29 mai 2024

Petits arrangements avec les morts

Quand nous est venue l'idée d'aborder la filmographie de Pascale Ferran nous avons vite fait face à quelques problématiques, en particulier l'absence de films, ensuite l'impossibilité de faire un deuxième article sur Bird People, puis celle de parler de Lady Chatterley, rendus muets par notre amour pour ce film, de ce même silence qui nous empêche d'aborder les filmographies de John Carpenter, Eric Rohmer, John Cassavetes, Victor Erice, Elia Kazan, Franck Gastambide... Il ne restait plus que Petits arrangements avec les morts, dont on ne garde que de très vagues souvenirs (pour l'un de nous l'amnésie s'explique par le fait qu'il a vu ce film il y a fort longtemps, pour l'autre par le fait qu'il ne l'a tout simplement jamais regardé). Mais tant pis parce qu'en réalité on ne veut pas parler du film lui-même. Quoi dire de plus que Caméra d'Or à Cannes et Prix Puskas pour rappeler le raz-de-marée provoqué par ce film à sa sortie, un tsunami de succès critique, bien que pas public (mais ça viendra un jour). Gros gains, gros respect. C'est le mantra de Betclic.fr comme de Pascale Ferraille.
 
 
 
 
De toute façon elle ne cesse de cirer le banc de touche que pour obtenir un prix et toujours le plus prestigieux. Quand elle chausse les crampons c'est pas pour faire de la figu le long de la ligne de touche. C'est pour tuer le match et l'enterrer. Un film un prix. Tarif minimum. Pour les gens nuls en maths, en gros, c'est surhumain. C'est la Eden Hazard de la caméra, même si son homologue belge a fait plus fort, lui qui a su remporter tous les titres possibles sans intervenir sur le carré de verdure. Point commun : Hazard n'a jamais gagné le Ballon d'Or, comme Pascale, à qui il ne manque que la Palme d'or, qu'elle compte se payer un de ces quatre (pour Hazard a priori c'est mort). Ce sera pure formalité, deux trois coups de fil à passer, quelques négos et bakchichs, et accessoirement un film à torcher, un de plus, un sixième en 75 ans de carrière, pour aller nettoyer la lucarne et mettre Mandanda à l'amende, figé sur ses appuis, la mâchoire décrochée vers la lunette de sa cage, les gants ballants paumes ouvertes, la larme à l'œil depuis le départ du ballon, dégoûté par anticipation, impuissant face à un tweener-lob imprenable, pétrifié face à une trajectoire de balle qui défie les lois de la physique mais coche toutes celles de l'esthétique, à qui il ne reste plus qu'à aller ramasser le ballon au fond des filets, à l'essuyer proprement avec son maillot et le balancer d'un enroulé du bras droit vers le rond central pour que la partie reprenne, ce match si mal engagé, tout en fixant l'écran géant du regard pour voir le ralenti et comprendre à quel moment précis il s'est fait enculer.


 
 
Tapez le nom de Pascale Ferraille sur Wikipédia et lisez la partie 'engagements' de sa biographie, plus longue que tout ce qui concerne son existence personnelle ou sa carrière. Dix ans qu'elle n'a rien branlé de concret en termes cinématographiques, qu'elle n'a pas produit la moindre ligne de scénario, qu'elle refuse même de toucher un appareil d'enregistrement audio-visuel, y compris le dernier iPhone tendu par un touriste coréen à la manque l'implorant de le prendre en photo aux îles Lofoten : elle décline d'un geste vague de la main, tremblotante, une clope entre le majeur et l'annulaire, planquée derrière ses lunettes aux verres un peu opacifiés, non pas par un opticien de métier mais par l'usure du soleil british, si voilé, lors de ses longs séjours en Cornouailles rythmés par des marches solitaires de port en port, où elle déguste un fish & chips de rigueur, poissons et patates à peine sortis de l'eau, lieu de villégiature où contre vents et marées elle tourne des films dans sa tronche, tempête sous un crâne de cheveux grisonnants en bataille, des films-fumés qui ne sont même plus du cinéma tel qu'on l'entend mais s'apparentent à une cosmogonie nouvelle qui ruine toutes les lois rigides de ce monde et rebat les cartes de l'existant. 
 
 
 
 
Possible qu'elle enchaîne aussi les conquêtes, mais plutôt lors de ses virées sur la Côte d'Azur, où elle multiplie les sorties en mer en zodiac et les coups de main tendus en Méditerranée aux migrants en détresse. Elle a autre chose à foutre que des chefs-d’œuvre du 7ème art ou des films du "milieu" (c'est ainsi qu'elle qualifie la petite mafia du cinéma français, la "famille" comme on dit, "le sang"). Elle veut bien encore gérer en webmaster la Cinétek, et ajouter de temps en temps un link ou deux vers le nouveau film préféré de Klapisch (toujours un De Broca redécouvert sur le tard) ou de Podalydès (toujours le dernier Denis Podalydès), ou vers le premier vu de toute sa vie par Joachim Lafosse-à-purin, mais pas plus (et pour avoir rôdé sur le site récemment, c'est pas la mer à boire). Les trois ou quatre heures qui restent dans la journée de Pascale Ferran, c'est pour les gens dans le besoin, et faire de ce merdier de planète un monde meilleur. Dix ans qu'on attend. Dix ans que Bird People volète dans nos têtes et que David Bowie, outre-tombe, attend un autre hommage qui atteigne la cheville de celui rendu par la Ferraille dans ce dernier objet filmique non-identifié, hors du temps, inaccessible, visionnaire.


 
 
Hé ! les gens qui ne regardent les films qu'à condition qu'ils aient passé la barre des 7/10 sur imdb ! et qui s'enfilent les Nolan et Villeneuve comme des perles de Yoplait en jurant qu'on tient là la crème de la crème, vous passez juste à côté de purs moments de poésie signés Ferran, et vous entretenez cette triste lubie de l'espèce humaine qui consiste à condamner aux oubliettes nos plus beaux spécimens de créateurs de formes, de gestes, de grigris, en basant toute votre existence pathétique sur les notes, les scores, le consensus. Vous êtes macronistes, on vous méprise. Pascale Ferran est avec nous. On est de son côté. On sait qu'elle est quelque part. C'est une pensée qui nous vient quand on a un petit coup de blues : Pascale est là, quelque part, et sans doute qu'elle lutte pour que la Terre continue de tourner sur son axe et qu'elle ait l'air un peu moins dégueulasse. L'existence d'une Pascale Ferran rétablit un peu l'équilibre face à tant de médiocrité et de bassesse. 


Petits arrangements avec les morts de Pascale Ferran (1993)

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