Sandrine Kiberlain aime d'un amour sincère et entier les jolis meubles et les acteurs. Les seconds, qui sont presque tous irréprochables, le lui rendent bien mieux que les premiers, qui restent simplement posés là, envahissant tout le cadre, dictant avec autorité leur composition à la cinéaste débutante. C'est un banc, une commode, une table ou une simple lampe de bureau qui prennent tour à tour le leadership, comme il est d'usage de dire aujourd'hui. Omniprésents, souverains, majestueux ou juste mignons, on ne peut guère les manquer, ils sont là, au beau milieu du plan, ou dans un coin, comme point d'équilibre précaire. Ils ont dû constituer une part importante d'un budget qu'il faut justifier et pourraient quasiment être crédités comme co-réalisateurs tant ils ont vraisemblablement eu l'ascendant sur Kiberlain. J'y vais un peu fort, certes, mais c'est le style de la maison, faut vous y faire, et, de mémoire de cinéphage, je n'avais jamais vu ça. J'éprouve de la sympathie pour Sandrine Kiberlain, une sympathie que sa première œuvre en tant que réalisatrice ne vient même pas abîmer, mais on voit bien ici qu'elle tâtonne, qu'elle ne sait pas toujours comment filmer, hésite entre les éléments du décors et ses personnages, ou choisit carrément le mobilier au détriment du reste. Cela donne quelques moments presque fascinants, déconcertants, où soit la caméra suit gauchement les acteurs avant de recadrer fissa sur le banc ou l'armoire autour desquels ils gravitent, soit reste mordicus focus sur le meuble en vedette, quitte à laisser les personnages sortir et revenir étrangement dans le cadre. C'est spécial, c'est un truc à voir. Je vous préviens : je n'illustre guère mon article d'exemples visuels pour ne pas gâcher ma page web et pour mieux titiller votre curiosité. Donnez une chance à ce petit film-là, il est spécial !
Au cas où vous soyez passé à travers la campagne de promo musclée menée sur France Inter lors de la sortie du film en janvier 2022, l'idée, intéressante, est donc ici de nous raconter les rêves et les espoirs d'une jeune fille, parisienne et juive, insouciante et radieuse, à l'été 42. Elle prépare le concours d'entrée au Conservatoire et cherche dans chacun des zonards qu'elle croise le grand amour qu'elle appelle de ses vœux, en dépit de l'actualité pas spécialement folichonne du moment... Un contexte historique que l'on connaît tous et que Kiberlain fait surtout exister par les dialogues, ne s'embarrassant pas, assez intelligemment, d'une reconstitution balourde, évitant ainsi cet écueil classique du film d'époque. Nous restons dans la stricte intimité de la vie d'une famille juive, et l'étau se resserre peu à peu. Ce choix malin est risqué mais permet un rapprochement immédiat avec cette époque pas si lointaine, et avec cette jeune femme si vivante, ordinaire, comme nous. Alors il y a sans doute quelques petits anachronismes à aller dénicher ici ou là, mais on est franchement pas là pour ça et ce serait si idiot de s'arrêter là-dessus. On colle à l'insouciance, à la joie de vivre, à l'allant naturel de notre rayonnante héroïne, que, longtemps, rien ne vient perturber. Faut dire qu'elle est bien entourée : très proche de son grand frère, sémillant Anthony Bajon, avec lequel elle entretient une belle complicité ; couvée par son papa, touchant André Marcon, que l'on devine d'autant plus protecteur en raison de l'absence de leur mère ; encouragée et soutenue par une grand-mère, Françoise Widhoff, qui compte bien faire, elle aussi, mais de manière plus consciente, comme si de rien n'était. Jusqu'à ce que ça ne soit plus possible du tout et que les menaces deviennent de plus en plus palpables pour toute la petite famille...
Cela saute aux yeux à chaque plan : Une Jeune fille qui va ienb est un premier film, et c'est aussi ce qu'on appelle un film fragile. Tellement fragile qu'on a envie d'y faire super gaffe. Je ne sais pas comment le manipuler, quels mots employer. Avis aux amateurs : le dvd est vendu entre d'épaisses feuilles de papier bulle. On ne doute pas non plus que le film est très personnel. Il vient du cœur. Et il s'en dégage une sincérité, une fraîcheur et une naïveté qui appellent à la bienveillance, qui emportent, de justesse, le morceau. Rebecca Marder, lumineuse, promise à un très bel avenir, est au diapason. Elle porte littéralement le film. Admettons qu'elle est d'abord un brin agaçante tant elle minaude, elle joue la gaieté et l'insouciance en forçant le trait comme il a dû lui être demandé, puis on s'attache peu à peu à elle et on veut la voir continuer d'être heureuse, de vivre pleinement sa jeunesse. L'actrice, de 88% des plans (j'ai compté), insuffle une belle énergie. Kiberlain l'aime, manifestement, et lui doit beaucoup. Fort heureusement, c'est du sourire de Rebecca Marder dont on se souvient, et non du pourtant magnifique tiroir de cette non moins sublime commode en chêne qui a essayé de lui chiper le premier rôle. Un mot sur la fin, qui tombe comme un couperet et ne peut guère laisser indifférent : elle a suscité des réactions partagées et je ne sais moi-même pas trop quoi en penser. Abrupte, cruelle, c'est un dur retour à la réalité pour le spectateur et notre fringante protagoniste. Une conclusion à la fois attendue, un peu trop facile mais plutôt osée, où la cinéaste semble laisser éclater d'un coup sec la colère jusque-là contenue pour ses existences coupées nettes. Cette fin choque un peu, forcément. Quand on a regardé avec bienveillance tout ce qui précède, nul doute que l'on a plus de facilité à l'accepter et à la comprendre.
Une Jeune fille qui va bien de Sandrine Kiberlain avec Rebecca Marder, André Marcon et Anthony Bajon (2022)
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