plages milanaises ; des ouvriers à la sortie d'une usine aux bourgeois sur leurs transats ; des paysans sur leurs terres aux étudiants devant l'université en passant par des messieurs puis des prostituées sur les trottoirs d'une ville (à propos de la loi interdisant les maisons closes), une équipe de foot ou les passagers d'un train. Et tout du long, interrogeant tous ceux qui veulent bien s'approcher de lui et parler dans le micro, Pasolini pose plus ou moins les mêmes questions (avec une substantielle parenthèse accordée à la question de l'homosexualité, que Pasolini présente à ses interlocuteurs comme "le sexe anormal", et qui inspire tantôt pitié, tantôt dégoût), sur l'importance du sexe dans la société italienne, sur l'inégalité entre les filles et les garçons face à ce problème, sur la liberté éprouvée par chacune et chacun, sur le Donjuanisme et la bonne vie de famille, ce qui le conduit à envisager le sexe tantôt comme plaisir, comme honneur, passe-temps ou devoir.




Mais si le film de Pasolini est moins réussi, et partant moins mémorable que ceux des cinéastes auxquels nous l'avons comparé, c'est qu'il souffre de ce qu'on pourrait appeler, si le film se voulait une véritable enquête de sondage (ce qu'il n'est pas, et "comizi" se traduirait plutôt par quelque chose comme "discours", sauf erreur), quelques "biais". D'abord, les questions posées par le cinéaste sont souvent très orientées dans les termes, et ne laissent pas toujours une grande latitude aux interrogés. Ensuite, Pasolini, très, trop présent, a souvent tendance à couper la parole aux gens pour les relancer d'une autre question, plus ou moins complexe, alors qu'on sait qu'il faut parfois du temps, des blancs, pour obtenir une plus grande vérité, surtout sur un tel sujet (plusieurs personnes, face aux questions quelques fois retorses du cinéaste, répondent qu'ils ne sauraient pas s'expliquer, or ils le sauraient peut-être avec plus de temps pour essayer). Enfin, les gens sont presque toujours (à quelques exceptions près, comme cette dame qui semble particulièrement épanouie sexuellement avec son mari) questionnés en groupes, ameutés autour du micro et de la caméra, ce qui certes donne un aspect convivial au film, et qui parfois a des vertus (comme celle de confronter la parole des jeunes et des vieux, des filles et des garçons), mais qui, sur un thème aussi intime, est souvent voué à l'échec. Difficile de s'exprimer librement quand dix paires d'oreilles sont à l'affût, et quand le discours de celui qui précède au micro fait force de mètre étalon, de modèle facile à calquer. Cet échec, Pasolini le constate à mi-parcours auprès de ses deux amis écrivain et psychologue, et le déplore, sans véritablement changer de mode opératoire.




Comizi d'Amore est néanmoins intéressant en particulier dans ce qu'il révèle de la géographie sociale italienne de l'époque. Plus Pasolini s'enfonce dans le sud, plus les tenants des codes d'honneur misogynes et patriarcaux, des traditions et de la religion (avec à la rescousse le sempiternel : "c'est comme ça, ça a toujours été comme ça") s'affirment et se galvanisent, sans parler de la Sicile, où le simple fait de parler à une femme, ou d'en voir une aller seule dans la rue, est un scandale. On perçoit bien, malgré tout, les changements à l’œuvre au mitan des années 60, où le discours des jeunes et des vieux s'oppose sans cesse, et les jeunes filles osent dire, seules et entourées de gens qui viennent d'affirmer le contraire, qu'il est souhaitable que les temps changent et que les femmes soient plus libres. Le documentaire est aussi intéressant en général, dans la mesure où toute captation des voix, des visages et des paroles d'enfants, d'adultes, de vieilles, de vieux, de femmes et d'hommes de tous milieux sociaux autour d'une question relativement large, permise et enregistrée par un regard sensible, a des chances de devenir passionnante. Ces chances s'accroissent sans doute avec le temps et un peu de recul, mais sont déjà grandes à l'origine, et à l'heure où le micro-trottoir débile et inutile fait les choux gras d'un certain journalisme paresseux, il ne serait peut-être pas inutile que nos cinéastes, dans les pas des Marker, Rouch et Pasolini, et à l'image de Claire Simon avec Le Bois dont les rêves sont faits (2016) ou Guillaume Brac avec L'Île au trésor (2018), continuent de capter les voix de nos contemporains.


Comizi d'Amore de Pier Paolo Pasolini, avec Alberto Moravia, Cesare Musatti et des italiens (1964)

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