Affichage des articles dont le libellé est Serge Daney. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Serge Daney. Afficher tous les articles

12 août 2024

Sang pour sang

Critique repentance. Que nous avons été durs avec les frères Coen. Qu'ont-ils fait de mal ? A part avoir un style un peu trop stylé, une bande d'acteurs fidèles toujours là au piquet, un humour décalé d'une ironie pince-sans-rire qui si elle vous laisse froid vous congèle carrément, et peut-être un public agaçant. Résultat des courses, pendant longtemps nous n'avons pas pu les saquer. Il faut parfois que le temps passe, qu'une carrière s'essouffle, que des dents se déchaussent, que la critique se détourne et que les rangs des fans s'éclaircissent pour qu'on donne une nouvelle chance aux cinéastes qui nous ont durablement gavés et, mine de rien, contre lesquels on a aussi pu se construire, bien malgré eux et à leur insu. Cf. Serge Daney, qui a forcément écrit là-dessus, et qui lui aussi s'est mépris de son vivant sur quelques cas, ne citons que Spielberg, dérouillé en règle pour ses Dents de la mer, ou Cimino, flingué à bout portant pour Voyage au bout de l'enfer. Nous avons un droit à l'erreur, ou plutôt aux multiples et impardonnables erreurs. Ne citons que nos griefs de jadis, parfois immortalisés dans ces pages, à l'égard de Brian de Palma, de Wes Anderson, de David Lynch. Autant de dégoûts anciens qui nous ont fait passer pour des guignols plus souvent qu'à notre tour, alors qu'ils étaient dus, le plus souvent, aux guignols eux-mêmes qui, en portant ces cinéastes aux nues avec des arguments débiles, creux et fallacieux, nous confortaient dans nos petites haines quotidiennes. (Déjà on change d'avis et on s'excuse, on va pas non plus assumer nos erreurs et s'abstenir de les imputer à autrui). Si ça peut vous rassurer, on a longtemps détesté les endives au jambon, pour l'amertume desdits jambons, oubliés sur la plage arrière de la Seat Córdoba en plein mois d'août. Or, pas plus tard qu'hier soir, on s'en est farci douze à deux. Et pas les plus fines endives du marché. Plutôt du gros chicon maous, vendus par le gardois du coin avec un p'tit sourire ambigu : "Dix euros les deux ! Et une barquette de fraises offertes pour cinq euros de plus !" Adorable.


 
 
Ce film-là, parangon du néo-noir, dont il est le premier spécimen (ou parmi les), contient tout le meilleur des frères Coen et a contribué, visionné tardivement, à les réhabiliter totalement à nos yeux. Seul hic : on a revu pas mal de leurs films après et celui-ci, qui est leur premier, reste pratiquement, pour nous, un sommet de leur art. Mais c'est un détail. Blood Simple, basé sur un scénario écrit à quatre mains de fées, mis en scène avec une efficacité et une audace dingues pour un premier essai, porté par des acteurs idéaux incarnant des personnages bien racés, est une grande réussite. (On a juste aimé le film putain, le fait est qu'on est blogueurs ciné et qu'on essaie de poser des arguments, disons des mots-clés, mais on est à poil pour expliciter tout ça, pour formaliser le plaisir pris devant ce qui reste un parangon du néo-noir). Un dernier mot quand même sur ce qui enlève le film pour de bon : la longue scène où l'enjeu est de se débarrasser du corps velu de Dan Hedaya. Une demi-heure muette où c'est simplement la magie du cinéma qui opère, un plan après l'autre, bien dans l'ordre, bien cadrés, bien timés. Thoret le dit toujours : un vrai bon film se jauge à l'aune de la touche "mute" de votre télécommande, virez le son et si vous captez la tempé c'est gagné. Ici, et dès leur premier coup d'essai, les Coen le font pour nous et c'est limpide. Quel toupet ces jeunes loups. Ils se trimballaient avec l'assurance d'un Eduardo Camavinga âgé de 7 ans et portant déjà le maillot du Real en quarts de finale de la Ligue des Champions.




Sang pour sang de Joel et Ethan Coen avec Frances McDormand, Dan Hedaya et John Getz (1984)

28 avril 2023

L'Enfer des tropiques / Riz amer

Films deux-en-un. Deux films pour le prix d'un. Je ne parle pas de double-programme, même si c'est une double-critique. Je parle de films qui sont doubles en eux-mêmes. Les deux films choisis sont des cas de films doubles. L'Enfer des tropiques, très mauvais titre français de Fire Down Below, signé Robert Parrish en 1957, est pour moitié un buddy movie d'aventure, avec Jack Lemmon et Robert Mitchum (à vos souhaits, littéralement, que souhaiter de mieux ?) pour interpréter le duo-titre, deux margoulins prêts à transporter n'importe quoi d'illégal dans leur rafiot contre quelques billets. Ils partagent une belle amitié que vient mettre à mal leur prochaine marchandise clandestine en la personne de l'irrésistible Rita Hayworth. Et pour moitié un survival, à partir du moment où Jack Lemmon se retrouve coincé dans la cale d'un cargo en feu sur le point d'exploser, piégé par une poutre tombée sur ses guiboles suite à la collision de son navire avec un autre dans un banc de brume. Drôle de film, apparemment remonté par ses producteurs ou que sais-je, en tout cas bizarre en l'état, et dont la seconde partie se traîne. Le film semble s'être piégé lui aussi, qui reste coincé, s'enferme dans son idée, à l'image du pauvre Jack Lemmon. Dommage.





Autre cas, et film nettement plus réussi, Riz amer (traduction très libre de Riso Amaro), de Giuseppe de Santis, long métrage italien de 1949 qui contient aussi deux films, sauf qu'ils ne se suivent pas, comme dans Fire Down Below (à ne pas confondre avec son remake de 1997, signé Félix Enríquez Alcalá, où Jack Lemmon cède la place à Steven Seagal, Robert Mitchum à Harry Dean Stanton et Rita Hayworth à Stephen Lang, l'action étant déplacée des tropiques vers une ville minière des Appalaches, et dont le titre français sonne plus juste : Menace Toxique, pour parler du charme ravageur de Stephen Lang qui fout le boxon dans le couple Seagal/Stanton). Dans Riz amer, les deux films sont plutôt mêlés, intriqués. Riso Amaro est un mélange de film noir et de drame néo-réaliste, les deux genres, si l'on peut dire, étant plus ou moins chacun incarnés par une actrice : Doris Dowling pour le côté noir, Silvana Mangano pour le néo-réalisme. 
 
 


 
Et pourtant cette dernière, la Mangano comme il convient de dire, vedette du film, absolument inoubliable dans ce rôle, apparaît pour la première fois à l'image à travers le regard qu'elle suscite chez un petit attroupement de mâles, agglutinés derrière les fenêtres d'un train et sur un quai pour voir le spectacle, celui que la caméra, dans un travelling ou un panoramique (j'ai une mémoire très peu visuelle, ce qui me fout régulièrement dedans pour torcher mes critiques) nous révèle enfin : Silvana en train de danser comme une diablesse. La femme fatale est là, réplique italienne de la Rita Hayworth (eh oui, y'a de la suite dans les idées, cet article n'est pas construit n'importe comment, 15 ans de blogging ciné ça paye à un moment donné, à croire que c'est un métier...) de Gilda
 
 


 
A noter d'ailleurs que dans L'Enfer des tropiques (qui devait d'abord s'intituler chez nous L'Enfer dans deux slips), Hayworth joue elle-même une sorte de replica (pas mal de mots en italiques dans ce texte, ce qui doit vous en imposer j'imagine, du moins j'espère, car c'est l'effet escompté) de ses propres rôles, quand elle bronze en maillot de bain sur le pont du bateau de Lemmon et Mitchum, comme elle le faisait dans La Dame de Shanghai, ou encore dans une terrible scène de danse (qui aura servi de principal support à bon nombre d'affiches du film), encore une, assez hallucinante il faut dire, où elle se mêle aux gens du coin et à leur fête traditionnelle et donne de sa personne pour enflammer Mitchum et tout ce qui peut poser les yeux sur elle, en écho, encore, au souvenir impérissable de Gilda : Rita Hayworth, à l'époque, palimpseste vivant ? (question rhétorique, inutile d'y répondre, c'est juste là pour vous trouer le cul).



En haut, l'original de 57, en bas, le remake de 97, avec Harry Dean Stanton et Stephen Seagal, acteur amérindien originaire de Lançon de Provence, qui coulent le parfait amour avant l'arrivée de Stephen Lang et de ses bicepts.


Silvana Mangano donc apparaît d'abord comme l'archétype de la femme fatale, mais c'est ensuite le personnage interprété par Doris Dowling qui assume la part noire du film, Mangano ressemblant de plus en plus à Ingrid Bergman dans, mettons, Stromboli. Dowling interprète Francesca, compagne de Walter (le fringant Vittorio Gassman, de toute beauté), deux petites frappes qui, après avoir commis un vol, se mettent au vert en s'infiltrant dans un convoi de mondine (ouvrières saisonnières des rizières des plaines padane et vénète de la fin du XIXe et de la première moitié du XXe siècle, cf. wikipédia ; je cite mes sources, comme on nous l'apprend au CDI en cours d'EIST ; après 15 ans de métier, on a des tips à partager, et je songe à monter une chaîne youtube de 5-minute crafts consacrée à la rédaction d'articles de blog ciné ; si vous parvenez à raccrocher ce qui suit cette parenthèse à ce qui la précède je vous tire mon chapeau), parmi lesquelles figure Silvana (Mangano, qui garde son prénom pour le rôle), assez sympathique pour intégrer Francesca à la troupe comme mondina clandestina
 
 


 
Je vous la fais courte, vous verrez peut-être le film, en tout cas je vous le recommande (c'est un peu l'idée du bazar sur lequel vous rôdez en ce moment-même), mais c'est comme ça que s'installe le film néo-réaliste, aussitôt entrelacé dans le film noir initial, qu'il supplantera finalement à mes yeux. Plusieurs scènes dans les rizières sont des moments de bravoure (comme on dit un peu bêtement quand on connaît trois expressions) quand les ouvrières chantent en travaillant, puis modifient les paroles de leur chanson pour communiquer et mettre en place leur lutte, d'abord les unes contre les autres (les filles sous contrat contre celles qui n'en ont pas et menacent de les faire mettre à la porte si elles se font repérer), puis toutes ensemble, quand elles s'unissent finalement dans un mouvement de grève collectif et solidaire visant à obliger leurs patrons à toutes les régulariser.
 
 
 

 
Une autre prise de conscience politique contribue à réécrire le destin de la tragique héroïne Silvana quand, après que Walter l'a séduite et convaincue d'ouvrir en douce les vannes d'eau pour noyer les plants de riz afin de détourner l'attention et qu'il puisse voler toute la récolte, elle réalise qu'il s'apprête à mettre en péril toute l'exploitation et donc à voler les centaines de mondine comme elle, qui dépendent de ce boulot misérable et harassant. Entretemps, on l'aura vue et aimée dans une scène de baignade près des cultures, dans un plan où elle rejoint Walter sous le toit d'une grange et reçoit sur la tête un peu de riz que l'autre lui fait tomber dessus (image un poil fabriquée, mais jolie), et dans tout un tas d'autres scènes où Silvana Mangano crève l'écran, comme savait le crever Rita Hayworth, même le visage fatigué et les yeux un peu cernés dans un film à moitié raté comme Fire Down Below, que son casting aurait pu sublimer avec un scénario digne de ce nom ou un montage plus libre, qui sait ? 
 
 


 
Mais peut-être connaissez-vous d'autres films qui en contiennent deux ? Je suis toute ouïe. Vous aurez peut-être remarqué qu'après 15 années de travail de critique non-rémunéré, j'essaie encore de renouveler le genre, de réinventer l'art de la chronique d'art en remodélisant les codes de l'exercice et en redéfinissant les catégories filmiques. Rien que ça. C'est pas la première fois qu'on bouleverse le petit monde de l'écriture sur le cinéma. Ce n'est qu'une tentative de plus... Récemment j'évoquais les "films-tutos" et vous demandais, en fin d'article, de citer ceux qui vous venaient à l'esprit, l'idée étant de générer une dynamique, une émulation dingue débouchant sur de nouvelles pratiques de critique collectives et innovantes, avec un résultat déjà révolutionnaire puisque cet article-massue qui fera date et marque d'une pierre blanche une nouvelle ère de la critique cinématographique n'a généré strictement aucun commentaire ni la moindre réaction. Je retente ma chance ici : connaissez-vous d'autres films "deux-en-un" ? Je m'en remets à vous. Après André Bazin, Serge Daney et Vincent Malausa, un grand chapitre de l'histoire de la plume cinéphile est en train de se tourner ici, prenez le train en marche, ça va assez vite, y'aura pas de place pour tout le monde... On sera compris et digérés dans mille ans, si notre monde existe encore d'ici là... Notre blog, lui, existera toujours, vu comme c'est parti.


L'Enfer des tropiques de Robert Parrish avec Rita Hayworth, Jack Lemmon et Robert Mitchum (1957)
Riz amer de Giuseppe de Santis avec Silvana Mangano, Vittorio Gassman et Doris Dowling (1949)

9 avril 2014

La Belle vie

Il n’est pas courant qu’un premier film français évoque d’emblée le western, sa puissance, sa vitalité, ses corps en mouvements, rompus aux gestes rituels du travail, ses pastels, ses contrastes lumineux, ses paysages séculaires et monumentaux. La Belle vie, signé Jean Denizot, s'ouvre sur les gestes quotidiens de la vie marginale de deux frères et de leur père, qui habitent secrètement deux petites caravanes perdues dans la nature et vivent de l’élevage de quelques chèvres. Les premières scènes du film, où les trois hommes chargent leur cargaison de fromages sur une charrette et où les deux fils mènent leur cheval vers un marché voisin, ont un aspect brut qui fait saillir les contours de la fiction et nous y introduit sans délai. Que ce soit au niveau sonore, avec l’attention portée aux bruits rugueux des objets et des matières (cagettes, chariot, sabots du cheval), ou dans le montage, sec, qui va à l’essentiel, coupant toujours une fraction de seconde avant le moment attendu, et aiguise ainsi l’attention, la mise en scène s'évertue à faire surgir sous nos yeux des personnages anonymes dans un monde qui l'est tout autant mais qui n'en est pas moins bien concret et bien vivant. On est déplacé in medias res dans un temps et un espace autres, dans un ailleurs du cinéma français, quand les deux frères conduisent leur troupeau sur les collines, se baignent au milieu des roches et rentrent pour trouver sur la table de la caravane un avis de recherche à leur effigie.




C’est une pancarte « Wanted » qui surgit en plein cœur de ce drame français et vient mettre fin aux réjouissances ponctuelles de la vie sauvage. Les deux frères bravent cependant l’interdit et vont une dernière fois, clandestinement, se montrer au village, échappant à l’autorité paternelle en pleine nuit pour aller s’égayer malgré tout, séduire la jeunesse locale, se battre avec des piliers de saloon peu partageurs et fuir à cheval, comme ils sont venus, en bons étrangers, à travers les rues sombres du patelin, poursuivis par la meute des villageois. Dès lors, et après que le frère aîné a filé pour de bon sur sa monture, le père et le frère cadet doivent échapper aux torches des shérifs locaux et se déplacer, y compris en barque, pour ne surtout pas être pris. Nicolas Bouchaud (vu et apprécié dans un drôle d’exercice théâtral où l’acteur, seul en scène, reprenait par fragments les mots de Serge Daney interviewé par Régis Debray dans le fascinant et obsédant Itinéraire d’un ciné-fils), qui joue le père, et Zacharie Chasseriaud, qui joue Sylvain, le plus jeune des deux frères, s'aventurent sur le fleuve tels les Robert Mitchum et Marilyn Monroe de La Rivière sans retour, qui fuyaient les indiens après s’être paisiblement installés dans un joli coin de nature reculé, sauf qu’ici les fuyards sont aussi les indiens.




Le film s’inspire d'un fait divers, l’histoire de Xavier Fortin, ce père de famille qui « enleva » ses deux fils, âgés de 5 et 7 ans, à leur mère, pour vivre en nomade avec eux pendant onze ans, dans la forêt, loin de toute civilisation, afin d’assurer lui-même leur éducation et quitte à devoir changer sans cesse d’identité. Et, à vrai dire, le film perd de sa fougue dans sa deuxième partie quand il renoue avec une forme plus convenue du cinéma français : le fait divers réaliste doublé d'un roman d’apprentissage adolescent. Les acteurs restent excellents, y compris la rayonnante Solène Rigot de 17 filles et de Tonnerre, qui sera l’enjeu du terrible dilemme de Sylvain (demeurer aux côtés d’un père traqué ou vivre sa vie auprès d’une jeune femme aimée), mais le scénario prend tout de même le dessus sur la mise en scène, avec son petit lot de raccourcis démonstratifs et de symbolisme surfait, que l’on pense au père qui tombe brièvement malade uniquement pour que nous voyions son fils lui donner la cuillère dans un renversement des rôles bien connu de tous les enfants de parents veufs, divorcés ou diminués (tandis qu’en parallèle Solène Rigot veille sur son père alcoolique), ou, plus loin, à ces plans trop suggestifs - autour du rond-point où Sylvain doit retrouver son père pour une fois de plus changer de lieu - sur les panneaux qui pointent tous, dans le dos du jeune garçon, vers la maison de celle dont il est épris, comme pour lui crier de fuir. Le film se met en somme à ressembler dangereusement à son affiche, autrement dit à tous ces premiers films français sage et confortables, balisés, parfois loin de démériter mais trop inhibés et surtout sur-écrits, tel le récent Paradis perdu d’Eve Deboise.




On retrouve d’ailleurs dans les deux films une scène semblable : Paradis perdu se termine sur sa jeune héroïne (Pauline Étienne), également révélée par un premier rapport amoureux, qui se met à courir, lentement d’abord puis follement, pour s’émanciper du carcan paternel (un autre père esseulé et infantile), et l’on retrouve dans La Belle vie ce plan où Sylvain, quittant enfin son père, marche d’abord lentement, dos à la caméra, avant de se mettre à courir à toute allure, sans se retourner, pour s’empêcher d’avoir le temps de changer d’avis. Malgré tout, les deux scènes ne sont pas dépourvues de force, et les deux films sont l’un et l’autre prometteurs. Celui de Jean Denizot l’est particulièrement, pour sa première partie extrêmement assurée, véritable film de genre dans le film, précis et vif, qui se rappelle à nous par intermittences dans la seconde partie, via ces plans particulièrement bien composés sur le père et son fils, de dos face au fleuve, ou de face sur leur barque, mais aussi pour la justesse de ton qui perdure tout au long de l’œuvre, et notamment sur quelques scènes particulièrement bien écrites pour le coup, comme celle où le père s'abaisse à un véritable chantage affectif sur son plus jeune fils, terrorisé à l'idée que celui-ci puisse l'abandonner à son tour, ou celle des adieux, juste avant la course éperdue de Sylvain. La Belle vie est inégal certes, mais d’une justesse constante et, à plusieurs reprises, d’une vigueur et d’une beauté assez rares ces derniers temps dans un premier film.


La Belle vie de Jean Denizot avec Zacharie Chasseriaud, Nicolas Bouchaud, Solène Rigot et Jules Pelissier (2014)

5 octobre 2013

Daïnah la métisse

Serge Daney disait de Jean Grémillon qu'il était le grand perdant d'un âge du cinéma français où tous les autres, les Carné et compagnie, avaient "insolemment gagné". J'ai vu ce film et voulu en parler il y a déjà quelques temps, mais il faut croire que Grémillon est condamné à passer après, à demeurer dans les limbes, y compris sur ce blog. La juste entreprise de réhabilitation et d'hommage lancée ce mois-ci par les Cahiers du Cinéma pousse à réagir. Réagissons donc en vous invitant à découvrir Daïnah la métisse, premier moyen-métrage (il ne dure que 45 minutes) parlant de Jean Grémillon, sorti en 1931. Le film raconte l'histoire d'une métisse mariée à un homme noir qui s'exprime comme elle dans un français de haute volée et travaille sur un paquebot comme amuseur, saltimbanque, prestidigitateur ou sorcier, afin de distraire les longues soirées de ces messieurs dames de la haute bourgeoisie française tout au long d'une interminable traversée.




Le temps de la croisière en direction de Nouméa, Daïnah use de ses charmes incontestables pour séduire tous les hommes et s'en distraire à son tour. Jusqu'au jour où elle mord un machinot frustré par ses avances non assouvies. Conduite à traverser l'inquiétante salle des machines du vaisseau, Daïnah recroise et attise les foudres de celui qui prévoit déjà de se venger. Une nuit, la jeune femme disparaît, et son mari va mener l'enquête.




Le film vaut surtout pour une scène (comme Remorques du même Grémillon, avec Jean Gabin, Michelle Morgan et Madeleine Renaud, sur lequel nous reviendrons peut-être bientôt), la scène absolument magnifique du bal masqué. Le mari de Daïnah fait des tours de magie noire qui permettent à Grémillion quelques expérimentations formelles assez hypnotiques, dignes du cinéma d'avant-garde muet (et pouvant évoquer certaines images de Vertov dans L'Homme à la caméra). Mais surtout il y a cette séquence, dans la continuité de la soirée, et tandis que le spectacle a laissé place au bal, où Daïnah elle-même, sous un masque sublime, en forme de grillage, qui la transforme en une étrange et envoûtante figure de féline, tournoie et danse presque jusqu'à la folie, au point de se débarrasser de tout partenaire et d'envoyer valser les autres convives dans le décor. Dans cette scène fascinante, la jeune femme, presque en transe et tourbillonnant au rythme de la musique, se laisse emporter par son mouvement et atteint une sorte d'orgasme solitaire au milieu de la piste, sous le regard subjugué des mauvais bourgeois aux visages unanimement recouverts de déguisements parfaitement monstrueux (on s'étonnerait guère que Franju ou Lynch s'en soient inspirés), tels des porcs rieurs et jouisseurs rassemblés dans un tableau digne des compositions cubistes de Pablo Picasso. C'est Daïnah qui se donne à voir, c'est sur elle que tous les yeux sont fixés, et pourtant c'est la seule qui ne joue pas, dont le masque ne dissimule rien, elle vit sans s'importuner de rien, chose qui, dans ce bas monde, peut coûter cher, mais qui, à l'écran, emporte, remue, bouleverse.


Daïnah la métisse de Jean Grémillon avec Laurence Clavius, Habib Benglia et Charles Vanel (1931)

3 octobre 2013

La Forêt interdite

L'année 1959, dans les salles de cinéma françaises, c'est, en vrac, La Mort aux trousses et Vertigo d'Hitchcock, Les Contes de la lune vague après la pluie et L'Impératrice Yang Kwei-Fei de Mizoguchi, Mirage de la vie et Le temps d'aimer et le temps de mourir de Sirk, Rio Bravo de Hawks, Certains l'aiment chaud de Wilder, Le Déjeuner sur l'herbe de Renoir, Pickpocket de Bresson, Bonjour de Ozu, ou encore la naissance de la Nouvelle Vague avec Hiroshima mon amour et Les 400 coups. Une quinzaine de chefs-d’œuvre absolus, pour résumer. Et c'est au milieu de ce flot ininterrompu de prodiges cinématographiques que sort La Forêt interdite (Wind across the Everglades), dont la distribution est sabotée à la source et qui rencontre un échec immédiat. Ne vous y trompez pas : il s'agit bien d'un film de Nicholas Ray, relégué dans un coin de l'affiche comme un simple technicien engagé à la mise en scène, au profit de Budd Schulberg, collé en gros sous la mention "Un film de" et à côté du titre, qui fut en réalité l'auteur du scénario, le co-producteur du film (avec son frère Stuart), et le réalisateur improvisé des dernières séquences.




Le tournage chaotique de La Forêt interdite - retardé suite à une indisponibilité de Burl Ives, puis beaucoup trop long pour le budget prévisionnel, sans compter les sautes d'humeur de Nick Ray, fraîchement sorti du vif succès de La Fureur de vivre et légèrement porté sur la bouteille pour parer à l'ennui d'un lieu de tournage sans distractions - poussa Budd Schulberg à remiser son réalisateur en titre dans sa caravane et à tourner lui-même les derniers plans du film. A en croire les propos de Bertrand Tavernier et de Bernard Eisenschitz dans les bonus de l'excellente édition dvd parue chez Wild Side, ce n'est que bien plus tard, à la fin de sa vie, que le producteur reconnut le film comme étant bel et bien de Nicholas Ray. On s'en rend tout de même compte assez vite, malgré un montage plus ou moins expéditif également dirigé par Schulberg et qui nous vaut une ou deux ellipses étonnantes, à la remarquable maîtrise de l'ensemble, ainsi qu'à certaines scènes typiques de l'auteur des Amants de la nuit (et de Traquenard), comme cette belle séquence dans laquelle Christopher Plummer et Chana Eden échangent quelques baisers sous les planches d'une estrade où s'apprête à jouer la fanfare locale.




Ce film écologique avant l'heure raconte la confrontation, à la fin du XIXème siècle, en Floride, et plus précisément à Miami, ainsi que dans les Everglades voisins, entre deux hommes que tout oppose. Walt Murdock (Christopher Plummer), professeur de sciences naturelles, est révolté par le massacre des oiseaux de marécages pour le seul commerce de leurs plumes, sacrifiées à la mode d'alors. Il est limogé dès son arrivée à Miami pour avoir arraché les plumes du chapeau d'une dame du monde et se voit aussitôt converti garde forestier. Face à lui, Cottonmouth (Burl Ives), natif du coin et braconnier sans vergogne qui doit son surnom à une barbe rousse monumentale (laquelle vire au rouge sang dans les toutes dernières scènes du film), tient à sa botte une troupe de brigands vivant en communauté au coeur même des marécages. Le duel entre les deux hommes cristallise une bonne part de l'intérêt du scénario, et passe d'ailleurs au premier plan, avant la dimension politique du film, bien présente mais jamais surlignée, laissée en toile de fond. L'excellent Christopher Plummer (qui très jeune ressemblait un peu à Michael Fassbender), ici dans son premier rôle (comme Peter Falk d'ailleurs, qui apparaît dans la bande de Cottonmouth, et c'est amusant quand on sait que Ben Gazzara, l'autre comparse de John Cassavetes, devait originellement tenir le rôle de Murdock, avant qu'il ne change d'avis au dernier moment), donne idéalement corps à son personnage d'idéaliste révolté et incorruptible. Face à lui, le superbe Burl Ives de La Chatte sur un toit brûlant lui tient la dragée haute en chef de clan haut en couleurs, autoritaire et menaçant.




En octobre 79, Serge Daney comparait La Forêt interdite à Apocalypse Now dans sa géniale critique fleuve du film de Coppola. Ou plutôt comparait-t-il Cottonmouth à Kurtz (Marlon Brando), chefs de petites bandes retirées du monde dans un contrefort sauvage où tout ne tient que sur les piliers de la violence, de la virilité, du culte de soi et, en définitive, d'une masculinité aux confins de l'homosexualité. On peut aussi penser, dans un tout autre genre, à La Chevauchée des bannis, sublime western d'André de Toth également sorti en 1959 (un de plus !), où le même Burl Ives, cette fois-ci confronté au grand Robert Ryan, conduit une troupe de bandits dégénérés, des borgnes et autres éclopés avides de violence et n'obéissant qu'à leur maître - un même mâle dominant et physiquement imposant - avec déférence. Dans les trois films il s'agit d'un duel, ou d'un duo, qui se joue entre un héros intègre et un chef de meute excessif à tous points de vue, résolu à évoluer et à demeurer dans la marge, considérant le monde comme un danger à dompter. Les rapports entre les deux adversaires sont, chez Ray, De Toth et Coppola, ambigus, conjuguant combat de coqs et vues contradictoires avec une amitié virile et une forme troublante de séduction.




Cela donne, dans La Forêt interdite, la plus belle scène du film, où Cottonmouth défie Murdock à un jeu d'alcool toute la nuit durant : les deux hommes finissent complètement ivres au milieu des gueules cassées de la bande du braconnier, échangent quelques plaisanteries et une série de regards rivalisant de bleu clair perçant, débattent enfin de leurs idées respectives dans un mélange de respect et de mépris, naviguant entre une camaraderie rigolarde et un duel à mort absolument fascinant. La séquence se termine dehors, sous la tempête, dans un drôle de manège où les deux hommes se tournent autour, chopes d'alcool sur le coude et vissées à la gueule, dans une ronde qui tient autant de la danse macabre que de la parade amoureuse. C'est le point d'orgue d'un film que Serge Daney nomma à George Cukor lors d'une entrevue de 64 comme faisant partie selon lui des plus beaux films américains. Le critique se vit retourner un rire moqueur de la part d'un cinéaste peu surpris qu'un Français aille lui dénicher ce film que Jack Warner lui-même daigna à peine sortir, un authentique film maudit, ou "film malade", selon la fameuse expression de Truffaut. On aimerait simplement que tous les films hollywoodiens d'aujourd'hui soient aussi malades que celui-ci...


La Forêt interdite de Nicholas Ray avec Christopher Plummer, Burl Ives, Chana Eden et Peter Falk (1959)

2 décembre 2012

Le Carrosse d'or / Les Enfants du paradis

Au moment où Les Enfants du Paradis (1945) de Marcel Carné, diffusés il y a quelques semaines sur Arte et ressortis récemment sur les écrans de cinéma, viennent d'être édités dans une beau coffret dvd et bénéficient d'une vaste exposition à la Cinémathèque Française, ressort plus confidentiellement au cinéma dans une copie restaurée de toute beauté et dans la version anglaise d'origine Le Carrosse d'or (1953) de Jean Renoir, qui marqua le grand retour du maître en Europe après un joyeux exil de 13 ans et de 7 films aux États-Unis. L'actualité partagée par les deux films pousse d'autant plus à les comparer qu'ils partagent de nombreux points communs. Les Enfants du Paradis raconte l'histoire, au début du XIXème siècle, d'une femme du peuple, Garance (Arletty), libre et intrépide, partagée entre trois hommes (presque quatre). Deux d'entre eux sont du spectacle et vont l'y pousser à son tour : Baptiste (Jean-Louis Barrault), génie de la pantomime, homme simple, discret et fier, amoureux transi de Garance, et Frédérick (Pierre Brasseur), un comédien de théâtre de grand talent en perpétuelle représentation, passionné par son métier, épris de célébrité et sûr de lui. En omettant le criminel Lacenaire, qui ne possède jamais Garance, même de loin, le troisième prétendant est le riche comte de Montray (Louis Salou), qui achète les faveurs de la dame à force d'offrandes et de promesses de confort. Le Carrosse d'or, librement inspiré d'une pièce de Mérimée, raconte l'histoire, au début du XVIIIème siècle, de Camilla (à la ville, Colombine à la scène), une comédienne (Anna Magnani) entièrement dévouée à sa tâche, force de la nature entreprenante, joyeuse et culottée, émigrée avec sa troupe de théâtre au Nouveau Monde, plus précisément dans une colonie espagnole d'Amérique du Sud, pour y exporter la Commedia dell'arte. Elle doit choisir entre trois soupirants, Felipe (Paul Campbell), un compagnon de voyage et ami de la troupe, homme sincère, modeste et profondément amoureux d'elle, Ramon (Riccardo Rioli), le toréador le plus célèbre du coin, prenant la pose en toutes circonstances, prétentieux et possessif, tombé sous le charme de Camilla lors d'une représentation et désireux de la mater comme on mate un taureau impétueux, et enfin le vice-roi Ferdinand (Duncan Lamont), dirigeant de la colonie, un homme léger que sa condition ennuie et qui voit en l'actrice, qu'il séduit à coups de cadeaux grandiloquents (un collier d'or puis le carrosse du titre), un espoir d'émancipation et de gaieté.





Voici donc deux films aux scénarios pratiquement jumeaux et dont le cadre comme le sujet ne sont autre que le théâtre. Et pourtant Le Carrosse d'or s'impose comme une sorte d'anti-Les enfants du paradis. Il est d'ailleurs significatif que François Truffaut qui, comme ses camarades des Cahiers jaunes, méprisait le film de Carné, considéré comme le parangon du réalisme poétique de studio le plus rance, d'un cinéma empesé et illégitimement occupé comme la France venait de l'être pendant quatre ans, symbole en bref de ce qu'il nomma la "qualité française", admirait sans limites le film de Renoir, au point d'appeler sa propre maison de production "Les Films du Carrosse". Je ne cacherai pas qu'ayant découvert ces deux films assez récemment (je vous recommande la vision du chef-d'oeuvre de Renoir en salle, sa remasterisation offrant une occasion sans pareille de le voir dans des conditions optimales), et bien qu'il soit difficile de juger celui de Carné sans se laisser influencer par les textes et propos incendiaires des jeunes turcs des cahiers ou de Serge Daney après eux, je rejoins sans la moindre difficulté ces derniers. Pire, le très long film de Carné paraît plus lourd encore, plus étouffant et plus engoncé dans sa langue, ses décors, ses costumes, sa gentille mise en scène et son programme quand on admire celui de Renoir dans la foulée, avec tout son génie, sa légèreté et sa grâce.





On a souvent reproché aux Enfants du paradis de se complaire dans la lourdeur du théâtre (ou de la pantomime) filmé(e), non seulement parce que Carné filme parfois et sur de longues durées des spectacles entiers, caméra fixe plantée devant la scène pour une captation sans implication et bienheureuse de se reposer sur la qualité des numéros représentés, chose que Renoir ne fait pratiquement jamais, mais aussi à cause d'un fatras verbeux et gestuel dans lequel le film s'enlise en délayant le texte sur-écrit de Prévert et en filmant des acteurs au mieux en sur-jeu quasi constant, au pire cabotinant sous prétexte que leurs personnages sont des gens de théâtre parlant comme des livres en toute circonstance avec le bagage de calembours, de bons mots et de poésie de caniveau que cela implique. Face à cela Renoir ouvre son film sur une idée aussi simple que géniale, et toute cinématographique, qui nous tansporte loin de l'introduction boursouflée de Carné, avec la séduction de Garrance par Frédérick au milieu d'une foule bien compactée dans le cadre et le sauvetage presque chaplinesque (je dis bien presque, parce que la mise en scène plan-plan n'est pas à l'avenant) de la même Garance par le mime Baptiste qui, la voyant se faire accuser du vol d'un porte-feuille, l'innocente auprès d'un policier en rejouant la scène tout en gestuelles. Le générique du Carrosse d'or, comme celui des Enfants du paradis du reste, se déroule sur un rideau de théâtre rouge (on imagine celui de Carné rouge aussi même si le film est en noir et blanc) peint sur bois qui bientôt se soulève et laisse découvrir sur la scène le décor d'un grand escalier de palais où des hommes et des femmes de la noblesse espagnole accourent avant d'aller se presser aux fenêtres à l'annonce d'un carrosse. Par un simple raccord dans l'axe resserrant le champ sur la fenêtre où les personnages s'agglutinent, Renoir nous fait passer du théâtre au cinéma, confirmant cette immersion par une suite de nouveaux plans qui nous font passer avec un serviteur du grand hall d'entrée initial à diverses anti-chambres et jusqu'à la loge du vice-roi, loin au-delà du décor servant d'unique scène au théâtre et des limites spatiales imposées à cet art.





Cette introduction est largement programmatique puisque Renoir va, tout au long du film, exceller à évoquer le théâtre avec des moyens de cinéma. Pour signifier, sans jamais s'appuyer sur des dialogues, fussent-ils issus de la plume exaltée d'un poète en verve, à quel point la cour du vice-roi avec son grand cérémonial et les grands manèges de la noblesse - dont les pontes méprisent les petites gens du théâtre voisin -, constituent eux-mêmes un ensemble d'acteurs et se donnent constamment en représentation, à grand renfort de costumes exubérants et de lourdes perruques, Renoir utilise d'abord un montage parallèle quand, au début du film, tandis que Camilla et ses amis comédiens construisent un théâtre puis répètent leur spectacle, il coupe brutalement le plan sur la fin de leur petite saynète sans public et monte en faux-raccord une rangée de nobles qui applaudissent à tout rompre. Ils n'applaudissent évidemment pas le travail des acteurs mais bien, comme nous le révèle un contrechamp, l'arrivée du vice-roi dans son nouveau carrosse d'or, qui en sort et salue son public tel un comédien à la fin de son spectacle. La chose se traduit ensuite dans des montages parallèles plus distants et via des effets d'écho et de reprise, par exemple quand la troupe de Camilla donne son premier spectacle devant les campesinos locaux puis quand l'actrice est convoquée par le vice-roi après sa première représentation au palais. Dans la première séquence, le maître de cérémonie de la troupe italienne raconte au public l'histoire d'un jeune homme qui voyait une femme à la place de son propre reflet quand il se regardait dans le miroir, histoire interprétée par Camilla/Colombine et un camarade de jeu qui se tiennent de part et d'autre d'un cadre en bois figurant ledit miroir en s'imitant mutuellement. Dans la deuxième séquence, Camilla est au palais avec le vice-roi qui lui fait la cour et Renoir tourne ce plan sublime où les deux personnages sont debout dans un couloir donnant sur une salle de bal, aperçue en profondeur de champ à travers deux ouvertures de part et d'autre du plan qui délivrent exactement le même spectacle comme dédoublé : des nobles dansent le menuet en ligne et en cadence dans toute la largeur de la pièce, donnant l'impression qu'un miroir serait disposé entre les deux portes ou que ces dernières seraient deux écrans jumeaux diffusant le même spectacle.




Le motif du miroir est d'ailleurs fondamental dans l’œuvre puisque Renoir rejoue une même scène à la fin du film, inversée d'une fois sur l'autre : c'est d'abord le vice-roi qui doit gérer d'une part Camilla, seule dans une pièce et attendant de chevaucher avec lui le carrosse d'or qu'il lui a promis, d'autre part sa maîtresse, qui l'attend pour la même raison dans une autre pièce, et, entre les deux, les nobles qui veulent lui signifier leurs conditions et le menacent de lui retirer leur appui s'il laisse cette femme du peuple posséder le fameux carrosse, symbole de la grandeur du royaume. A la fin du film, c'est Camilla qui fera le va-et-vient entre trois pièces différentes de la maison léguée à sa troupe par le vice-roi Ferdinand, où l'attendront Felipe, Ramon et Ferdinand lui-même. Au palais, les pièces sont filmées à plat, distribuées sur une ligne horizontale qui donne lieu à un montage par cut constitué d'une suite de raccords-mouvement à chaque entrée et sortie du vice-roi dans les trois pièces où se joue la scène vaudevillesque, tandis que chez Camilla tout se déroule dans une grande profondeur de champ ouvrant sur plusieurs pièces successives en enfilade et permettant des croisements sans rencontre entre les personnages. Cette deuxième version de la scène, plus franchement cinématographique (à l'image du chassé-croisé final de La Règle du jeu), s'oppose en apparence à la première, plus théâtrale, étant donné la disposition des pièces filmées en plan de coupe, la caméra se plaçant toujours du même côté du décor, celui du quatrième mur des spectateurs. Mais ce serait sans compter sur l'utilisation que Renoir y fait du son lorsque Camilla, impatiente de partir en carrosse avec le vice-roi, et jalouse d'apercevoir depuis la fenêtre la maîtresse de son amant, qui l'attend elle aussi dans une pièce jumelle en vis-à-vis (ou en miroir, donc), se met à jouer de la guitare pour littéralement sonner son homme et investir tout le palais de sa personnalité aussi fière et imprévisible qu'inappropriée.





C'est ce principe d'amalgame entre théâtre et cinéma qui régit tout le film et que Renoir accomplit avec brio. Un bon exemple se trouve dans la scène déjà évoquée et qui se déroule au palais, après le spectacle qu'y donnent les comédiens : le lieu tout entier est représenté comme un théâtre par des moyens de cinéma. Les nobles commentent le spectacle de ceux qu'ils nomment les "saltimbanques", une musique de salon aristocratique sans source diégétique retentit quand soudain les serviteurs du vice-roi retirent au fond de la pièce un élément de décor du spectacle pour dévoiler les musiciens du palais, installés en cercle pour jouer une danse de salon. Quelques secondes après, dans un couloir, un rideau est tiré qui dévoile l'épouse d'un noble à ce dernier, en train d'en embrasser un autre. Surpris, les deux tourtereaux prennent la fuite sur la pointe des pieds, à la manière là encore de Marceau et Lisette poursuivis par Schumacher dans La Règle du jeu lors de la fête à la Colinière devenue ici fête au palais. Tous ces levers et toutes ces chutes de rideaux, qui ont lieu dans la profondeur de champ ou qui viennent élargir ce dernier, font certes du palais un théâtre mais valent paradoxalement pour autant d'effets cinématographiques. Nous sommes loin, encore une fois, non seulement des joutes verbales permanentes et autres soupirs à répétition des néanmoins excellents (Arletty et Maria Casarès exceptées) comédiens du film de Carné, mais loin aussi, à la fin des Enfants du Paradis, du lever de rideau orchestré par le criminel Lacenaire pour révéler le baiser échangé par Baptiste et Garance au Comte de Montray et à Frédérick, pensé et filmé quant à lui comme un pur et simple coup de théâtre.





Comparé à l'immense film de Renoir, celui de Marcel Carné, même s'il peut avoir quelque charme et s'il recèle des morceaux de bravoure de la part d'acteurs servis par un texte aux arabesques souvent virtuoses, mord la poussière. Mais puisque Les Enfants du paradis repose tant sur son texte et sur les acteurs qui le disent, on pourrait lui laisser une chance de ce côté-là et faire un match retour, le premier, celui de la mise en scène, n'ayant même pas eu lieu. Or je donnerais cent mille Arletty, avec son visage cireux, ses moues surfaites et son accent titi-parisien ridicule (que tout Paris se batte pour cette vasque vide, froide et défraîchie ne laisse pas d'étonner), pour une seule Anna Magnani, vivante, généreuse, bouleversante à chaque apparition, et notamment dans ce gros plan où, tombée à la renverse et serrant le collier en or offert par le vice-roi, des larmes perlent au bas de ses yeux après que Felipe l'a giflée. Bouleversante et belle donc, la Magnani, et drôle aussi, dans un film qui l'est énormément. Renoir, comme Chaplin pour le coup, ne s'est jamais tellement pris au sérieux, mais il touche ici et ailleurs (on pourrait parler entre autres de French Cancan, son film suivant, qui se penche également sur le monde du spectacle à travers l'histoire du fondateur du Moulin Rouge mais qui dans la forme interroge davantage quand à lui les relations entre le cinéma et la peinture) à la quintessence de son art et nous émeut, dans un film qui montre à quel point le spectacle est dans la vie et vice versa, comme le synthétise magistralement la dernière scène du film où le chef de la troupe italienne demande à Colombine, seule sur scène, de le rejoindre dans le monde du théâtre, son monde, celui qui l'obsédait tant avant qu'elle ne le délaisse pour les hommes, à quoi Camilla répond, dans une dernière réplique géniale, que ces trois hommes-là, ceux de la vraie vie, lui manquent "un peu". Renoir affirme que le spectacle ne suffit pas, qu'il faut dépasser les frontières du théâtre, ce qu'il a littéralement décrété dans l'introduction par la grâce d'une caméra repoussant les murs et élargissant la représentation artistique du monde, pour que tout cela soit précisément vivant. C'est tout ce que Carné n'a pas compris qui, à force de filmer un monde au-delà de la vie, en a oublié de la filmer elle aussi.




Le retour en grâce que connaît le film de Carné actuellement, même s'il n'a jamais cessé d'être considéré comme l'un des plus grands films français par l'immense majorité du public et de la critique, a du bon en cela qu'il pousse à se poser la question de nouveau, à essayer de déjouer les pièges de la cinéphilie et des vieilles (mais toujours vraies, plus vraies que jamais même à une époque où le cinéma "de qualité" domine partout) querelles critiques, et à choisir à nouveau non pas son camp mais son cinéma, si tant est qu'il ne nous choisisse pas. Plus de soixante ans après la bataille, j'ai choisi le mien ou bien m'a-t-il choisi, et il porte entre autres le nom de Jean Renoir. Fait de cinéma avant de reposer sur un scénario, des dialogues, des costumes et des décors, Le Carrosse d'or m'apparaît comme l'antithèse absolue du film de Carné en tant qu'il est certes parfaitement maîtrisé mais néanmoins ouvert, varié, aérien et coloré. Vous me direz, et je ne vous contredirai pas, que le film de Renoir est en couleurs et l'autre en noir et blanc, mais quand bien même le technicolor remasterisé du Carrosse d'or éclate en une symphonie de rouges, de bleus, de verts et de jaunes éblouissants portés entre autres par les maquillages bariolés de la troupe de théâtre et leurs costumes d'Arlequin, auxquels la musique de Vivaldi ne fait qu'ajouter, cela dépasse cette simple question : le film de Renoir est une explosion de vie, de naturel et de vérité là où le film de Carné, qui a, il faut le dire, beaucoup vieilli, ploie à mes yeux sous le carcan qu'il s'est imposé. C'est la différence entre un film qui respire et un autre qui ne respire pas. Je terminerai sur les mots de Serge Daney, qui disait quelque chose comme : "Si le cinéma c'était Les Enfants du paradis, j'aurais choisi l'aquarelle". Fort heureusement le cinéma c'est Le Carrosse d'or et quand on le voit on le choisit mille fois.


Le Carrosse d'or de Jean Renoir avec Anna Magnani, Paul Campbell, Riccardo Rioli et Duncan Lamont (1953)

Les Enfants du paradis de Marcel Carné avec Arletty, Jean-Louis Barrault, Pierre Brasseur et Louis Salou (1945)

12 mars 2012

Les Chants de Mandrin

Accueillons à nouveau notre ami Simon pour nous parler aujourd'hui des Chants de Mandrin. Je (Rémi) prendrai ensuite le relai pour en parler encore, parce que ce film mérite toutes les louanges.

L'avis de Simon :

C’est le quatrième film du français autodidacte Rabah Ameur-Zaïmeche (scénariste, réalisateur, acteur, producteur), après Wesh Wesh, qu’est-ce qui se passe ?, Bled Number One et Dernier Maquis, qui s’inscrivaient tous trois dans un quotidien contemporain très proche de l’univers du cinéaste dans la vie (banlieue de Seine Saint-Denis, zones industrielles, Algérie). Son choix de s’attaquer à la légende d’un célèbre brigand du XVIIIème siècle peut donc étonner de prime abord.



Mais très vite on voit qu’une partie de ce qui intéresse RAZ dans cette histoire a une résonance très forte dans la société française (et mondiale) contemporaine : le film est la critique d’un système centralisé, policier et castrateur, et un éloge à la liberté et à un système social et économique alternatif, à la limite de l’anarchie. Évidemment tout ce discours plus ou moins sous-jacent a sa part d’ambiguïté et ne suffirait pas à faire un grand film s’il ne s’accompagnait d’une mise en scène d’une grâce et d’une puissance impressionnantes.




Le film ne raconte en fait pas l’histoire de Mandrin en elle-même. Il démarre après la mort du personnage, écartelé en place publique par les troupes du roi, à l’aube de la révolution française (jamais vraiment évoquée mais dont l’ombre plane sur le film), et s’intéresse à la troupe de ses fidèles compagnons, qui tâchent de faire perdurer son esprit et ses actions, en pratiquant la contrebande et en diffusant sa poésie (Les Chants de Mandrin, qu’ils veulent faire imprimer et distribuer, avec l’aide d’un marquis joué par le toujours génial Jacques Nolot). D’emblée le film frappe par la force de sa représentation conjointe des hommes et de la nature, faune et flore confondues. Pas comme chez Terrence « et Phillip » Malick, on n’est pas dans la contemplation béate et les voix off mystiques à la con. Ici la nature est hyper prégnante, active, à la fois aidante et menaçante. On s’en sert pour se nourrir, se cacher, méditer… L’ouverture du film, qui voit un jeune déserteur blessé poursuivi par d’autres soldats, avant qu’un des contrebandiers (joué par RAZ lui-même) n’intervienne, est exemplaire du caractère à la fois doux et violent du film, de sa mise en scène et de sa façon de représenter les hommes, leurs rapports entre eux et à la nature. Le film est donc autant une ode à la liberté et à la solidarité qu’à la vie sauvage et à la poésie. Un film autant ancré dans une réalité sociale (passée mais diablement actuelle) qu'envahi d’ambitions lyriques et métaphysiques. Et il parvient à transmettre tout ça sans lourdeur, toujours dans une certaine euphorie baignée de noirceur. Je me rends compte que j’accumule les antinomies : doux/violent, social/sauvage, euphorique/noir. Le film est tout ça en même temps, et c’est ce qui fait une partie de son prix.




RAZ fait ses films pour pas grand-chose, ça se voit mais ça ne gêne jamais, au contraire. Celui-ci fait partie de ces films où « on voit le faux » (le faux sang, la « fausseté » d’un comédien amateur…) mais où tout fait plus vrai : les visages, les corps, les arbres, les pierres… Il atteint cette vérité en faisant sienne cette histoire et cette époque, en les investissant avec son regard, probablement le même que celui qu’il porte sur le monde contemporain, et avec sa troupe de techniciens et d’acteurs, qui viennent comme lui de Montreuil, d’origines ethniques variées, et qui donnent chair de façon étonnante, à la fois décalée et idéale, à ce gang du XVIIIème siècle. Ces notions de groupe sans chef, de libre échange, de libre mouvement, de fraternité qui dépasse même les barrières sociales (entre autres via le personnage de marquis joué par Nolot), ces valeurs se défendent dans le film aussi bien par l'intellect que, parfois, par la violence. On meurt et on tue pour ces valeurs. Qui culminent in fine dans la dernière scène, poétique et musicale, stupéfiante de puissance esthétique et idéologique. Dans une France idéale en ce mois de mars 2012, tout le monde verrait ce film.

_______________________________________________________________

L'avis de Rémi :

Film libre s'il en est, réalisé avec trois fois rien par un cinéaste qui est aussi producteur, scénariste et acteur et qu'on admire d'un bout à l'autre de son travail. La première séquence dure une dizaine de minutes et passe en un battement de cil : un homme blessé parcourt la lande, s'arrête dans un bois près d'un arbre et perd connaissance. Des soldats du roi sont à ses trousses. Un autre homme armé d'un fusil (joué par le cinéaste lui-même) découvre le blessé, prend son pouls, examine sa blessure puis voit passer trois de ses camarades derrière des arbres quand les soldats arrivent, lui demandent de partir et, dès qu'il suggère au contraire d'emporter le mourant avec lui pour en faire un des siens, le menacent. L'homme tire, deux autres coups de feu retentissent, les trois soldats sont morts. Le sauveur de l'homme traqué enjoint alors ses compagnons invisibles à partir et nous les voyons récupérer les armes des tués avant de disparaître dans le hors-champ, emportant sans aucun doute le fuyard avec eux. Dès le départ la mise en scène se base sur de subtils décadrages, notamment quand la caméra filme le corps du déserteur agonisant posé seul contre un tronc d'arbre puis se redresse sensiblement avant le cut comme pour appeler l'arrivée d'un autre personnage, qui aura bien lieu deux plans plus tard. Durant l'affrontement et après, l'objectif se resserre fixement sur un point aveugle au milieu de l'action, découpant imperceptiblement les visages des duellistes puis cadrant de préférence le bas des corps et le sol quand les soldats abattus sont détroussés, un peu comme dans le Lancelot du lac de Robert Bresson. On sent qu'Ameur-Zaïmeche s'en inspire probablement, ici et ailleurs, mais il tend aussi vers Rohmer dans toutes ces séquences où il filme beaucoup plus simplement, de façon apparemment anodine, parfaitement non-ostentatoire, avec l'air de ne pas y toucher, alors que tout est fin et précis et que toutes les scènes, millimétrées ou improvisées, sont frappantes de simplicité et de vérité.




C'est un film qui ne cherche pas à mettre en avant le moindre de ses éléments (pas même des acteurs pourtant remarquables, et notamment Christian Milia-Darmezin, dans le rôle du colporteur), au contraire on a le sentiment que toutes les composantes du film travaillent conjointement, à égalité. Devant Les Chants de Mandrin on repense à la fameuse sentence de Serge Daney à propos du Pont du Nord de Jacques Rivette, un film qui ne lui "vendait rien". Rabah Ameur-Zaïmeche ne nous vend rien. Rien ou presque n'est attendu dans le scénario, tout surprend, mais ces surprises ne sont pas le fait d'une volonté du réalisateur de prendre le contre-pied de ce qui se fait habituellement ou de contredire son scénario pour nous épater, elles sont simplement le résultat d'une autre façon de faire. Et puis il y a dans ce film (qui peut rappeler parfois La France de Serge Bozon, autre film français récent et méconnu traitant un genre rebattu, le film historique, mais ici de guerre, sur une tonalité unique en son genre, et qui accordait lui aussi une immense importance à la musique) des choses que l'on ne voit jamais au cinéma : cette scène où le colporteur masse les pieds du marquis en le sermonnant gentiment sur sa façon de traiter ses servants (une scène de lutte des classes que le réalisateur des Adieux à la reine devrait voir, mais tout le film devrait servir de leçon à pas mal de cinéastes, suis mon regard Bertrand Tavernier) ; ce moment où, après une escarmouche que l'on attendait mortelle pour les contrebandiers mais qui est remportée par eux en quelques secondes, on entend Ameur-Zaïmeche lui-même, qui incarne donc Bélissard, le continuateur de l’œuvre du hors-la-loi Mandrin, dire "C'est tout pour aujourd'hui" avant que les hommes partent d'un éclat de rire, sans que l'on sache si le réalisateur s'adresse à l'équipe du film ou si le chef de meute parle à ses guerriers ; mais encore cette séquence où les contrebandiers vont libérer le colporteur, prisonnier des soldats du roi, qui hurle leur nom pour qu'ils viennent le sauver et qui pleure, lâchant un "Ils m'ont tapé !" une fois libéré qui sonne plus vrai que tant et tant de dialogues du cinéma français.




Le film de Rabah Ameur-Zaïmeche sonne constamment vrai et cela passe non seulement par la mise en scène, par l'intelligence du scénario, par ces moments où la caméra continue de tourner malgré un dérapage et capte alors une autre réalité de la scène, que par la façon de parler des acteurs, en équilibre entre un vocabulaire plus ou moins d'époque et une élocution contemporaine. Certains trouveront que tout cela sonne faux quand rien ne sonne plus vrai. En réalité ça ne sonne tout simplement pas "cinéma", mais presque tout le reste du cinéma parle faux et c'est ici (comme chez Rohmer, encore) qu'on entend enfin le vrai son des choses. La grande idée d'Ameur-Zaïmeche à travers cette façon de parler légèrement anachronique, c'est d'abolir la faille entre les époques non pas pour dire ce qui serait un mensonge, à savoir que les paysans de 1755 étaient exactement comme nous (on est loin de la Marie-Antoinette made in 2008 de Sofia Coppola avec sa bande-son ultra décalée à base de Pulp et de Blur ou que sais-je, là où la musique des Chants de Mandrin est edans un indémêlable entre-deux judicieux), mais pour dire que leurs aspirations étaient déjà les nôtres. Ces personnages veulent se défaire du joug du roi et obtenir leur liberté, la liberté de vendre leurs produits sans être taxés, de publier leurs rêves et de les distribuer eux-mêmes aux gens, celle de chanter et de danser, d'être libre et joyeux ("Pour la joie !" crie Bélissard avant la fulgurante bataille des barricades).




Dans la dernière séquence, émouvante au point de tirer les larmes, Jacques Nolot récite son chant et dit : "Je portais l'habit blanc des…", l'acteur tarde alors à finir sa phrase, et on attend la rime "brigands" quand il finit par enchaîner : "Entendez-vous ? L'habit blanc des marchands". On peut trouver le portrait que fait Ameur-Zaïmeche des contrebandiers enjolivé, tous les personnages étant d'honnêtes hommes là où les soldats du roi passent pour de rustres illettrés, mais le cinéaste sait ce qu'il fait, en joue quand Bélissard accueille le blessé du début, surnommé Court-toujours, en lui souhaitant la bienvenue au "paradis de la contrebande", et le fait précisément pour évidemment pointer du doigt les abus des gouvernements d'alors et d'aujourd'hui et le manque de liberté d'expression qui pousse les gens à s'en sortir et à prendre la parole malgré tout, quitte à s'extraire des contraintes de la loi. Le film, dans la continuité par exemple de La Dernière piste de Kelly Reichardt, nous parle directement de nous et le fait comme intuitivement en confondant deux époques qui de toute façon, en matière d'aspirations humaines, se ressemblent. Il ne s'agit pas de faire parler des français du XVIIIème comme des beurs de banlieue mais bien de mêler ces deux mondes pour mieux les raccorder. La dernière image du film où, derrière Jacques Nolot et dans le flou de l'arrière-plan, se distingue peut-être le mouvement fluide et rapide des phares d'une voiture, idée toute bête mais géniale et réalisée avec beaucoup de poésie, achève d'établir cette jonction d'autant plus pertinente et forte qu'imperceptible.


Les Chants de Mandrin de Rabah Ameur-Zaïmeche avec Jacques Nolot, Christian Milia-Darmezin et Rabah Ameur-Zaïmeche (2012)