
Dès l'ouverture de
L’Étrange affaire Angelica s'installe l'impression de découvrir la suite, ou une variante, de
Singularités d'une jeune fille blonde, le précédent film de Manoel de Oliveira. Le premier plan montre un taxi qui s'arrête en pleine nuit dans une rue battue par la pluie, au pied d'une maison à deux étages dont le rez-de-chaussée porte l'enseigne d'une boutique de photographe. Un homme descend du taxi et sonne à la porte. A l'étage la lumière s'allume, une femme ouvre sa fenêtre, et se penche à son balcon. L'homme cherche un photographe de toute urgence. L'époux de la femme au balcon et gérant de la boutique est absent, mais d'après les dires d'un passant improbable (le ressort narratif est invraisemblable mais amené avec une simplicité telle qu'on l'accepte sans y penser), un autre photographe serait disponible, nouveau venu dans la ville, nommé Isaac.
A ce premier plan-séquence et à cette femme au balcon succèdent le deuxième plan du film et un jeune homme travaillant à la table de son étroite chambre devant l'ouverture d'une fenêtre. Nous reconnaissons Ricardo Trepa, le petit-fils de Manoel de Oliveira, qui incarnait déjà le personnage principal de
Singularités d'une jeune fille blonde, où il était aussi attablé devant la fenêtre de sa chambre pour observer en vis-à-vis, fasciné, une mystérieuse blonde paraissant à sa fenêtre. Dans
L'Étrange affaire Angelica aucune façade ne fait plus face à la demeure du jeune homme, l'horizon est désormais complètement dégagé sur un vaste paysage. La fascination passera ici par une autre femme (d'ailleurs assez ressemblante), prisonnière d'un autre cadre. Le jeune photographe est en effet appelé à se rendre d'urgence au château d'une famille puissante pour immortaliser la belle Angelica (Pilar Lopez de Ayala
), splendide jeune fille blonde décédée dans la fleur de l'âge, juste après son mariage, circonstances tragiques qui ne font qu'ajouter au drame intolérable de sa mort. Pire encore, on entendra plus tard dans le film que la jeune femme était enceinte, commérages semblables aux élucubrations générées aujourd'hui encore par le mystère de la figure souriante de la Joconde. C'est un sourire pareillement insondable qu'affiche la jeune défunte quand le photographe Isaac vient l'immortaliser. Allongée sur un fauteuil dans sa robe de mariée, les mains jointes sur le ventre, elle affiche un air angélique. Entouré par les membres de la famille endeuillés et impatients, Isaac se hâte de faire les clichés demandés quand soudain, dans l'objectif de son appareil, la jeune morte se réveille, ouvre les yeux et lui sourit béatement, d'un sourire plus franc encore que lorsqu'elle demeurait inanimée, laissant rayonner toute sa beauté la plus vive. Personne autour d'Isaac n'a partagé sa vision, et dès qu'il quitte l’œilleton de son appareil photographique pour constater de ses propres yeux ce qui vient de le bouleverser, il retrouve une Angelica sans vie. Le jeune homme, totalement ébranlé, achève sa tâche à la hâte et fuit le château. A partir de cet instant il sera comme ensorcelé par l'image de cette jeune femme, puis par son fantôme.

Disons-le, lorsque Angelica ouvre les yeux, éphémère résurrection, la surprise n'est pas aussi grande qu'on pouvait l'attendre. Le plan est rapide, l'événement soudain, aussi n'a-t-on pas le sentiment d'une chose impossible, que pouvait par exemple provoquer la lente apparition du fantôme de l'épouse à la table de son mari au début d'
Oncle Boonmee, fantôme qui se révélait tardivement à notre regard inattentif telle une présence d'abord indiscernable venue s'immiscer dans une durée confortable. Il y a fort à parier pour que la relative absence de surprise provoquée par l'éveil d'Angelica, et par conséquent son déficit de puissance dans l'avènement, soient en partie dus à notre connaissance de l'histoire - voire de la scène - préalable à la découverte du film (un argument de plus en faveur de l'ignorance absolue qu'il faudrait préserver et cultiver coûte que coûte avant de découvrir une œuvre quelle qu'elle soit, car je suis convaincu que cette scène aurait eu un effet plus considérable sur un spectateur moins au fait de la trame du film). On peut donc être déçu par le manque d'impact de cet instant crucial où la jeune femme s'anime, bien que la séquence soit admirablement composée, dans un film immédiatement placé sous le sceau de la grâce. Peu de temps après son retour chez lui, le jeune homme développe les photographies d'Angelica et les scrute dans des séquences qui convoquent inévitablement le
Blow Up d'Antonioni, car les deux films sont portés par la même intelligence géniale, cependant qu'à la froide théorie et à la scène de crime d'Antonioni succèdent la poésie et le réveil de la morte amoureuse d'Oliveira.

Mais alors qu'il passe tous les clichés en revue l'un après l'autre, s'arrêtant pour observer la fameuse image en gros plan fraîchement développée et prise juste après l'éveil fascinant d'Angelica, se reproduit tout à coup l'improbable résurrection : Angelica s'anime sur le papier glacé, semble regarder le photographe et lui sourit à nouveau avec tendresse. Le plan est très bref, interrompu par un contrechamp qui nous montre Isaac paniqué, reculant soudain comme devant une apparition terrifiante, littéralement stupéfait. Comme la première fois, l'effet de surprise (et donc le magique) de ce réveil d'entre les morts n'opère pas sur le spectateur aussi violemment que ce dernier aurait pu le croire ou l'espérer. La scène est néanmoins extrêmement belle et déjà inoubliable. Oliveira décompose ici pour nous la matière même du cinéma : une suite de photogrammes arrêtés que leur juxtaposition enchaînée anime et qui donnent dès lors le sentiment de la vie. Il n'y a de fait que dans l'objectif de l'appareil d'Isaac, puis sur le photogramme qui en est tiré et qui se voit transformé en objet filmique par l'enregistrement dans la durée qu'en fait la caméra du cinéaste, que la défunte puisse s'animer, revivre. La photographie, événement arrêté, mort instantanée, retrouve une dimension temporelle quand elle est filmée par la caméra d'Oliveira et retrouve donc la vie. De là, cette renaissance subite, dès lors évidente. Comme nous l'a déjà rappelé Apichatpong Weerasethakul dans son dernier film, le cinéma est ce lieu des morts qui ne nous quittent jamais tout à fait. La photographie conserve et suspend un instantané de l'existence, le cinéma enregistre la vie et son inscription dans le temps. De sorte que c'est pratiquement le film lui-même qui, en filmant la photographie d'Angelica, image fixe, et en lui donnant l'accès à une durée, la force à s'animer. Toutefois, et sans doute pour les mêmes raisons, ce nouvel éveil du visage de la morte survient sans beaucoup plus de surprise que le premier.

En revanche, et c'est là que s'exprime à nouveau l'immense talent de Manoel de Oliveira, un nouveau contrechamp filmé depuis le balcon succède au recul effaré du héros, en plan large sur la face intérieure de la chambre dans le second plan de laquelle apparaît l'hôtesse du photographe, Justina, qui lui rend visite. Tout en haut du cadre, au premier plan mais à bonne distance de la caméra, se logent face à nous les photographies de la morte accrochées à un fil métallique. L'une d'elles, balancée par la brise qui pénètre dans la chambre par l'ouverture du balcon, est vaguement mise en avant par un effet de brillance, reflet d'une lumière venue de l'extérieur, dans notre dos, comme produite par le projecteur derrière nous, celui qui anime les images que nous regardons (à condition de voir le film au cinéma). Il s'agit précisément de la photographie du visage d'Angelica, qui vient de s'animer deux plans plus tôt. Or notre regard n'a de cesse de se porter sur elle, délaissant les personnages, Isaac et Justina causant d'affaires et d'autres, pour s'assurer de ne pas rater un éventuel et peu probable nouvel éveil, guettant le moindre mouvement du visage photographié d'Angelica dans l'espoir d'un nouveau sourire. C'est là, contre toute attente, que le cinéaste nous saisit véritablement. Ce plan se veut finalement bien plus percutant que l'événement résurrectionnel en lui-même. Et par miracle, nous voilà soudain médusés non par l'événement filmé à deux reprises en gros plan mais par un détail de l'image dans un plan large apparemment anodin, absolument non-événementiel, détail vers lequel Oliveira a le don de nous diriger. Le cinéaste nous plonge exactement dans la situation de son personnage et nous fait ressentir l'émotion qui est au cœur de son film tandis que nous quêtons un nouvel éveil de la trépassée : ce sentiment étrange et terrifiant qui s'empare de nous lorsque nous regardons le visage d'un mort que l'on croirait endormi et sur le point de s'éveiller. On a dans ces cas-là l'impression chevillée au corps de voir le mort respirer paisiblement, et parfois sommes-nous convaincus, un bref instant, de l'avoir bel et bien vu bouger... Oliveira aborde ce sentiment avec une délicatesse et une maîtrise incroyables, comme lorsque, plus tard dans le film, il symbolise en la littéralisant cette troublante sensation qu'ont les vivants hantés par la mort d'un proche d'être observés ou visités par son fantôme, présence qui échappe pourtant aux sens et à la raison dès que l'on tente de la surprendre.

Le traitement que fait le cinéaste portugais de son beau sujet, la douce folie des vivants hantés jusqu'à leur propre fin par l'esprit des morts, fait parfois penser à certains contes de Maupassant. Le film est en réalité d'une richesse inouïe, nourri par tout un réseau de références et d'influences, sans pour autant se vouloir péniblement référentiel : nous sommes dans du pur Oliveira, quand bien même le film rappelle un certain nombre d'œuvres cinématographiques, picturales ou littéraires que l'auteur s'est gaiement appropriées. L’œuvre semble puiser ça et là dans la mémoire, la culture, l'expérience et le génie d'un cinéaste de 102 ans au faîte de son talent, dont la maîtrise incroyable n'a d'égale qu'une immense liberté, commune à quelques uns de ce artistes qui atteignent à la fin de leur vie et de leur art une forme de plénitude de l’expression. On peut penser à Ophuls, Rohmer, ou Mizoguchi. Ou par exemple à Hitchcock, qui tourna ses plus beaux films à la fin de sa vie, notamment quand Oliveira semble partager son goût des couleurs, lesquelles en passent par l'art de la lumière via un éclairage subtil, mais aussi et surtout son goût des lieux, de la composition scénique, sa science du placement (de la caméra, donc du spectateur), bref ce sens étonnant de la géographie. La chambre du photographe, filmée depuis la fenêtre vers l'intérieur, ou inversement, vers le fleuve et les champs face à l'appartement d'Isaac, possède sa logique propre de vectorisation de l'espace. Le fil métallique auquel sont suspendues les photographies d'Angelica, qui tinte avec force vibrations quand le photographe en décroche un cliché comme pour sonner les cloches des morts et ramener la jeune femme des cieux vers la terre, sert de frontière dans cet espace. Frontière verticale donc mais aussi horizontale, que le personnage doit passer pour voir s'éveiller la jeune femme ou pour rejoindre son esprit matérialisé sur le balcon, d'où ils s'envoleront à deux reprises.

C'est cette ultime frontière que passe Isaac à la fin du film (je vais ici dévoiler la fin du film), lorsqu'il meurt d'amour, appelé par Angelica à la rejoindre dans une très belle scène où la mort est un vœu exaucé, une pénible joie. Le fantôme de la jeune femme est lui-même passé de l'autre côté de la ligne pour venir chercher son amant parmi les vivants, flottant au-dessus d'Isaac à une hauteur presque accessible avant de reparaître au balcon pour appeler le jeune homme d'un geste des mains. Le corps terrestre d'Isaac, après avoir repoussé le médecin, dernier des terriens trop terre-à-terre qui l'entourent, s'écroule à l'instant où il outre-passe ledit fil et son esprit peut dès lors rejoindre Angelica et s'envoler avec elle par la porte du balcon devenue celle de la mort. L'hôtesse en referme finalement les volets afin de faire le noir et de clore le film, symbole funeste que nous refusons de prendre pour le testament de son auteur. Avec une telle conclusion à un film sur le regard, on pense au dernier long métrage du cinéaste portugais Joao César Monteiro,
Va et vient, et à son plan final sur l'œil de son auteur, grand ouvert et contenant en son sein toute la lumière du monde. Le rappel est d'ailleurs relativement manifeste puisque Manoel de Oliveira n'a de cesse, dans ses deux derniers films, comme Monteiro dans le sien, de composer son cadre en creusant le milieu de l'image par un renfoncement tout en profondeur de champ, vers un encadrement centripète à forte valeur métaphysique qui replace le centre de l'existence en soi mais aussi dans un cadre pictural, ou purement cinématographique. Le titre du dernier Monteiro pourrait d'ailleurs s'appliquer au récit de
L'Étrange affaire Angelica puisque le personnage n'a de cesse d'aller et venir depuis le monde terrestre vers celui des morts. "Cinéma, art de l'espace" écrivait Éric Rohmer à propos du
Faust de Murnau, et c'est bien de cet art dont il est question ici. La chambre n'est un huis-clos qu'à la toute dernière image du film. Avant cette fermeture conclusive elle est au contraire un lieu perpétuellement ouvert sur l'extérieur. Par un découpage géographique d'une grande efficacité, c'est en observant ce paysage alentour à la jumelle dans une dialectique rappelant
Fenêtre sur cour qu'Isaac aperçoit des travailleurs bêchant une vigne à la pioche au-delà d'un cours d'eau.
Isaac décide d'aller photographier ces travailleurs chantant qu'il aperçoit de l'autre côté du fleuve. Ce qui le passionne c'est leur manière de travailler, à l'ancienne, sans machines, comme des figures surgies du passé, affichant un drôle d'air, et qui de loin en loin nous évoquent peut-être les ouvriers de L'Avenue de Paul Gadenne ou les pâtres de L'Ensorcelée de Barbey d'Aurevilly. Ces apparitions archaïques permettent un nouvel écho au grand tableau du Vinci auquel nous renvoie le film via la composition encadrée de la fenêtre où apparaît la souriante Angelica, avec derrière elle un paysage désert coupé par un cours d'eau lui-même enjambé par un pont, lequel mène d'une époque à l'autre, car la question du temps est bel et bien au cœur du film. Après chaque nuit passée à rêver d'Angelica, Isaac entend le vrombissement de lourds camions qui défilent dans la rue au pied de sa chambre et qui sont conduits par d'autres travailleurs, plus contemporains sans doute. Ces bruits sourds et récurrents le ramènent à un présent moins anachronique. De part et d'autre de la rivière, deux espace-temps différents, deux paysages incohérents, séparés par ce cours d'eau, ou du temps, au-dessus duquel le fantôme de la bien nommée Angelica, gracieux et léger, emporte Isaac dans un vol par-delà les exigences du temps terrestre. Regagnant sa chambre après être allé photographier au plus près ces étranges travailleurs, Isaac développe les clichés et les suspend au fil métallique qui divise sa chambre en deux pour les faire sécher, disposés aléatoirement entre ceux d'Angelica. Oliveira réalise alors un plan sublime : un travelling latéral de la gauche vers la droite sur cette suite d'images à priori discordantes, alternant entre la figure morte d'Angelica et les travailleurs bêchant à la pioche. Les images de ces corps labourant, pris en plein mouvement, puissamment vivants, s'opposent ainsi à la mort immobile et tranquille, tout sourire, d'Angelica. Les travailleurs travaillent à leur propre fin, chantant impassiblement une inquiétante litanie. Ils semblent creuser leur propre mort. Leurs visages tirés par l'effort, dents apparentes, et les doubles pointes courbes de leurs pioches levées dans les airs puis enfoncées dans la terre en font une évidente allégorie de la Grande Faucheuse s'immisçant entre les portraits de la morte. Ce travelling est le substrat littéral d'un montage cinématographique en même temps qu'il est une représentation métaphorique de la pellicule elle-même et de son pouvoir d'incarnation et de juxtaposition. C'est une suite de photogrammes, mis côte à côte et bout à bout, enchaînés les uns aux autres par le mouvement, qui ainsi enchaînés font une scène, un cruel montage alterné, un film en soi, où la mort est au travail.

Si ce plan est extraordinaire, une autre scène, déjà rapidement évoquée, s'avère peut-être plus fabuleuse encore, c'est la première apparition du fantôme d'Angelica sur le balcon d'Isaac. L'effet spécial est rudimentaire. Angelica est incrustée dans l'image, en noir et blanc, entourée d'un halo bleuté. Oliveira nous rappelle alors
La Fille de l'eau de Renoir, mais aussi Cocteau. Comme lui, comme Weerasethakul l'année dernière et quelques autres, Oliveira reste émerveillé par ce qui constitue l'essence de son art, par ce que le cinéma donne à voir sur un écran : des apparitions. A 102 ans le cinéaste est encore et toujours fasciné par ce qui apparente son art à la magie. Depuis Cocteau ou Méliès le cinéma n'a donc rien perdu de sa force, et sa puissance demeure intacte y compris dans sa simplicité première, tel que le pratiquaient les cinéastes des débuts. Les progrès techniques des effets spéciaux n'ont rien à voir dans cette affaire, seule la simplicité de la mise en scène et la croyance absolue du cinéaste dans son art permettent à cette magie d'exister. C'est aussi ça que l'on peut entendre dans la séquence où les trois scientifiques logés par l'hôtesse qui accueille Isaac discutent d'un ton pédant et détaché de la matière et de l'anti-matière qui, lorsqu'elles se rencontrent, produisent une énergie. Ces trois personnages toisent avec mépris le lunatique Isaac, lequel les écoute en observant le monde par la fenêtre et ne retient de leurs logorrhées que quelques mots qui le ramènent inévitablement à son obsession pour Angelica. Ils le dévisagent comme s'ils avaient affaire à un fou alors qu'il vit précisément ce dont ils parlent sans en avoir fait l'expérience. Alors qu'ils débattent platement de ce vaste sujet qui les dépasse, nous pouvons entendre, au fil du dialogue, cette réplique : "Ça n'a rien d'un spectacle hollywoodien". En effet, le spectacle de l'univers est beaucoup plus simple et néanmoins magnifique, car, comme ils le précisent : "la lumière des étoiles que nous voyons nous parvient 500 000 ans après leur disparition". C'est de cette lumière qu'est entourée Angelica, elle en est toute constituée, qui rayonne par-delà sa disparition. Angelica est faite de cette lumière lunaire dont Cocteau disait qu'elle est l'encre du cinéma. Quand Isaac rejoint Angelica sur le balcon, à peine a-t-il passé la ligne qui sépare les deux mondes que le voilà paré de la même anti-matière fantomatique.

Ils s'envolent et Oliveira réalise une séquence qui a tout du ridicule et qui pourtant nage dans le sublime absolu. Les deux amants volent par-dessus la ville, les champs, les cours d'eau, enlacés amoureusement, blottis l'un contre l'autre, souriant naïvement, couchés à l'horizontale au-dessus du monde. L'effet spécial remonte aux origines du cinéma et pourtant la scène est d'une vigueur, d'une fraîcheur, d'une beauté insondable et totalement euphorisante. Oliveira reprend avec une liberté et une virtuosité qui frôlent l'inconcevable la scène de vol galant de
Superman et la conjugue à la danse aquatique purement cinématographique des amants nus (Johnny Weissmuller et Maureen O'Sullivan) de
Tarzan and his mate, ainsi qu'à la rêverie amoureuse et érotique de
L'Atalante de Vigo, dans une séquence qui, en termes de poésie, de simplicité et d'émotion, va au-delà de tout ce que l'on pouvait espérer. Quand Isaac se réveille, la chambre est sombre
, et au centre du tableau formé par cette
camera obscura se détachent, en contre-jour, dans l'encadrement de la fenêtre illuminée par la lune, les photographies d'Angelica suspendues en l'air et penchées à l'oblique, toujours déjà en plein vol. Cette scène est un joyau qui, entourée de tant d'autres images magiques, fait du film d'Oliveira un pur et simple enchantement et de toute évidence l'un des plus grands films de ces dernières années.
L’Étrange affaire Angelica de Manoel de Oliveira avec Ricardo Trepa et Pilar Lopez de Ayala (2011)