Il
est toujours délicat de regarder l'adaptation d'un livre que l'on a
tant aimé, d'autant plus quand ledit livre est encore assez frais dans
notre esprit. Impossible de l'oublier, de prendre le film pour ce qu'il
est, alors je ne vais même pas essayer et jouer cartes sur table
d'emblée. Le film de Jane Campion ne me semble pas vraiment à la hauteur
du roman de Thomas Savage, un classique de la littérature américaine
contemporaine. On ne doute pas toutefois que Jane Campion l'a lu et l'a
aimé aussi car elle en propose une adaptation relativement fidèle, une
relecture ma foi intéressante, et en capture l'essentiel. Fort de notre
connaissance pointue, une fois n'est pas coutume, des deux œuvres en
présence, lançons-nous donc dans une analyse comparée...
Le
bouquin fait 208 pages, le film dure 2h08. Jane Campion aurait donc pu
consacrer une minute par page. Il n'en est rien. Via des ellipses parfois déconcertantes, elle occulte des pans entiers de l'histoire et quelques personnages passent tout
simplement à la trappe. Ce choix pourrait se justifier si, par ailleurs,
la réalisatrice néo-zélandaise parvenait à faire pleinement exister les
quelques individus restants. Force est de constater que ce n'est pas tout à fait le cas. En réalité, Jane Campion se focalise sur le personnage de Phil
Burbank (Benedict Cumberbatch), certes le plus complexe du lot, au point
de sacrifier quasiment tous les autres. Ce sont surtout son frère George
(Jesse Plemons) et sa belle-sœur Rose (Kirsten Dunst) qui trinquent :
le premier doit avoir huit lignes de dialogues à tout casser et tire
toujours la tronche, la seconde n'est bonne qu'à traîner ses cheveux
sales et son air revêche quand elle ne picole pas en cachette derrière l'étable. Ils
existent peu et leur relation est survolée, à l'exception d'une assez
jolie petite scène où George verse une larmichette en faisant part à sa
chère et tendre de sa joie de « ne plus être seul ». Malgré cela, leur
couple est plutôt crédible, j'en veux pour preuve : les deux acteurs
sont réellement mariés dans le civil, ils sont même les heureux parents
de deux enfants (Ennis et James, respectivement âgés de 3 ans et 4 mois). Ayant conscience de la faiblesse de ce versant-là de
son scénario, Jane Campion a peut-être cherché à s'appuyer sur la
réalité du couple, à la manière d'un Stan Kubrick pour Eyes Wide Shut et
Shining, afin que son alchimie dégage sur pellicule ce je-ne-sais-quoi
de naturel – mais ce n'est là qu'une supposition et, à une époque où il
est si important de cloisonner vie professionnelle et vie privée, cela
ne me surprendrait guère que la cinéaste ignore tout du ménage que
forment les deux stars (soit dit en passant, je suis pour ma part
surpris du choix esthétique de Dunst).
Revenons
à nos moutons ou, plutôt, à nos vaches, car nous sommes en présence de
cowboys, d'éleveurs bovins. Phil vampirise donc le long métrage comme il
dominait le bouquin, mais cela apparaît ici au détriment d'un récit à
l'impact émotionnel bien moindre que la musique
ampoulée et parfois trop présente de Jonny Greenwood ne suffit pas à susciter.
C'est qu'on a d'abord bien du mal à l'encaisser, ce Phil, il nous est
longtemps dépeint sans la finesse de trait de Thomas Savage, Jane
Campion en fait un pur fumier. Heureusement, plus le film avance, plus
il gagne en nuance, en même temps que se précise le thème sur lequel se
concentre la réalisatrice : les troubles sexuels et identitaires, ici
destructeurs, provoqués par une homosexualité refoulée car incompatible
avec le contexte de l'Ouest américain, plus propice à une virilité de
rigueur. Pour donner corps à ce portrait intéressant, Jane Campion est
bien aidée par l'interprétation assez irréprochable de Benedict
Cumberstacht, que l'on avait jamais vu aussi bon, presque magnétique,
devant une caméra.
Sa sombre présence, sa démarche autoritaire, son regard dominateur, son
aura intimidante et son charme vénéneux nous captivent et donnent une
solide incarnation de Phil Burbank. A sa manière de le filmer
travailler, manipuler ses cordes, lustrer ses selles, que certains
pourront trouver trop appuyée, Jane Campion accomplit le plus difficile
en réussissant à développer une certaine sensualité. C'est là que l'on
reconnaît le mieux la patte de la réalisatrice de La Leçon de piano ;
c'est là que son film se fait sien et exhale son charme noir et
singulier. Les meilleures scènes sont les plus risquées, celles où
l'érotisme, bien que toujours implicite, suinte du cadre, celles où
l'atmosphère s'alourdit brusquement, trop chargée en non-dits soulignés
par une mise en scène attentive et délicate. Dans ce registre aussi,
Benedict Cucumberbach s'avère parfait et se montre à la hauteur, la
cinéaste jouant très bien de son physique ambivalent, attirant et
menaçant, charmeur et sauvage, fin et rustre, beau et sale. Face à lui,
le jeune Kodi Smit-McPhee, que
l'on avait déjà beaucoup apprécié dans Slow West, confirme que son
allure frêle et sa tête lunaire se prêtent très bien au contexte du
western : il pourrait tout à fait
mourir d'une tuberculose prochainement, il est peu armé pour l'hiver qui
s'annonce. Le jeune acteur australien s'en tire très honorablement,
dans un rôle pourtant rendu plus difficile et trouble par l'autre choix
décisif opéré par la cinéaste...
Jane
Campion a en effet choisi de supprimer l'un des passages les plus
marquants du livre : la mort du mari de Rose et père de Peter, un
docteur qui, après avoir été humilié par Phil en public, sombre dans
l'alcool et finit par se pendre. Ici, nous n'en savons rien, cet épisode
ne nous est jamais relaté. Je craignais jusqu'au bout le flashback
explicatif qui serait venu étoffer les motivations de Peter et nous
éclairer sur ses intentions, mais il n'arrive jamais. Jane Campion est
plus fine que ça et assume son choix, à double-tranchant, jusqu'au bout.
D'un côté, il participe hélas à amincir les personnages de Rose,
fantôme constamment au bord des larmes d'un passé que nous ignorons, et
Peter, dont les motivations paraissent bien plus légères que dans le
roman quoique ses premiers mots, prononcées en voix off, s'avèrent très
éclairants. De l'autre, il démontre la volonté de la cinéaste de
s'éloigner intelligemment du carcan du film de vengeance, de ne jamais
entrer dans ce schéma attendu et très classique dans le western, au
profit d'une étude de caractère plus actuelle. L'histoire antérieure de
Rose et Peter est ainsi sabrée, prise en cours
de route, le père n'est qu'une pierre tombale, que l'on fleurit
rapidement le temps d'une scène fugace, et le reste du film, de ce
western pas comme les autres, ne s'attache guère davantage à le faire
exister, à la différence d'un autre défunt, le vénéré Bronco Henry.
L'ombre de ce dernier plane sur les personnages, et en particulier sur
Phil, à jamais emprisonné
dans la nostalgie d'un premier
amour au deuil impossible et cerné par un décor aride, couverts d'ombres
et de crevasses, qui l'y renvoie constamment. Des paysages d'une subtile
étrangeté, asséchés, vidés, réduits à l'essentiel, sans autre horizon.
Tourner en Nouvelle-Zélande un film dont l'action se déroule au Montana
participe d'ailleurs de la même volonté de Jane Campion : brouiller le
western via une modification sensible de son environnement si connu et
familier aux spectateurs.
A la
lecture des lignes de Thomas Savage, on ne peut s'empêcher de penser que son
superbe roman pourrait donner un film du tonnerre tant la dramaturgie,
et j'emprunte ici les mots si justes de mon acolyte, y est « précise et
finement cousue. Le déroulement de l'histoire, bien que manifestement
assez attaché à la causalité tragique tissée par le destin, y est
constamment surprenant », maintenant tout le long le lecteur en alerte,
tout attaché aux personnages qu'il l'est. En réfléchissant un peu plus,
cependant, on se dit qu'une adaptation littérale, collant au plus près
du texte, respectant la chronologie du récit, serait impossible ou
aboutirait forcément à quelque chose de plat, d'insipide, qui ne
fonctionnerait pas. Ce que l'on peut suggérer à l'écrit est moins
évident à retranscrire à l'aide d'une caméra, même dernier cri... Il
fallait donc faire des choix, et Jane Campion les a souvent effectués
avec intelligence, courage et dignité. Mais je demeure circonspect. Et en fin de compte, je suis bien
incapable de vous parler comme il faut de ce film, qui reste de la belle ouvrage mais ne peut que souffrir de la comparaison avec First Cow, autre western sensible, infiniment plus subtil et beau, que l'on doit à une autre grande réalisatrice, sorti à peu près à la même période. Je reconnais
pourtant à ce Pouvoir du chien de vraies qualités, des défauts évidents aussi, mais je suis incapable de trancher et je ne peux
vous
dire ce que j'en aurais pensé si je n'avais pas lu le bouquin, si je
l'avais découvert ex nihilo. Une chose est sûre : à mes yeux, il ne s'en
affranchit pas totalement, le transcende encore moins. Je me demande comment on peut l'apprécier sans avoir lu le livre, et comment on peut l'aimer en ayant lu le livre. Et je regrette
un peu d'établir ce si simple constat après les pénibles 8 000
caractères ci-dessus.
The Power of the Dog (Le Pouvoir du chien) de Jane Campion avec Benedict Cumberbatch, Kirsten Dunst, Kodi Smit-McPhee et Jesse Plemmons (2021)
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