Drôle de film que cet Over the Edge, trop injustement méconnu par chez nous, sorti en 1979 et signé Jonathan Kaplan, un curieux cinéaste qui n'a rien réalisé de très notable par la suite, si ce n'est peut-être Les Accusés (principalement connu pour la prestation oscarisée de Jodie Foster). Réintitulé Violences sur la ville dans sa version française, ce film traite de thèmes délicats avec une radicalité tout à fait déconcertante aujourd'hui, surtout dans ce qui se présente, a priori, comme un teen movie bon enfant et sympathique. Le tout premier plan situe l'action : une ville nouvelle, une petite banlieue nommée New Granada, présentée par un panneau comme "la ville de demain, aujourd'hui". Quelques lignes apparaissant à l'écran nous informent cependant que le film se base sur une histoire vraie qui s'est déroulée dans une ville semblable dont les architectes et urbanistes avaient omis de prendre en compte que plus d'un quart de la population avait moins de 15 ans. Que font de si nombreux jeunes quand ils se retrouvent livrés à eux-mêmes dans un espace qui n'a guère été pensé pour eux ?
Pour tromper leur ennui, les gosses vont évidemment faire quelques conneries et fumer pas mal de joints, tout en passant beaucoup de temps dans le seul endroit qui leur semble réellement dédié : un centre pas franchement flambant neuf, où ils peuvent jouer aux cartes, au billard et, surtout, se retrouver, sous le regard de la seule adulte du coin qui a l'air de vraiment s'intéresser à eux avec bienveillance. Après une petite altercation avec un flic zélé, les tensions vont aller crescendo et nous suivrons surtout les mésaventures de Carl (Michael Kramer, dont il s'agit de la seule apparition marquante au cinéma) et de son pote Richie (Matt Dillon, dans son tout premier rôle, affublé d'un look assez terrible, avec jean taille méga haute et t-shirt ultra court révélant son ventre d'adolescent), de leurs journées agitées au collège à leurs soirées éméchées. Jonathan Kaplan choisit de coller aux baskets de ces ados tout à fait crédibles et plutôt attachants, amenés à évoluer dans des décors plutôt craignos, sans horizons possibles. Carl habite une maison pavillonnaire, il se réfugie dans la musique, qu'il écoute au casque, à plein volume, isolé dans sa chambre (The Cars, Van Halen, Cheap Trick, Ramones et Jimi Hendrix formant ainsi une BO en phase avec son époque) ; de son côté, Richie vit dans un des appartements d'une barre d'immeuble sordide où nous ne rentrons jamais et aurait davantage tendance à s'abandonner dans la drogue.
Moins doué quand il s'intéresse aux adultes, Jonathan Kaplan filme avec une belle acuité ces groupes de gamins. Leurs relations amicales et amoureuses sont particulièrement bien dépeintes, l'adolescence est fidèlement représentée, de la manière la plus simple possible. Le réalisateur nous donne seulement l'impression de regarder ces jeunes personnages en face, pour ce qu'ils sont, sans les juger ni les glorifier. Quelques scènes s'avèrent même assez touchantes, je pense tout particulièrement à cette petite parenthèse amoureuse où le jeune personnage principal, reclus dans une maison en travaux abandonnée, passe une première nuit avec sa copine. Nous les retrouvons au petit matin et nous les voyons s'embrasser dans l'embrasure d'une baie vitrée, avant le départ de la fille. Derrière eux, les nuages ont une forme menaçante, avec l'impression qu'une fumée d'explosion ou d'incendie s'élève au loin, annonçant les événements à venir. La mise en scène inspirée de Jonathan Kaplan, avec ce lent recadrage, depuis l'intérieur de la maison abandonnée et à travers la baie vitrée, sur l'adolescente qui s'éloigne, nous rappelle joliment le fameux plan de La Prisonnière du désert.
Une autre scène étonne par la douceur qu'elle dégage d'une façon très naturelle, celle où Carl retrouve le caïd qui l'a passé à tabac quelques temps auparavant, lors d'une parenthèse inattendue de calme et de réconciliation. Après s'être pris une gamelle en moto sous les yeux de Carl, qui l'observait en cachette, le caïd tombe un peu le masque pour nous apparaître dans toute sa simplicité (le jeune acteur est excellent). Comme beaucoup d'adolescents, Carl est naturellement attiré par les rebelles (son copain d'infortune joué par Matt Dillon en est un autre) et il éprouve une drôle d'admiration pour ce garçon à peine plus âgé que lui, qui vit à l'écart et semble assumer sa marginalité. D'un seul coup, au-delà des règles de narration et des conventions de scénario habituelles, nous nous retrouvons juste avec deux grands gamins qui s'assoient, discutent et se rapprochent, tout en continuant à se défier gentiment et avec une certaine complicité... Cela donne une scène très vivante, très belle qui fait partie de ces quelques moments de grâce que nous réserve ce film surprenant.
Over the Edge prend une tournure étonnante dans sa dernière demi-heure, survoltée et quasiment digne de l'un des meilleurs films de siège de John Carpenter (l'ambiance s'en rapprocherait presque). Dans une inversion ironique du rapport de force et une réappropriation brutale de l'espace par les jeunes, ces derniers enferment les adultes (parents, professeurs, flics et autres gestionnaires de la ville) dans leur collège et laissent libre cours à leur frustration dans un déchaînement de violence festif, insolent, revendicatif et amusé. Cette frénésie nous mènera tout droit vers une conclusion au goût très amère, brutalement amenée par une ellipse soudaine qui achèvera de faire du film de Jonathan Kaplan une chronique adolescente violente, pessimiste, ambiguë et toujours actuelle. Représentatif de son époque, à la charnière des années 70 et 80, Over the Edge pourrait être le résultat d'une sorte de croisement improbable entre Steven Spielberg et Don Siegel ; un film sombre, intense et émouvant, comme les américains savaient en faire à la pelle à cette période et qui mérite donc amplement d'être redécouvert.
Violences sur la ville (Over the Edge) de Jonathan Kaplan avec Michael Kramer, Matt Dillon, Pamela Ludwig, Harry Northup et Vincent Spano (1979)
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