On ne le citerait pas parmi les plus grands films de son auteur. Les Musiciens de Gion n'est pas de la trempe des Contes de la lune vague après la pluie, de L'intendant Sansho, des Amants crucifiés ou de L'impératrice Yang Kwei-Fei, dont chaque plan sont autant de phénomènes de virtuosité sidérants.
C'est néanmoins un très beau film qui, comme la plupart des films de
Kenji Mizoguchi, prend le parti des femmes et, comme d'autres (on pense à Une femme dont on parle, ou à son dernier, La Rue de la honte) s'attache à lever le voile
sur le mythe de la geisha au fil de la prise de conscience de l'une de
ses héroïnes, Eiko (Ayako Wakao), 16 ans, dont la mère est morte et dont le père
refuse de financer ses études, et qui décide d'y remédier en étant formée pour devenir maïko (geisha en herbe) par Miyoharu (Michiyo Kogure), une geisha
jadis fréquentée par... son père.
Ce personnage du père est intéressant : il est vieux, a une main crispée et
tremblante (détail si présent à l'image qu'on se demande si le personnage, et non l'acteur, ne le surjoue pas), et se plaint constamment de sa pauvreté. Il
apparaît trois fois dans le film : la première quand Eiko vient lui
demander de l'aider, il n'a alors pas un regard pour elle et fait la
sourde oreille ; la deuxième dans un train où, voyant sa fille richement
vêtue, il semble soudain s'intéresser à elle, mais Eiko, alors en fin
d'apprentissage, refuse de lui parler ; et la dernière quand il vient
mendier auprès de Miyoharu, qui n'a pas d'argent à lui donner mais se
déleste d'une paire d'objets de valeur pour l'aider. Cette figure
masculine est au fond la plus importante du film, et c'est un homme
certes pauvre mais surtout lâche que ce père qui laisse sa fille bien
naïve devenir l'une de ces geishas qu'il connait bien pour les avoir
fréquentées dans sa jeunesse, et tente ensuite de l'exploiter.
Les deux autres personnages masculins sont deux riches hommes d'affaires méprisants qui s'entichent l'un de Miyoharu et l'autre d'Eiko, et que le film réunit dans une séquence centrale terrible où les deux femmes sont sur le point d'être violées, jusqu'à ce que la jeune apprentie morde la langue de son agresseur. Eiko, que nous avons vue dans plusieurs scènes apprenant à maîtriser son maintien de danseuse et son rythme de musicienne, est soudain violemment secouée par un homme, renversée sur le sol (la caméra semble tomber avec elle), et ne maîtrise plus rien ; elle que nous avons vue s'apprêter, revêtue avec soin de son kimono de luxe et de ses socques, maquillée patiemment par sa marraine, est maintenant débraillée, dépeignée, son maquillage blanc taché par le sang de son violeur ; elle dont le regard était si vif quand elle essayait d'étudier le visage de son futur agresseur, a les yeux dans le vide quand sa protectrice la rejoint. Terrible aussi la non-réaction de l'autre homme, le financier à lunettes, l'indifférent, celui qui ne dit rien mais profite de son statut en toute tranquillité.
Que
Miyoharu cède aux commandements de sa patronne pour ne pas froisser ces
messieurs et leurs arragements financiers ou que Eiko finisse par
couper la langue de cet agresseur qu'elle n'avait pas vu venir, le film
montre bien le véritable statut des geishas, que la société pare de
prestige et hausse de tout un décorum (la danse, la musique, la
conversation, les banquets : le "plaisir") alors qu'il ne s'agit
que de prostitution et de femmes contraintes à se soumettre aux désirs
de ces messieurs, de gré ou de force. Tout est dit dans une des premières séquences, où
Eiko, curieuse d'en savoir plus sa future condition, demande
confirmation à sa patronne qu'une geisha n'a nulle obligation de se
soumettre à un homme, et que la constitution la protège bel et bien de
ce point de vue. L'autre l'envoie plus ou moins valser tandis que dans
le fond du cadre les autres filles pouffent et se rient de la naïveté de
leur consœur.
A cette scène répond celle, bien plus tard, où Eiko, seule dans une ruelle toute en profondeur de champ, est rejointe par des camarades qui l'assurent de leur soutien avant de vite rebrousser chemin. L'hypocrisie totale est la seule loi en vigueur. Mizoguchi la met, comme toujours, brillamment en scène, par tout un jeu de voiles dissimulant à demi le visage de certains personnages (en particulier les deux hommes d'affaire) et de surcadrages qui cloisonnent l'espace et resserrent l'étau sur les geishas, notamment dans la grande séquence de l'agression, mais aussi dans une très belle scène de confession entre la maîtresse, qui a fini par abdiquer, et son apprentie.
La
fin du film confirme que la solidarité féminine est une des rares
réponses dans cette société certes moderne mais qui, dans sa façon de
traiter les femmes, est encore parfaitement archaïque. Seule consolation
permise, la tutelle offerte par sa maîtresse à la jeune fille, qui nous
laisse sur une note d'espoir, mais bien ténue, tandis que
les deux femmes, toute apprêtées, s'éloignent côte à côte dans l'écho de
leurs sandales en bois, vers une énième "fête" nocturne...
Les Musiciens de Gion de Kenji Mizoguchi avec Ayako Wakao et Michiyo Kogure (1953)
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