9 octobre 2021

Gasherbrum – La Montagne lumineuse

Gasherbum (La Montagne lumineuse en français) est moins un film de montagnes qu'un film qui parle de montagnes. C'est avant tout un film qui parle, sur un homme qui parle. Il ne fait pas que parler, il escalade aussi, et c'est le célèbre Reinhold Messner qui, accompagné de l'alpiniste Hans Kammerlander, entreprend ici l'ascension consécutive de deux sommets de l'Himalaya culminant à 8000 mètres qu'il a déjà escaladés, l'un et l'autre, mais cette fois d'une seule traite, sans camp fixe, sans radio et sans oxygène. Or Werner Herzog ne filme pas l'ascension (ou très brièvement, départ et retour, d'en bas et de loin). Pas de sensation de vertige pour nous autres spectateurs, comme on pouvait l'éprouver (et diable comme ce fut mon cas, moi qui ne suis pourtant pas sujet) devant le Cerro Torre Cumbre de Fulvio Mariani, dont mon acolyte vous parlait il y a quatre jours. Ici le vertige est autre, il touche au langage, aux idées et aux sentiments.
 
 

Le langage parce qu'il s'agit donc d'un film d'entretiens. Herzog interroge Reinhold Messner sur la question essentielle que l'on se pose face à tout alpiniste : pourquoi ? Pourquoi escalader des montagnes ? Pourquoi le faire plusieurs fois ? Pourquoi risquer sa vie ? Et Reinhold Messner répond, autant qu'il peut répondre, récusant le soupçon de pulsion suicidaire (d'après lui on ne se sent jamais plus vivant qu'une fois en haut, et quelqu'un qui projetterait d'escalader une montagne pour se jeter dans le vide une fois grimpé ne pourrait plus le faire parvenu au sommet), sans nier la probable part de folie mélancolique que cette idée induit. 

 


Messner, qui plus tard a écrit de nombreux livres sur sa passion, répond clairement, parle bien. Le film repose sur sa réflexion, que l'on sent longue et profonde, sur la clarté de son expression et sur son envie manifeste de partager sa pensée, ses idées. Et elles sont nombreuses. Film d’émotions et de sentiments aussi, comme souvent chez Herzog, qui très tôt dans le film, avant le début de l'ascension, demande aux deux alpinistes qui s'apprêtent à tenter l'impossible s'ils sont amis. Les deux hommes sont alors plongés, côte à côte, peut-être en slips, peut-être nus, mais ils semblent nus tels que Herzog les filme et ce n'est pas anodin, dans un bain naturel d'eau chaude au beau milieu de l'Himalaya. C'est Messner qui répond. La parole, c'est lui. Et contre toute attente, avec une grande simplicité, il répond que non. Il a choisi Kammerlander pour ses compétences et parce qu'il sent que ce type-là, même au plus dur de la montée, ne craquera pas. C'est tout ce qui compte. Ne pas craquer. Mais ils ne sont pas amis pour autant. Il faut simplement être deux et tenir. 

 


On sent là, dans cette absence d'amitié, un vide, que Werner Herzog s'empresse d'aller combler en questionnant plusieurs fois Messner sur son frère, mort lors d'une ascension à ses côtés. Et, de façon très brutale, Messner craque soudain, lui qui semblait un roc cerné par les murailles de sa pensée et de son langage, et se met à pleurer comme un gosse en repensant à son frère disparu et à l'émotion de leur mère quand il a dû lui annoncer (c'est en tirant sur cette corde sensible que Herzog fait fondre l'iceberg). Cet instant où l'alpiniste se répand en larmes, au cœur du film, peut passer pour son temps fort, son climax, son sommet. Mais je ne le vois pas comme ça. C'est même une scène qui m'a plutôt gêné. Je crois percevoir l'envie d'Herzog qu'elle arrive (pas forcément les grandes eaux, mais l'émotion), et l'homme qu'on voit à l'écran me semble dresser si clairement de lourdes barrières contre ses propres émotions que je me sens mal à l'aise en les voyant rompre.

 


Néanmoins, je ne sais pas si le film aurait la même force sans cette séquence. Il faudrait tenter de le remonter sans elle. Je ne l'ai pas fait et ne souhaiterais pas le faire. Et en tout état de cause, cette scène contribue probablement à l'émotion du film, non pas parce qu'elle serait le lieu de l'émotion dans Gasherbrum, mais en ce qu'elle creuse un vide qui relie le début du film (la question sur l'amitié entre Messner et Kammerlander) et la fin, où, de retour des deux sommets, victorieux, Messner se confie à Herzog sur ce qu'il aimerait faire ensuite : arrêter l'escalade et se consacrer au trail, aux très longues marches dans des zones impossibles. Il explique, et c'est l'une des plus belles idées exprimées dans le documentaire, que pour lui, escalader une paroi, c'est y laisser une trace, c'est écrire à même le paysage, écrire à même le monde, et que ces lignes tracées sur tous les plus grands sommets du monde sont invisibles pour le reste de l'humanité mais sont bien là, il les voit. Où tout le film se cristallise : pourquoi escalader ? pour écrire, tracer des lignes, faire de ces surfaces de pierre des pages blanches et y laisser son empreinte. Montagne et langage.

 


Et donc Messner ne veut plus faire d'ascensions (il faut dire qu'il a déjà tout accompli en la matière). Il veut marcher. Écrire, sur la peau du monde, mais sans s'arrêter. Le problème de la montagne, c'est qu'elle a une fin, un sommet, et qu'arrivé en haut il ne reste plus qu'à redescendre. Messner ne veut plus redescendre, ni arriver en haut. Il veut marcher, toujours, sans cesse, écrire un livre sans fin, parler sans s'arrêter. C'est ce qu'il fit d'ailleurs. Reinhold Messner devint un grand marcheur et accomplit des trails impressionnants. Or quand il exprime cette idée de marcher sans fin sur la surface du monde, Herzog intervient, non pour poser une nouvelle question, mais pour dire que c'est son rêve à lui aussi*. Messner sourit, conclut qu'ils pourraient le faire à deux, pourquoi pas ? Et l'amitié, qui n'existait pas au début du film entre les deux alpinistes, la fraternité perdue qui fait craquer la carapace de Messner au milieu du film, réapparaît à la fin de Gasherbrum, comme une promesse, un rêve partagé par l'alpiniste et le cinéaste, même si ce ne sont que des mots.

 

 * On notera qu'en novembre 74, dix ans plus tôt, Herzog, apprenant que son amie Lotte Eisner, critique et historienne du cinéma allemand, venait de tomber très malade et que ses jours étaient comptés, entreprit de se rendre à son chevet, à pied, de Munich à Paris. Mu par une sorte de pensée magique (Lotte Eisner ne pouvait pas mourir tant qu'il marcherait, pas avant qu'il arrive et, mieux, elle serait forcément guérie quand il la rejoindrait enfin), celle de l’amitié, Herzog marcha durant presque un mois, se glissant chaque soir par effraction dans des maisons vides pour passer la nuit, et tint un bref carnet de voyage qui fut publié en 1988 chez P.O.L. sous le titre Sur le chemin des glaces, que nous avons lu, et qui, moins par l'intérêt des scènes vues et contées que par l'alliance naïve et puissante qu'il noue entre la marche et l'amitié, mérite de l'être.
 
 
Gasherbrum – La Montagne lumineuse de Werner Herzog avec Reinhold Messner et Hans Kammerlander (1984)

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