Je n'avais pas revu ce film après l'avoir découvert un soir, sur 
Arte, il y a quelque chose comme vingt ans. Je n'en gardais qu'un vague 
et doux souvenir, et surtout l'envie, depuis tout ce temps, d'y revenir,
 de le revoir, de mieux en profiter, comme d'un vieil
 ami perdu de vue et un peu oublié. C'est chose faite, et le moins que l'on puisse dire c'est que ces 
retrouvailles sont plus qu'heureuses. Je peux dire désormais sans précautions que Dersou
 Ouzala est de mes films préférés, et que si je devais me lancer
 dans un classement de mes dix films d'amitié favoris, classement qui serait sans doute difficile à établir tant ce "genre" m'est cher, il y figurerait 
en bonne place, pour ne pas dire qu'il en prendrait la tête. Tout est 
d'une beauté quasi miraculeuse dans ce film, à commencer par les deux 
personnages principaux, Arseniev (Yuriy Solomin), capitaine d'une expédition de soldats 
en mission pour cartographier les secrets reculés de la Taïga, et Dersou (Maksim Munzuk), ce 
chasseur golde qui a perdu femme et enfants après une épidémie de 
variole et qui vit dans la nature, nomade, solitaire, animiste dans sa 
conviction que toutes les choses comptent à égalité, et que le soleil, le 
vent, le feu, l'eau, les bêtes sont des hommes autant que lui, généreux 
dans sa façon de toujours laisser derrière lui les lieux plus faciles à 
vivre pour qui passera par là ensuite, homme ou bête, homme quand même. Mais les autres personnages 
visibles à l'écran sont tous tout aussi touchants et aimables, 
comme les soldats du capitaine, qui respectent Dersou, écoutent ses 
remontrances sans broncher, admirent à l'écart l'amitié du capitaine et 
de l'homme des bois, se démènent toujours pour aider, surtout quand il s'agit de Dersou, que tous aiment beaucoup manifestement, évidemment.
La beauté des paysages de la Taïga compte aussi, que Kurosawa prend le temps de filmer,
 comme il prend le temps de faire sentir le temps qu'il faut pour se déplacer 
dans ces espaces, ou celui qu'il faut pour nouer une relation d'amitié, à commencer par la première rencontre, quand Dersou s'annonce avant de quitter l'ombre de la forêt pour ne pas faire peur à la troupe, puis s'avance vers nous, enfin va droit sur Arseniev et lui lance un franc "Bonjour, capitaine !", qu'il prononce plutôt "Capétan !", nom par lequel il s'adressera jusqu'à la fin à son ami.
Le temps aussi des premières conversations, quand Dersou dit à un sous-officier d'Arséniev qu'il parle trop, puis des premiers moments d'observation, quand Arséniev observe les faits et gestes du mutique Dersou pour retaper un abri avant la nuit. 
Le temps des moments d'euphorie, comme quand le capitaine et Dersou se 
retrouvent au début de la deuxième moitié du film, ou plus difficiles, quand Dersou demande à retourner dans les collines, à la fin
 du film. Kurosawa, dans des plans plus magnifiques les uns que les 
autres, ce qui n'est pas l'apanage de ce seul titre de sa filmographie, loin s'en faut, utilise savamment la profondeur du champ et du 
temps, pour montrer la difficile séparation des amis à la fin de la 
première partie du film, qui ne cessent de se retourner et de s'appeler 
en criant leur nom (nul doute que Kevin Costner aura pensé à cette 
séquence pour le finale de Danse avec les loups, que l'on 
pourrait d'ailleurs considérer comme un très libre remake de Dersou Ouzala), aussi bien que 
l'empressement des deux hommes séparés par la densité des bois ou par 
une souche d'arbre mort quand ils courent dans les bras l'un de l'autre. 
Mais encore quand les deux amis assis ensemble rient tandis qu'à l'arrière-plan les 
soldats assis au spectacle de leurs retrouvailles les regardent en silence puis finissent 
par chanter pour leur rendre ce moment encore plus beau. Ou, à la fin du
 film, pour montrer le capitaine et sa femme qui écoutent aux portes les
 échanges entre Dersou et leur fils, après que le chasseur golde, dont la vue 
décline et qui se pense traqué par l'amba, l'esprit du tigre de la 
taïga qu'il a malencontreusement blessé en voulant seulement l'éloigner, a accepté l'invitation de son ami à vivre chez lui, en ville. Ou,
 peu après, quand le capitaine quitte le salon et monte à 
l'étage, lentement, puis redescend, encore plus lentement, 
Dersou demeurant prostré, désolé, au premier plan, entre l'épouse et le fils d'Arséniev, pour revenir lui offrir son fusil dernier cri, 
autorisation tacite à retourner dans les bois malgré les risques que lui
 fait courir sa vue défaillante. 
Dans ce 
seul plan-là s'exprime toute l'intelligence de Kurosawa. On ne sait pas où va le capitaine quand il quitte la 
pièce, on suit le déplacement de ses bottes dans les escaliers, surcadrés par l'ouverture de la porte dans le fond du plan, aller et
 retour, mais entre son départ, le moment où il laisse Dersou et sa demande de 
partir plantés là, sans dire un mot, et son retour, fusil dernier modèle
 en mains, Kurosawa nous donne le temps de nous demander ce qu'il pense, ce 
qu'il ressent, ce qu'il va faire, et ce que Dersou pense, ressent, attend, idem pour l'épouse et l'enfant, toutes choses
 qui, non-dites, parce que nous avons eu le temps de les 
penser et de les envisager avec les personnages, dans leur silence, et dans le temps et l'espace du plan, ont existé et rendu l'instant, la décision, les gestes, encore plus denses et émouvants. 
Ce 
n'est qu'une des constantes manifestations du talent et de la finesse du cinéaste. Mais 
je repense à cette scène où Dersou, inquiet et sombre après avoir blessé le tigre, est assis seul la nuit au coin du feu : un des soldats quitte
 sa tente pour venir près de lui et tenter de le faire rire, en vain, et
 toute la scène nous est montrée depuis le point de vue du capitaine, 
assis sous sa tente, qui soulève un pan de l'entrée pour voir Dersou, 
assis, de dos, sans réaction d'un bout à l'autre de la scène, sans 
contrechamp sur les réactions ou l'absence de réaction du chasseur golde. Pas besoin. Et tant de choses sont dites pourtant, et 
ressenties, entre les trois personnages, par la seule mise en scène.
Autre joie, que l'on doit sans doute en partie au récit 
autobiographique éponyme de Vladimir Arseniev publié en 1921 que 
Kurosawa adapte : aucune adversité. Non, aucun adversaire, aucun
 opposant, aucun personnage bête et méchant. On a vu dans tant de films les équivalents des soldats du capitaine, qui certes au début rient un peu de Dersou et de
 ses lubies (comme laisser de quoi faire du feu et de quoi se nourrir derrière
 lui pour qui suivra ; ne pas jeter les restes au feu mais par terre 
pour les animaux ; laisser un signe pour avertir les cueilleurs de 
Ginseng qu'ils n'en trouveront pas dans tel coin de la Taïga), finissent par 
le prendre en grippe quand il les invective, ou se montrent jaloux de sa 
relation avec le capitaine, ou encore refusent de prendre des risques pour 
sauver Dersou quand il se retrouve coincé au milieu d'une rivière 
déchaînée, mais cela n'arrive jamais. 
Les seuls personnages néfastes du 
film sont les Toungouses qui ligotent trois moujiks dans une rivière et 
enlèvent leurs femmes, mais ils n'apparaissent pas à l'image et 
l'épisode qui les concerne est vite réglé, n'aboutissant qu'à une autre 
rencontre cordiale et une autre occasion d'entraide entre la troupe du 
capitaine menée par Dersou et des paysans du coin sur les traces des brigands. On 
pourrait également citer un autre personnage, tout aussi absent du film, et qui intervient à
la fin, mais ce serait trop en dire pour qui n'a pas encore vu Dersou Ouzala.
 Ou alors, en cherchant vraiment, le pauvre type qui vient vendre de 
l'eau à la femme du capitaine, en ville, et que Dersou insulte parce qu'il ose 
demander de l'argent pour de l'eau dont les rivières sont pleines, mais 
même lui se laisse insulter et s'en va sans répliquer à celui qu'il 
prend pour un sauvage.
La seule adversité,
 suffisante dans un scénario où celle des hommes est évoquée sans que le 
besoin se fasse sentir d'insister, est celle du milieu hostile de 
la Taïga (on ne pourra plus oublier la tempête de vent sur la glace et la course contre la nuit que mènent Arséniev et Dersou, ce dernier à la baguette, dans
l'abattage d'herbes hautes destinées à monter un abri de fortune), des animaux sauvages (pour l'orage comme 
pour l'esprit du tigre amba, Kurosawa se fait plaisir par quelques 
effets de lumière fantastique qui anticipent déjà son ultime film, Rêves), du temps enfin et de ses effets sur les hommes
 et les corps. 
Ayant revu récemment la plupart des films d'animation de 
Miyazaki, je m'étonnai et me réjouis de l'absence totale 
de purs antagonistes dans des œuvres comme Kiki la petite sorcière ou Mon voisin Totoro,
 qui n'en ont pas besoin pour tenir la trame de leur narration et nous 
émouvoir par, là aussi, la simple beauté de relations amicales et solidaires entre
 les personnages, Kiki et la jeune femme autonome et bricoleuse qui vit 
seule dans les bois d'un côté, les deux sœurs et les esprits de la 
forêt, dont Totoro lui-même, de l'autre. 
Les films sans adversaires, ou 
qui, à tout le moins, ne font pas reposer toute leur structure sur 
l'opposition d'un ou plusieurs personnages plus ou moins bêtes et mauvais, ne 
courent pas les écrans. Mais ils existent. Quand on en trouve un, ou quand on
 en retrouve un, et un aussi beau que Dersou Ouzala, on le chérit.
Dersou Ouzala d'Akira Kurosawa avec Maksim Munzuk et  Yuriy Solomin (1975)
 



















 
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