Après Hamilton, Putty Hill et I Used to Be Darker, Matthew Porterfield continue son exploration de sa ville natale de Baltimore, en se focalisant ici tout particulièrement sur le quartier de Sollers Point, à travers le portrait de Keith, un jeune homme fraîchement sorti de détention et contraint de résider chez son père. Débarrassé de son bracelet électronique mais limité dans ses déplacements, Keith renoue progressivement le lien avec sa famille, ses anciennes fréquentations, et nous arpentons la ville avec lui. Il est l'élément révélateur des plaies qui strient ce quartier périphérique pavillonnaire défavorisé, frappé par la désindustrialisation depuis des décennies, parasité par un racisme latent et plombé par le trafic de drogue. Keith sera-t-il rattrapé par son passé ou parviendra-t-il à se relever pour de bon ? Replongera ? Replongera pas ? Matthew Porterfield est un cinéaste un peu plus subtil que cela, et ce ne sont pas ces enjeux triviaux qui nourrissent véritablement son film, dont l'intérêt, plus original, est ailleurs.
Sur un canevas a priori très rebattu, couru d'avance, le réalisateur parvient de nouveau à nous livrer une œuvre différente, personnelle, sincère, qui ressemble davantage à la photographie minutieuse d'un lieu, de sa situation à un moment précis, par le biais d'un homme qui s'y débat et en est le fruit, qu'au récit classique de la quête de rédemption ou de la chute définitive d'un repris de justice. Le cinéaste néglige tout suspense, se permettant à peine de développer des amorces de situations dignes d'un polar et déjà familières au spectateur. Il ne s'appesantit jamais sur les très rares éclats de violence dont son personnage principal finit par être l'auteur ou la victime. Et il semble également refuser mordicus toute scène forte, se privant d'en faire ressortir une du lot, alors que l'on sent pourtant que le talent pour les mettre en boîte, propice aux fulgurances formelles, est bien là. Tout cela au profit d'une cohérence et d'un équilibre général jugés plus précieux, qui produisent un effet à retardement sur son audience, touchée par le parcours incertain de ce jeune homme, saisi au cœur de son milieu.
Puissamment incarné par le beau McCaul Lombardi, sorte de mix rajeuni assez heureux entre Brad Pitt, Kevin Bacon et un avant-centre du LOSC, Keith existe pleinement à l'écran, nous comprenons l'essentiel de son passé, qui nous est révélé en pointillés, puis nous le suivons, malgré tout, malgré ses mauvaises décisions et son caractère impulsif, attentif à cette bonté évidente qui l'anime aussi et que le réalisateur cerne avec sensibilité. A vrai dire, Matthew Porterfield, avec la délicatesse et l'acuité de regard qui le caractérisent depuis ses débuts, accorde une place de choix à tous ses personnages, à tous ces individus que l'on ne croise parfois que le temps d'une seule scène, nous proposant une série de portraits toujours justes et concis. De la camée que Keith ramasse au bord de la route une paire de fois au chef de gang illuminé qui lui livre un discours sentencieux, en passant par son père désemparé, incarné avec une belle présence par un étonnant Jim Belushi, tous composent par petites touches une vue d'ensemble cohérente, qui nous apparaît graduellement et dont on ne doute guère de l'authenticité.
Des ellipses discrètes permettent au film de progresser à son rythme, le réalisateur ne s'adonne guère au filmage caméra à l'épaule, rivée au dos du personnage principal, comme cela est très souvent de mise dans ce type d'histoires, pour un procédé beaucoup plus fin. Il filme les errances de son personnage principal en nous proposant des plans très "horizontaux", où nous le voyons évoluer dans les paysages urbains magnifiquement filmés, qu'il traverse avec sa démarche si caractéristique. Ces plans larges, à la composition très soignée, nous placent en observateur, ils éveillent naturellement notre curiosité pour la géographie de la ville, photographiée avec talent. Rien ne vient appuyer ce qui nous est montré, comme le dénote aussi l'absence de bande originale, pour le choix de musiques diégétiques, toutefois variées et bien présentes, qui complètent joliment le dessin (du metal nerveux qu'écoute Keith dans sa chambre au rap verbeux que compose l'une de ses connaissances). Matthew Porterfield se dit d'abord influencé par le cinéma américain des années 70, il cite Le Récidiviste ou Blue Collar en interviews, et sa démarche nous rappelle également le néoréalisme italien, le dernier plan évoquant Les Nuits de Cabiria de Fellini.
Ainsi, Matthew Porterfield ne filme pas une chute ou une rédemption tant attendues, il s'inscrit dans un projet plus ambitieux et, bien que l'on sente davantage ici la volonté de s'aventurer en lisière de genres bien codés et de contrecarrer les attentes de spectateurs habitués à ce type de récits, Sollers Point s'inscrit en pleine cohérence avec son œuvre et affirme son style, sobre, empreint d'une belle humanité, consacré à dresser avec bienveillance et recul le portrait d'une frange de la société américaine déshéritée, marginalisée, piégée. Loin de tout misérabilisme, tout en retenue, il dresse un tableau nuancé de la situation, sans tomber dans les facilités, sans énoncer aucun discours lourdaud sur un déterminisme social qui condamnerait notre ex-détenu à échouer. Alors certes, il manque encore un petit quelque chose pour que son cinéma s'impose, peut-être faudrait-il qu'il dépasse cette espèce d'humilité et de distance qui l'empêchent de prétendre à une autre dimension et en tout cas d'atteindre le grand public, mais, en tant que tel, je continuerai à le suivre et à vous conseiller ses films, de plus en plus persuadé que ce Matt Porterfield est définitivement un très bon gars !
Sollers Point - Baltimore de Matthew Porterfield avec McCaul Lombardi, Jim Belushi et Zazie Beetz (2018)
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