22 septembre 2020

Le Clan des irréductibles

Le deuxième long métrage réalisé par Paul Newman après le beau Rachel Rachel est l'adaptation d'un livre de Ken Kesey, écrivain américain majeur à qui l'on doit également Vol au-dessus d'un nid de coucou. Datant de 1964, Sometimes a Great Notion est seulement paru en France il y a quelques années, en 2013, sous le titre plus littéral Et quelquefois j'ai comme une grande idée. C'est l'histoire d'une drôle de famille de bûcherons de l'Oregon qui se met à dos tous les travailleurs syndiqués de sa ville en refusant de se joindre à leur grève et en continuant obstinément le boulot. Le film de Paul Newman nous plonge d'entrée de jeu dans ce conflit qui oppose le clan des irréductibles, à savoir la famille Stamper, aux grévistes venus négocier en barque et éloignés de la maison des Stamper, située sur les rives du fleuve, à coups de dynamite. Revient ensuite au foyer familial le fils cadet, moins bourru que les autres et influencé par la contre-culture des années 60. Son retour au bercail fait ressurgir un passé douloureux et alimente les tensions familiales.




Si le film de Paul Newman a de vraies faiblesses, des défauts évidents (on a du mal à comprendre les enjeux de la grève et donc ce qui motive l'entêtement des Stamper ; certains personnages ne sont pas assez creusés, notamment celui incarné par la belle Lee Remick, ou un peu trop caricaturaux, et je pense surtout ici au patriarche campé par Henry Fonda), il emporte toutefois largement l'adhésion d'abord grâce à cette façon très efficace de nous mettre immédiatement à la table et entre les murs d'une famille si spéciale, ensuite et surtout grâce au souffle étonnant qui semble animer la bobine du début à la fin. C'est suite au désistement de l'inconnu au bataillon Richard A. Colla, avec lequel il ne s'entendait pas, que Paul Newman a pris les choses en main. Et force est de constater que le sujet devait l'inspirer... Il y a là-dedans des scènes proprement sidérantes, à commencer par toutes celles où l'on voit la petite famille en plein travail. Par des moyens très simples, un montage soigné, une caméra patiente et méticuleuse, quelques mouvements d'appareil fluides et des vues aériennes impressionnantes, l'acteur-réalisateur parvient à nous immerger totalement dans le métier et, par conséquent, à nous rendre palpable tous ses dangers. Il développe ainsi une tension sourde lors de séquences assez longues mais qui pourraient très bien l'être davantage, où nous voyons Newman et sa bande abattre des arbres démesurés dans les montagnes puis les transporter à l'aide d'énormes machines. Ce spectacle fascinant, à la fois très réaliste et presque lyrique, nous laisse littéralement coi et, de mémoire de cinéphage, je n'avais jamais vu le travail de bûcherons (et un travail manuel et physique, en général) être aussi intensément dépeint à l'écran.




Il y a aussi une autre scène terrible, et je pèse mes mots, où les choix de Paul Newman s'avèrent particulièrement judicieux et ont encore pour effet de nous saisir complètement et même de laisser une empreinte durable chez le spectateur. Il s'agit de la mort par noyade de l'un des membres de la famille Stamper, le beau-frère toujours jovial et blagueur, qui se retrouve coincé sous un immense tronc d'arbre à la suite d'un de ces accidents de chantier que l'on craignait tant, alors que la marée fait très progressivement monter le niveau d'eau du fleuve... Paul Newman, qui joue l'aîné de la fratrie, tente vainement de venir en aide à son beauf, personnage attachant dont l'humour caractéristique est toujours au beau fixe malgré la situation, en essayant d'abord de tronçonner en vain l'imposant tronc puis en s'employant aux bouche-à-bouche avec l'énergie du désespoir, jusqu'à ce que l'inéluctable survienne. La mise en scène de Newman est encore très précise, juste, et dicte un rythme tangible à l'action. On y est ! Mais cette scène ne se raconte pas, bien qu'on en ait forcément très envie après l'avoir vue, elle se vit ! Elle est vraiment très forte et poignante. On en ressort KO. Là encore, de mémoire de cinévore ventripotent, c'est sans doute l'une des morts par noyade les plus marquantes de l'histoire du cinoche, tout simplement. Bref, s'il n'est donc pas le plus connu des films signés Paul Newman, Le Clan des irréductibles, par son étonnant mélange de réalisme brut et de lyrisme forestier, ainsi que pour ces quelques passages réellement impressionnantes qui méritent d'être vécus, vaut donc amplement le détour.


Le Clan des irréductibles (Sometimes a Great Notion) de Paul Newman avec Paul Newman, Henry Fonda, Lee Remick, Michael Sarrazin et Richard Jaeckel (1971)

19 septembre 2020

Le Diable, tout le temps

Adapter avec succès le bouquin de Donald Ray Pollock requérait les talents d'un cinéaste particulièrement doué et subtil, doté d'une personnalité assez forte pour s'émanciper d'un matériel de base potentiellement écrasant. Encensé par la critique à sa sortie en librairie en 2011, Le Diable, tout le temps, plongée noire de chez noire dans l'Amérique profonde, white trash, abrutie par la religion, peuplée de tueurs, de violeurs et autres fous amenés à se croiser pour mieux s'entretuer, était une lecture âpre et difficile. La plume acérée de Pollock inspirait facilement son lot d'images et de scènes marquantes et on ne pouvait s'empêcher d'imaginer et d'anticiper le film qui finirait forcément par en découler un jour. L'attente ne fut pas bien longue et c'est curieusement à l'ancien avant-centre brésilien du RC Strasbourg, Antonio Campos, que le projet a échu. Il s'agit du quatrième long métrage du bonhomme et nous étions prêt à lui faire confiance malgré tout. Un casting plutôt bien garni (encore qu'il ne faille pas en faire trop autour de types comme Tom Holland, Jason Clarke et Bill Skarsgård, qui ont accompli à peu près que dalle en termes d'acting et en tant qu'être humain en général) venait compléter le tableau pour essayer de nous appâter, de nous faire croire en quelque chose de possible. C'est enfin sur Netflix que le film a terminé, ce qui n'est évidemment jamais bon signe mais, période de crise sanitaire oblige, on pouvait expliquer ainsi cette funeste destinée.




Quelques minutes suffisent à être convaincu que la place d'Antonio Campos n'est pas derrière une caméra mais plutôt à la pointe haute d'un système en 4-4-3 classique, avec deux ailiers rapides à ses côtés l'approvisionnant en centres aériens pour mieux tirer partie de son gabarit imposant et de son profil dit de "renard des surfaces". C'est ainsi que le gaillard a effectué sa meilleure saison sous les couleurs du SC Corinthias en 92-93, avec 3 buts dont autant de penaltys et 2 passes décisives en 18 matchs, tapant dans l’œil des recruteurs alsaciens, qui avouèrent un peu plus tard qu'ils recherchaient avant tout quelqu'un capable d'animer le vestiaire, alors bien morne, de la Meinau. Mais recausons cinéma, car ce truc-là est bien supposé en être. Parasité du début à la fin par la voix off sursignifiante et explicative de Donald Ray Pollock himself, Le Diable, tout le temps est d'une platitude terrible et ne parvient strictement jamais à décoller. On a l'impression de subir de nouveau les pires événements du bouquin en étant cette fois-ci soumis à la vision médiocre d'un type à l'imagination ultra limitée. La narration de l'écrivain, qui permet toutefois de suivre tout ça en restant actif sur les réseaux sociaux sans jamais être largué, appuie encore la désagréable sensation de mater un film totalement prisonnier du livre, qui n'arrive jamais à s'en détacher. Antonio Campos passe d'un personnage à l'autre sans jamais produire cet effet, ce léger vertige, que parviennent à atteindre les films choraux de ce genre quand ils sont vraiment réussis et qu'un maître est à la baguette (je n'ai pas de contre-exemples à vous proposer, mais rappelez-vous que je fais ça bénévolement). On a ici plutôt l'impression de regarder une succession d'épisodes de mauvaise série télé, mise en boîte avec l'application d'un élève sérieux, pas méchant, qui fait de son mieux, mais sans aucun génie ni idée. Y'a pas à dire, ce film-là a tout à fait sa place dans le répertoire de Netflix !




Les acteurs ne rehaussent guère le niveau, sans doute très mal dirigés par le natif de São Paulo, plus connu pour l'atmosphère agréable qu'il entretient sur le plateau. Leurs accents de rednecks forcés sont très durs à supporter, en particulier celui de Bill Skarsgård qui a l'air de chercher absolument à aboyer dans sa gorge plutôt qu'à déblatérer naturellement. Robert Pattinson ne fait guère rêver non plus, s'obstinant à avancer encore davantage sa mâchoire inférieure, peut-être dans l'espoir de se donner une crédibilité en révérend du Midwest obsédé par les jeunes rousses. Il fait pitié. Il est aussi déprimant de voir Riley Keough et Mia Wasikowska réduites à de telles rôles. Seul Jason Clarke ne déçoit pas puisqu'il est aussi détestable que d'habitude. Plus étonnant, si l'on frôlait constamment l'overdose de sordidité et d'horreurs à la lecture des pages si sombres de Pollock, qui n'y allait pas de main morte pour nous dresser les portraits d'une galerie de tarés et nous raconter leurs actes odieux, le film d'Antonio Campos paraît très sage, inoffensif et insignifiant. L'histoire et les faits sont inchangés, il y a bien quelques atrocités qui sont commises à l'écran, mais on s'en fiche, tout simplement. Aucune ambiance, aucun souffle, aussi nauséabond soit-il, ne s'échappe de la mise en scène insipide du réalisateur et des deux longues heures glauques qui nous attendent. Face à un si triste et pâle résultat, on en vient à se demander quel cinéaste encore en activité aurait pu s'en dépatouiller et proposer une œuvre à part entière, digne d'intérêt. Entre les mains des frères Coen, le deuxième livre plus réussi et respirable de Pollock, Une mort qui en vaut la peine, pourrait peut-être donner quelque chose. Mais nous revoilà plongés dans nos rêves de spectateurs, hélas bien éloignés de la réalité actuelle du cinéma américain. 


Le Diable, tout le temps d'Antonio Campos avec Tom Holland, Jason Clark, Riley Keough et Robert Pattinson (2020)

16 septembre 2020

Trois jours et une vie

C'est normal d'éclater de rire à la mort accidentelle d'un gamin de cinq ans ? Cela fait de moi un sociopathe ? Ou cela fait de Nicolas Boukhrief un piètre cinéaste ? Ou bien du scénario de ce film un amoncellement d'événements sordides et une réunion de personnages pitoyables qui ont pour effet de rendre impossible toute empathie ? Peut-être tout ça à la fois... En tout cas, il y a quelque chose de vraiment drôle dans le montage que nous propose Boukhrief lors de cette fameuse scène. On sent le réalisateur soucieux de nous faire comprendre chaque détail du déroulement tragique de l'accident. J'ai particulièrement apprécié ce gros plan furtif sur les petites bottes du gosse qui, après avoir reçu un bout de bois sur le front, se fait un croche-patte lui-même avant de s'étaler par terre, sa tête heurtant un gros caillou. Dit comme ça, c'est franchement triste et il n'y a vraiment rien d'amusant, je le reconnais, mais à l'écran, Boukhrief réussit à rendre ça tordant, je vous jure. Je me la suis repassée deux ou trois fois...




Trois jours et une vie est l'adaptation d'un bouquin de Pierre Lemaitre. Je n'ai jamais lu un seul de ses livres et je suis désormais sûr que ça n'est pas près d'arriver. Lemaître a joué un rôle actif dans cette adaptation puisqu'à en croire Allociné, c'est lui qui l'a directement proposée à Boukhrief. Il en a co-signé le scénario et écrit les dialogues. L'auteur apparaît même dans un rôle clé, à un moment crucial du film, il n'est autre que le procureur qui vient annoncer en public les résultats de l'enquête. Bref, tout ça pour dire que si Boukhrief est à pointer du doigt, Lemaitre l'est aussi. Reconnaissons toutefois qu'il y a quelque chose d'addictif dans ce scénario de malheur, qui réserve certaines surprises tellement énormes que l'on aurait pas osé les envisager. Le coup de la tempête du siècle qui ravage tout, rendant les recherches impossibles, celui du premier amour enfin consommé, qui tombe enceinte direct... chapeau l'artiste, fallait oser ! Les péripéties s'enchaînent de telle façon que l'on veut toujours connaître la suite, comme poussé par une curiosité malsaine et irrépressible. A chaque fois que l'on croit que la coupe est pleine, on nous en rajoute encore. C'est formidable !




Pierre Lemaitre a une imagination débordante quand il s'agit d'accumuler les couches de malheurs, d'enchaîner les moments gênants et de prendre en tenaille son audience. Le tout, pour ne rien gâcher, dans la grisaille ultra glauque du nord-est, axé autour d'un personnage principal roux, haïssable et unidimensionnel, qui ne nous intéresse à aucun moment bien qu'on le suive de l'enfance à l'âge adulte. Le pauvre gars qui a accepté le rôle est normalement cramé pour le reste de sa carrière, on ne veut plus jamais le recroiser après ça. Certains acteurs sont en roues libres, comme Charles Berling, dont les deux trois coups de sang amènent quelques éclaircies et un peu de vie, d'autres font simplement peine à voir, tout particulièrement la pauvre Sandrine Bonnaire, qui a dû s'imaginer retourner chez Chabrol alors qu'elle fait de la figuration dans un mauvais téléfilm. Trois jours et une vie est un film à fuir absolument qui a de quoi vous scotcher tout en vous foutant sur les nerfs. 


Trois jours et une vie de Nicolas Boukhrief avec Pablo Pauly, Charles Berling et Sandrine Bonnaire (2019)

13 septembre 2020

Un faux mouvement

La solide petite réputation dont jouit encore aujourd'hui ce polar sorti en 1992 ne paraît en rien galvaudée. Carl Franklin, qui n'a semble-t-il jamais fait mieux, peut s'appuyer sur un scénario particulièrement bien ficelé, qui nous tient en haleine jusqu'au bout, signé par l'un de ses acteurs principaux, j'ai nommé Billy Bob Thornton. Ce dernier incarne un dealer de drogue impulsif qui, suite à un vol de coke ayant tourné au massacre à L.A., part en cavale avec la drogue et un gros magot en compagnie de son complice, le particulièrement dangereux et plus réfléchi Pluto (Michael Beach), et sa petite-amie, la belle Fantasia (Cynda Williams). Le trio a pour destination Star City, une petite bourgade paisible d'Arkansas où le shériff, incarné par Bill Paxton, les attend en frétillant d'impatience, bientôt épaulé par deux flics venus de Los Angeles qui feront équipe avec lui.




Si la mise en scène de Carl Franklin ne brille pas particulièrement par son audace, sa capacité à développer une ambiance spéciale ou à nous proposer des images saisissantes, le réalisateur accomplit tout de même un travail des plus honnêtes, il parvient très tôt à instaurer un rythme assez haletant et nous rend son récit très agréable à suivre. Surtout, il réussit parfaitement à faire exister ces différents personnages, bien aidé par un casting irréprochable. Le regretté Bill Paxton trouve peut-être ici son meilleur rôle. Il est assez touchant dans la peau de ce shériff plein d'entrain qui gère sa petite ville avec bienveillance et qui espère briller auprès des deux flics de L.A. La présence de Cynda Williams est également très appréciable, l'actrice est parfaite dans ce rôle de femme versatile et manipulatrice qui a souvent un temps d'avance sur ses acolytes. Le fait que nous croyons et que nous aimons ces personnages permet de nous faire passer comme une lettre à la poste l'une des dernières surprises du scénario, qui aurait été peut-être un peu plus difficile à avaler autrement.




Par ailleurs, sans trop forcer le trait, Carl Franklin réussit très bien à nous montrer le déphasage qui existe entre le sud de l'Amérique et le reste. La question du racisme est abordée avec habileté, sans lourdeur ni insistance. Et si les personnages existent joliment, Star City, ce coin d'Arkansas bien ancré dans le sud, devient également un endroit à part entière, où l'on jurerait avoir effectivement passé un court séjour après avoir vu ce film. Bien que le suspense repose ici tout le long sur l'attente, littéralement (celle de l'arrivée des meurtriers à Star City), le film n'ennuie à aucun moment. Par un montage parallèle aussi simple qu'efficace, Franklin joue plutôt bien de l'avancée du trio sur les routes tandis qu'un autre trio se prépare et monte la garde. Lors de l'ultime séquence, le cinéaste ose un peu plus, nous gratifiant notamment de quelques cadrages obliques qui nous rappellent que One False Move date bel et bien du début des 90's. Avec plus de bonheur, il choisit alors d'accompagner l'action par la mélodie d'un joueur d'harmonica local. La toute fin du film s'avère assez poignante, la preuve qu'il a largement atteint son but. En bref, Un faux mouvement est un vrai bon polar, le film du dimanche soir idéal. 


Un faux mouvement (One false move) de Carl Franklin avec Bill Paxton, Cynda Williams, Billy Bob Thornton et Michael Beach (1992)

10 septembre 2020

Ava

Les temps sont durs pour les fans de Jessica Chastain. Pour suivre la carrière de leur idole, ils enchaînent depuis maintenant bien trop longtemps les daubes pur jus. Avec Ava, on espère que l'actrice a touché le fond et qu'elle saura ensuite rebondir. A quel moment peut-on penser qu'un tel scénar vaut le coup d'être tourné ? On dirait une sous-production EuropaCorp. Le script est si débile qu'il aurait très bien pu être griffonné par Luc Besson entre deux entrevues à l'hôtel... C'est d'ailleurs à Besson que l'on doit le tout récent et pourtant déjà oublié Anna, autre thriller minable du même genre où l'on suivait, là aussi, une tueuse à gages surentraînée au nom en palindrome. Faut-il être encore très jeune dans sa tête pour trouver brillante l'idée d'un nom palindrome... Le titre Ava était qui plus est déjà pris, par une œuvre autrement plus respectable. Bref. C'est donc ici Chastain qui endosse le rôle d'une agente ultra efficace bossant pour une organisation secrète dirigée par cette enclume de Colin Farrell. Du fait de son métier pas comme les autres et d'une histoire de famille compliquée, Ava a des problèmes avec l'alcool, elle doit résister aux tentations tout en essayant de se rabibocher avec sa smala et en devant échapper aux tueurs de sa propre organisation suite à une mission ayant mal tourné. Vaste programme...



Devant une telle ineptie cinématographique, on s'étonne de croiser de tels acteurs. Colin Farrell se fait principalement remarquer pour son air mauvais pathétique et sa coupe de cheveux étonnante, qui parvient à nous faire oublier ses fameux sourcils. L'acteur arbore une brosse particulièrement touffue et droite qui vient curieusement compléter la très nette calvitie de John Malkovich lors des champ-contrechamps qui nous les montrent deviser entre eux : le brun fuligineux tenace de la chevelure de Farrell s'imprégne sur nos écrans quelques secondes après sa disparition du cadre proprement dite pour un effet fascinant à l'écran. Visiblement peu intéressé, et on le comprend fort bien, par son rôle, John Malkovich assure le minimum syndical, il incarne l'unique contact de Jessica Chastain, son ancien formateur, une sorte de père de substitution. On devine l'amour platonique que Malkovich éprouve pour la tueuse, mais on ne sait pas s'il est dû au fameux strabisme du comédien, à son cheveux sur la langue, ou à ce qu'il était réellement venu chercher sur le plateau auprès de sa belle partenaire...




On retrouve aussi Geena Davis dans la peau, qu'elle a très tendue, de la mère d'Ava. Sa présence au générique renforce la filiation du film avec le grand classique (?) de Renny Harlin, Au Revoir à Jamais, où celle qui était alors la femme du cinéaste à moitié timbré d'origine finlandaise campait une tueuse professionnelle à la mémoire vacillante et portait la même coupe au carré plongeant que Chastain. Le visage de Geena Davis, littéralement tiré à quatre épingles, fait d'ailleurs l'objet d'une sorte de boutade à l'autodérision pitoyable qui tombe à plat. Non, pour trouver de vrais moments de rigolade, il faut chercher ailleurs et notamment chez l'acteur Common, dont le jeu rappelle un peu celui de Vin Diesel, la magie en moins ; il est guère aidé, avouons-le, par des dialogues catastrophiques. Rayon comique involontaire : relevons aussi une bagarre entre Colin Farrell et John Malkovich qui se veut particulièrement musclée et brutale mais, filmée avec les pieds, comme tout le reste, elle est en réalité plus gênante qu'autre chose. Elle sera très vraisemblablement zappée des montages vidéos qui seront consacrés aux deux acteurs à la dérive lorsqu'ils recevront enfin leurs César d'honneur.




Les temps sont si durs pour les fans de Jessica Chastain que je me dois de remercier l'un deux : celui qui, le cœur sur la main, a réalisé les sous-titres français qui m'ont permis de suivre ce film et d'en saisir toutes les subtilités. Ce fan plein de bonnes intentions, mais à l'anglais encore perfectible, qui a daigné consacrer quelques heures de son temps à la traduction de cette daube, dernier coup de poignard en date de Jessica, afin de permettre à son prochain de la subir à son tour en toute illégalité. Peut-être aveuglé par son admiration pour l'actrice, notre cher traducteur amateur a opté pour le vouvoiement systématique à l'égard de Jessica Chastain, quand bien même celle-ci les tutoie tous en retour, qu'il s'agisse de la mère, de la sœur ou de l'ex-boyfriend de son si triste personnage. Ce choix linguistique inhabituel octroie un ton singulier à quelques scènes au demeurant tout à fait misérables. Ce moment où Jessica Chastain commande un savoureux "scotch sur les rochers" au barman, succombant à un petit délice ambré, sort également du lot. Pour le reste, circulez, y'a putain de que dalle à voir, c'est horrible ce truc.  
 
 
Ava de Tate Taylor avec Jessica Chastain, John Malkovich, Colin Farrell, Common et Geena Davis (2020)

6 septembre 2020

I See You

Vous êtes fatigué, lessivé, crevé, et ça n'est pas ce soir que vous arriverez à combler vos lacunes cinématographiques en regardant enfin l'un de ces grands classiques qu'il manque encore à votre culture gé' ? Cela fait même plusieurs fois de suite que vous vous endormez piteusement devant le film choisi après moult tergiversations ? Vous recherchez donc un truc prenant, accrocheur, captivant, qui saura vous maintenir alerte pendant 1h30 ? N'allez pas plus loin, I See You est fait pour vous. S'appuyant sur un scénario particulièrement malin signé Devon Graye, plus connu pour avoir joué dans de nombreuses séries télé et incarné notamment le jeune Dexter, Adam Randall nous propose un film dont on peut s'étonner qu'il n'ait pas davantage fait le buzz, à l'heure où la toile s'enflamme régulièrement pour si peu et des œuvres bien vite oubliées. Vite oublié, I See You le sera peut-être aussi mais, au moins, il vous aura fait passer un bon moment et même permis de vous dire "Ah, je suis pas si vieux que ça, j'arrive encore à rester éveillé pendant 1h30 devant un film, sans jamais que mon attention ne décline". Quand les effets du vieillissement, de la dégradation physique et mentale, se font un peu plus ressentir chaque jour, ce genre de pensée est toujours bon pour le moral.




La plus grande malice d'Adam Randall et Devon Graye est d'avoir assez habilement su mêler les genres pour mieux déjouer les attentes du spectateur et le surprendre continuellement. A quoi avons-nous affaire ? Durant les toutes premières minutes, et ces plans aériens sans doute réalisés à l'aide d'un drone, qui nous dévoilent un de ces riches et coquets coins d'Amérique, pavillonnaire et tranquille, où l'on suit un gosse à vélo qui finit par disparaître dans les bois, on croit tenir un énième thriller avec serial killer de banlieue chic et trop normale, comme les américains en raffolent. Mais un doute apparaît déjà. Roulant dans les bois à bonne vitesse, le gamin finit par décoller du vélo, comme soulevé par une force invisible ou, plus prosaïquement, comme si son buste avait heurté de plein fouet un fil discrètement tendu sur son chemin. Cela m'a rappelé la fois où mon frère Poulpard, aka Brain Damage, avait pris la corde à linge au milieu du front alors qu'il jouait avec Clintou (aka le meilleur chien), sombrant instantanément dans un blackout d'une après-midi. Le corps du gosse se soulève donc au ralenti et l'on se demande alors s'il n'y a pas déjà une touche fantastique là-dedans. En tout cas, cela suffit à nous interpeller, bien joué.




Nous découvrons ensuite la petite famille d'Helen Hunt, qui habite une fort jolie maison bien trop grande pour elle, avec vue sur le fleuve. Une famille en pleine crise depuis l'infidélité de la maman : le père, flic, pionce désormais sur le canapé du salon tandis que le fils, en pleine adolescence, en veut terriblement à sa mère. Le paternel doit enquêter sur les nouvelles disparitions d'adolescents, qui rappellent des cas survenus il y a des années, une affaire que l'on croyait pourtant réglée. Dans le même temps, des événements étranges surviennent dans la maison, comme si une présence malfaisante hantait les lieux... Ainsi, alors que I See You se présente d'abord comme un thriller se déroulant dans un décor et un contexte des plus communs, il sème rapidement le doute et vient ensuite naviguer dans les eaux plus troubles du film de maison hantée, entretenant l'ambiance un chouïa fantastique annoncée par la scène d'introduction.




Quand le mystère développé par le scénario devient si épais qu'on ne sait plus à quel saint se vouer et qu'il devient temps de nous faire croire en une résolution possible, I See You prend une direction et même une forme totalement inattendues mais salvatrices. La continuité du récit est alors rompue, on fait un petit bond de quelques jours dans le passé et l'on se retrouve face à un... found footage. C'est par ce biais, pour une fois très intelligemment utilisé, que nous découvrons, avec un certain amusement, tout ce qui explique les événements les plus bizarres survenus jusque-là au domicile d'Helen Hunt. Le film, abandonnant certes pour de bon le potentiel surnaturel de son intrigue, trouve alors un second souffle. Il réussira à maintenir notre intérêt jusqu'au bout en lorgnant très souvent vers le film d'horreur, convoquant même, avec beaucoup d'à propos là encore, les codes habituels du slasher, avec une menace masquée et intrusive, et ceux du home invasion.




La réalisation d'Adam Randall est très correcte mais sans génie, elle parvient tout de même sans souci à jouer sur les différents tableaux et à rendre parfaitement lisible le scénar diabolique de Devon Graye. Ce dont le film souffre le plus, c'est sans doute de cet imaginaire archi connu et rebattu avec, au programme, en vrac : cabane glauque au fond des bois, jeunes victimes séquestrées, enterrement improvisé à pas d'heure et tout le tintouin. Rien de bien original là-dedans, n'est-ce pas ? Dans le même esprit, les personnages sont trop faibles, trop attendus, à commencer par celui qui s'avèrera être à la source de tout ce merdier. N'est-ce pas sur lui que n'importe quel spectateur aurait pu miser dès le départ ? L'acteur, Jon Teney, est un peu léger... Seule Helen Hunt, qui cultive le potentiel anxiogène de son visage désormais si lisse, tire son épingle du jeu. On peut regretter qu'elle soit bien la seule de la famille... I See You s'inscrit complètement dans la lignée de ces nombreux films qui dévoilent ce qu'il peut y avoir d'horrible derrière le vernis de la petite famille bourgeoise américaine. Bref, vous l'aurez compris : à l'ouest, rien de nouveau. Et, si nous nous laissons porter avec plaisir, le dénouement de tout ça pourra apparaître, a posteriori, assez facile aussi. Les ficelles reliant tout ce beau monde, expliquant le pourquoi du comment, sont un peu épaisses, le scénario apparaît rétrospectivement trop tarabiscoté et, finalement, plutôt convenu et prévisible. Pour ces raisons, I See You n'est donc pas beaucoup plus qu'un petit thriller drôlement efficace mais, par les temps qui courent, c'est déjà pas si mal et ça se fait même très rare, alors ne boudons pas notre plaisir. 


I See You d'Adam Randall avec Helen Hunt, Jon Tenney et Judah Lewis (2019)