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19 janvier 2021

L'Exorciste selon William Friedkin

On le sait, William Friedkin est un sacré client. Il n'y a qu'à poser une caméra devant lui, le laisser déblatérer, et on passe généralement un très bon moment. On se souvient encore de sa masterclass donnée à la Cinémathèque française, il y a quelques années, dans le cadre de la reprise de Sorcerer : elle filait quasiment l'impression d'assister au stand-up d'un vieux comique américain en pleine bourre qui, fort de sa grande expérience et de sa vaste culture, sûr de lui et de ses effets, enchaînait les mots d'esprits, les anecdotes amusantes et les réflexions éclairées, offrant ainsi à son public, conquis, tout ce qu'il était venu chercher. Plus récemment, un autre documentaire mettait le cinéaste à l'honneur : Friedkin Uncut, de l'italien Francesco Zippel, diffusé l'an passé sur Arte. Un film intéressant, forcément, vu son sujet, avec des intervenants de haute voltige (Coppola, Tarantino, Dafoe, McConaughey, Argento, Wes Anderson) mais, au bout du compte, assez frustrant aussi, car trop lacunaire et répétitif, notamment pour ceux qui avaient déjà lu les mémoires du cinéaste parues en 2014 chez La Martinière.



 
 
On pourrait facilement croire que ce nouveau documentaire a été tourné dans la foulée de Friedkin Uncut étant donné la tenue vestimentaire identique du réalisateur de French Connection, son humeur loquace, alerte et détendue, assis sur son fauteuil Louis XVI placé au beau milieu de son salon, dans la même configuration qu'auparavant. Mais ce nettement plus réussi Leap of Faith, en version originale, a un immense avantage sur son prédécesseur : il ne s'éparpille jamais, ne s'écarte pas une seconde de son sujet et se focalise sur la genèse du titre le plus mythique de la filmographie de Friedkin, qui est ici le seul à avoir la parole. On revient donc en détails sur la conception d'une œuvre à travers la seule vision de son auteur, dont les souvenirs sont très précis et l'envie de les partager au beau fixe, et c'est ce qu'il y a de chouette ! Déjà auteur en 2017 d'un documentaire remarqué où il décortiquait au scalpel et jusqu'à la nausée la fameuse scène de douche de Psychose, le réalisateur suisse Alexandre O. Philippe s'intéresse donc ici à la genèse, à la fabrication et au mystère d'un film qui a posé une empreinte indélébile sur son genre et au-delà. Un film que Friedkin dit avoir réalisée, en reprenant les mots de l'un de ses mentors, Fritz Lang, avec "l'assurance d'un somnambule" et sur laquelle les "Dieux du cinéma" se seraient même penchés. Il le dit avec une telle conviction, arguments à l'appui, qu'on a bien envie de le croire...



 
 
Impossible et inutile d'énumérer ici quelques exemples des meilleures anecdotes et autres infos données par un Bill Friedkin intarissable, il y en a tellement... Quand on est déjà bien renseigné sur l’œuvre et son auteur, nous avons beau en connaître la plupart, on les réécoute avec délice, tant elles sont bien racontées, impeccablement illustrées et mises en lumière. Le vieux cinéaste est même assez touchant quand il évoque, avec une passion contagieuse, les peintres, de Vermeer à Monet en passant par Le Caravage, qui l'ont le plus inspiré ou qu'il décrit, ému, dans les derniers instants du docu, l'impact qu'eut sur lui la découverte et la contemplation du jardin zen de Ryōan-ji, à Kyoto. Aussi, alors qu'on pourrait souvent le trouver un poil orgueilleux, un peu trop fier dans sa manière de présenter les choses, Friedkin paraît au contraire très humble quand il énumère élégamment les petites "notes de grâce" qu'il a essayé de disséminer dans son œuvre, ces moments qu'il juge particulièrement beaux, et le sont en effet, devant leur existence à des circonstances particulières, à un heureux hasard ou à une inspiration soudaine.




 
On pourrait craindre que sa durée ne soit excessive, compte tenu du dispositif et de la limitation stricte du sujet, mais ce documentaire, d'une belle fluidité, n'ennuie à aucun moment et passionne de bout en bout. L'érudition, l'éloquence et l'humour de William Friedkin sont tels que l'on se laisse volontiers porter par ses mots. En outre, Alexandre O. Philippe ne se contente pas d'illustrer platement les riches propos de William Friedkin, il fait ça avec brio, attestant d'un lyrisme appréciable et d'une inspiration de chaque instant, établissant visuellement les liens parfois implicites établis par le cinéaste entre son long métrage et ses nombreuses influences, ses diverses sources d'inspirations, étoffant son récit juste ce qu'il faut. Il y a parfois même quelque chose d'assez grisant et stimulant à la vue de ce travail simple et évident, mais si précis et méticuleux. En bref, ce documentaire est un must absolu pour tous ceux qui ont été marqués par le classique de William Friedkin. Un film que l'on a, curieusement, aussitôt envie de revoir. 
 
 
L'Exorciste selon William Friedkin (Leap of Faith : William Friedkin on The Exorcist) de Alexandre O. Philippe (2020)

19 juin 2016

Le Monde, la Chair et le Diable

The World, The Flesh and the Devil, sous son titre plaisant bien qu’un peu pompier, est un petit film de science-fiction américain réalisé en 1959 par un scénariste de renom, Ranald MacDougall, qui termina sa carrière comme triste égérie d’une célèbre chaîne de restauration rapide, déguisé en clown. Le film, comme beaucoup d’autres après (et peut-être avant) lui, dépeint une sorte de fin du monde bien précise : celle où l’humanité s’est volatilisée. Un seul quidam demeure, ici nommé Ralph Burton et interprété par le beau Harry Belafonte. Mineur de son état, Ralph se retrouve bloqué sous terre par un éboulement. Après avoir appelé à l’aide en vain, il finit par s’extirper du sous-sol par ses propres moyens et découvre un monde totalement désert. On saura bientôt que suite à une guerre nucléaire, les populations ont vidé les villes et l’humanité s’est éteinte. Ou presque, puisqu'il reste Ralph, seul au monde.




Les plans qui nous le montrent parcourant les immenses artères d'une New-York absolument déserte sont d’ailleurs magnifiques. Quand on se souvient de tout le tapage qu’on nous avait fait autour de Vanilla Sky et de Tom Cruise conduisant sa bagnole dans la grosse pomme miraculeusement vide… quel exploit. Ranald MacDougall s’en était autrement mieux tiré il y a plus de soixante ans, et s’était même laissé grisé par son idée au point de péter vaguement plus haut que son cul et de nous offrir un menu maxi best of en refaisant la scène du Cuirassé Potemkine avec les statues de lions qui s’animent grâce au montage, sauf qu’ici le lion réveillé image par image ne s’articule pas à la canonnade d'un QG d'officiers mais à la prière de Ralph dans une église elle aussi désespérément vide.




Le film ne s’en prend pas seulement au nucléaire, il s’attaque surtout au racisme. Car bientôt Ralph découvre qu’il n’est pas totalement seul. Après s’être amouraché d’un mannequin de vitrine (ce qui n’est pas sans rappeler les mésaventures de Will Forte dans la récente série Last Man on Earth, où l’on retrouve d’ailleurs, comme dans le film de MacDougall, ce petit couac typique des films du genre : jamais le personnage ne tombe sur le moindre cadavre…), Ralph pète un plomb et balance la femme en plastique par la fenêtre quand il entend soudain un cri, qui ne vient pas du mannequin mais d’une vraie femme, en chair et en os, qui le guettait depuis longtemps en cachette et, voyant le mannequin s'écraser au sol, a cru à un suicide. Ralph rencontre ainsi Sarah Crandall (Inger Stevens), autre survivante, et les deux tourtereaux vont tenter de se plaire et de s’aimer, même si rien, au fond, ne les rapproche. Ils passent en réalité la majeure partie de leur temps à se disputer. Le bât blesse quand Sarah s’emporte et lâche à Ralph qu’elle est une femme « libre et blanche », laissant sourdre un vieux fond de racisme latent (faut-il l’être au moins un peu pour ne pas craquer devant Harry Belafonte, ma parole).




Et lorsqu’un troisième larron, Ben (Mel Ferrer, croisé chez Lang et Renoir ainsi que dans pas mal de films historiques), débarque à Manhattan, notre bon Ralph s’éclipse (il consacre la plupart de son temps à chercher des rescapés ou à sauver les livres de la bibliothèque du coin) pour laisser s’ébattre le joyeux couple blanc. Mais le deuxième homme sur terre ne l’entend pas de cette oreille et préfère faire le ménage pour couler des jours heureux seul avec sa nouvelle Eve. S’ensuit une très belle scène finale de chasse à l’homme, où Ben, juché sur les toits de New-York avec un fusil à lunette, traque Ralph, tapi dans l’ombre des rues. Tout un symbole, qui pourrait être lourd s’il n’était pas si dignement mis en scène, et si la fin du film n’était pas aussi simple et bienvenue : le « The Beginning » qui clôture le film, tandis que les trois survivants s'éloignent main dans la main, évoque la célèbre dernière réplique de Casablanca (« This is the beginning of a beautiful friendship »), et sonne moins comme un tour de manche que comme une intéressante conclusion : ouverte et ambigüe, heureuse et compliquée.


Le Monde, la Chair et le Diable de Ranald MacDougall, avec Harry Belafonte, Inger Stevens et Mel Ferrer (1959)

1 novembre 2014

The House of Usher / L'Enterré vivant

Deux Corman, deux adaptations de Poe, et deux œuvres bénéficiant, comme la plupart des épisodes de la série de films consacrés à l’écrivain de Baltimore par le cinéaste qui murmurait à l'oreille des chevaux (ne parle-t-on pas toujours de l'écurie Corman ?), d'une sublime affiche, déjà, mais surtout d’un soin tout à fait délectable apporté aux décors, aux costumes, aux petits détails en même temps qu’à l’ambiance générale. Deux films surtout que leurs sujets rapprochent immédiatement. Les histoires que nous raconte Corman (sous le patronage de Poe) dans The House of Usher et L’Enterré vivant, bien que très différentes, se rejoignent sur quelques points essentiels.



 Les deux films s'ouvrent pratiquement avec la visite des caveaux de famille, rappelant le poids du passé et associant d'emblée les noms des personnages à des tombes.

Dans les deux films, au cœur d’une scène particulièrement mémorable du premier, et au centre de l’intrigue même du second, il est question d’un personnage victime d’une crise de tachycardie que l’on croit mort et que par conséquent l’on enterre vivant. Le premier film, qui date de 1960, est adapté de l'une des plus fameuses nouvelles d'Edgar Allan Poe, The Fall of the House of Usher, à laquelle Jean Epstein s'est déjà attelé en 1928 et que Jess Franco portera à son tour à l'écran en 1982. On y suit le personnage de Philip Withrop (Mark Damon), qui se rend à la maison Usher pour y retrouver sa fiancée Madeline, mais se trouve confronté au frère de sa bienaimée, Roderick (interprété par un Vincent Price blond et chétif), qui s'oppose à leur mariage au prétexte que la lignée des Usher est condamnée, leur maison hantée et le domaine alentour contaminé, jusqu'aux sols, par la mort. Afin d'accomplir la funeste destinée qui semble réservée aux siens, sans pour autant mettre fin à ses propres et précieux jours, Roderick Usher finit par profiter d'une crise de tachycardie de sa sœur pour la faire passer pour morte et lui offrir des funérailles prématurées, croyant mettre ainsi fin aux rêves de mariage du pauvre Philip.


 Comment ne pas être traumatisé quand on a Francis Huster pour aïeul ?

Dans le second film, tourné deux ans plus tard, en 1962, point de Vincent Price, une fois n'est pas coutume, mais, pour le remplacer, un acteur de premier plan, Ray Milland, génial notamment chez Billy Wilder, dans Uniformes et jupons courts ou Le Poison, mais aussi chez Fritz Lang ou Hitchcock, par exemple dans Le Crime était presque parfait. Il incarne ici Guy Carrell, un chercheur en médecine qui, pour le coup, n'empêche personne de se marier sinon lui-même, à la jeune Emily Gault (Hazel Court), venue le débusquer à domicile pour obtenir sa main. Mais son promis a autre chose en tête, et pas des moindres, puisqu'il est jour et nuit obsédé par l'idée qu'il sera un jour enterré vivant, comme le fut son père, qui souffrait avant lui de tachycardie. Et malgré toutes les précautions prises par un Carrell monomaniaque, adviendra ce qu'il redoutait par-dessus tout.


Dix-sept ans après avoir obtenu, en 1945, l'Oscar du meilleur acteur pour son rôle d'alcoolique dans l'excellent Le Poison de Billy Wilder (qui obtint lui-même les Oscar du meilleur film, du meilleur réalisateur et du meilleur scénario pour ce film), Ray Milland fête encore ça !

Outre cet élément de scénario crucial, on retrouve aussi dans les deux films le thème, déjà présent chez Corman dans La Malédiction d’Arkham (pseudo-adaptation de Poe, mais en fait de Lovecraft), de l’hérédité du mal. Dans les deux films des êtres psychotiques, prisonniers de leur névrose et physiquement épuisés par elle, Usher d’un côté, fragile dans sa perpétuelle robe de chambre, allergique au bruit tel un Proust en fin de vie, obsédé par la volonté de scier le tronc de son arbre généalogique, et Guy Carrell de l’autre, reclus chez lui, persuadé qu’il sera tôt ou tard enterré vivant et mettant au point toute une série de stratagèmes (on retrouve le Ray Milland ô combien calculateur de Dial M for Murder) pour s’en sortir le jour où cette inévitable méprise sera venue, présentent à leurs invités la galerie de portraits de leurs effrayants ancêtres, qui pèsent de tout leur poids sur une descendance viciée par leurs trajectoires monstrueuses, chez les Usher, ou morbide, chez les Carrell. On retrouve ainsi la présence persistante et écrasante du tableau à l’effigie de Curwen, le grand-père et bientôt double de Charles Dexter Ward dans La Malédiction d’Arkham.



Les tableaux peints respectivement par Roderick Usher et Guy Carrell.

Mais qui dit portrait dit peinture, et on renoue aussi avec l’importance capitale de la couleur comme manifestation et vecteur de la mort à l’œuvre dans Le Masque de la mort rouge, puisque les portraits macabres peints par Roderick Usher et par Guy Carrell sont systématiquement des œuvres décadentes et sur-colorées, où les figures se dessinent par petites touches de couleurs vives contrastées se mêlant les unes aux autres dans des figures que l'on peut imaginer en cours de mutation. Et dans les deux films, le héros, souffreteux et monomaniaque (on pourrait par ailleurs parler d'eux en tant que purs personnages dépressifs), dans des scènes de délires oniriques plus ou moins muettes (et par conséquent d’une grande picturalité), semble pénétrer dans ces tableaux, navigue dans des espaces de couleurs pures et mouvantes (via des filtres bleus, violets ou verts d'un kitsch consommé), qui évoquent, là encore, la séquence finale du Masque de la mort rouge, avec sa contamination de la peste plan par plan, vague de rouge par vague de sang.



En haut, Philip Withrop, l'amant de Madeline, ici en plein cauchemar et bientôt fréquenté par les ancêtres maléfiques un rien grotesques de la dynastie Usher. En bas, Ray Milland dans la peau de Guy Carrell, victime de ses fantasmagories, s'imaginant pris au piège de son propre système de survie en cas de mise en bière inopinée.

Sauf qu’ici ce n’est pas une maladie qui contamine les êtres, mais la mort elle-même. Une fois passés sous terre, et quand bien même les deux personnages enterrés n’ont cessé d’être vivants - et pour cause -, la mort semble être passée en eux et les avoir transformés en semi-zombies aux visages cireux, aux cernes creusées (tels les serviteurs immortels de Curwen dans La Malédiction d'Arkham), aux regards perçants, presque venus d’ailleurs, avides de vengeance et prêts à envoyer ad patres tous ceux qui auront croisé leur route. 



Madeline Usher, libérée de sa tombe, en pleine crise meurtrière.

Myrna Fahey, qui interprète Madeline, la sœur de Roderick Usher, comme Ray Milland dans L’Enterré vivant, sortent de leur cercueil complètement fous, comme assoiffés de mort. Leurs yeux sont éclatés pour mieux avaler de la lumière et du vivant. Ils avancent dans l'ombre à toute vitesse, déterminés, le pas dicté par une volonté de tuer. Les ongles de Madeline, défoncés contre le bois de sa tombe, sont prêts à s’enfoncer dans tout corps passant à sa portée, tandis que le regard de Carrell défie ses proches et se délecte de leur souffrance (alors qu'il était encore prisonnier de sa bière et sur le point d'être mis en terre, retrouvant alors progressivement l'usage de ses yeux après une violente crise de tachycardie, Carrell n'était-il pas en quête d'un regard, à travers le - surprenant - hublot de son cercueil, pour être libéré ?). 



 Guy Carrell, sorti de terre pour enterrer ceux qui l'y ont mis.

Madeline Usher est à ce titre plus terrifiante encore que Carrell, d'abord parce que son personnage, jusqu'alors très effacé, se pare soudain d'une forme d'hystérie (on la croirait prête à s'arracher le visage) et de bestialité déconcertante (quand elle se cache dans les recoins sombres des pièces du manoir puis saute sur ses victimes telle une féline enragée), là où le personnage de Ray Milland, une fois libéré de la terre, se montre plus réfléchi et plus pernicieux dans ses crimes. Mais aussi parce que Corman la met sublimement en scène, jouant sur la profondeur de champ, le flou de l'image, les décadrages et de très gros plans sur les yeux de la belle Myrna Fahey pour rendre son personnage absolument démoniaque. Le machiavélisme de Guy Carrell, s'il est moins fulgurant et moins terrifiant, reste cependant pour le moins frappant, et ces personnages fascinants, deux enterrés vivants mus par la mort, viennent conclure de façon particulièrement mémorable deux films qui, de fait, le deviennent à leur tour.


The House of Usher de Roger Corman avec Vincent Price, Mark Damon, Myrna Fahey et Harry Ellerbe (1960)
L'Enterré vivant de Roger Corman avec Ray Milland, Hazel Court, Richard Ney, Heather Angel et Alan Napier (1962)

10 mars 2014

Un Jour sans fin

Nous avons l'immense plaisir aujourd'hui d'accueillir ce cher Hamsterjovial, qui nous a déjà régalés, à maintes reprises, de ses commentaires enjoués (son nom l'indique) et toujours éclairés, et qui désormais nous fait carrément l'honneur d'un article entier, et pas des moindres, vous le verrez, sur Un Jour sans fin, le meilleur film du regretté Harold Ramis, acteur, producteur, réalisateur et scénariste américain décédé le 24 février dernier. Nous ne sommes pas prêts d'oublier le visage d'Harold, éternellement fixé parmi ceux de Bill Murray, Dan Ayrkoyd, Ernie Hudson, Sigourney Weaver et Rick Moranis, en tête d'affiche du génial S.O.S. Fantômes. En tant que cinéaste, l'homme n'a certes pas toujours brillé (on n'en dira pas plus sur L'an 1 : des débuts difficiles, comédie de sinistre mémoire), mais a donc aussi su tourner un film aussi remarquable que celui auquel notre invité du jour s'apprête à rendre hommage : 




Rémi et Félix m'ont invité à écrire à propos de Un jour sans fin, et je les en remercie vivement. D'emblée, pourtant, le doute m'assaille : que dire de plus au sujet d'un film dont les vertiges narratifs, temporels, existentiels, moraux et spirituels ont déjà été décortiqués en tous sens ? J'encours le ridicule de répéter ce qui, cent fois, fut énoncé ailleurs. En accord avec le titre de ce blog, osons toutefois le comique de répétition ! Un jour sans fin y invite, puisque lui-­même l'érige en principe de film. C'est d'ailleurs là, peut-être, sa force première : prendre un des lieux communs du territoire comique, et l'étendre aux dimensions d'un film entier. Cette répétition généralisée situe Un jour sans fin à l'intersection de la comédie et du tragique, celui d'un quotidien humain conçu comme éternel retour, et évite ainsi la complaisance cafardeuse à laquelle une telle vision de l'existence pourrait donner lieu. En témoigne cet extrait du dialogue entre Phil Connors, l'infatué présentateur météo condamné à revivre indéfiniment la même journée dans une bourgade de Pennsylvanie au nom impossible (Punxsutawney), et l'un des habitants de celle-­ci : « Vous feriez quoi si vous étiez coincé quelque part et si chaque jour était exactement le même, quoi que vous fassiez ? — Ça résume bien les choses, en ce qui me concerne. » (Apparemment, ce croisement entre comédie et tragique existentiel aurait entraîné la rupture définitive entre le réalisateur de Un jour sans fin, Harold Ramis, et Bill Murray, l'interprète du personnage de Phil Connors, pourtant complices de longue date. Leur désaccord serait dû au fait que le premier voulait accentuer le côté comique du film, et le second son côté « fable philosophique ».)


La classe américaine selon Phil Connors. 
(Remarque : Bill Murray ressemble furieusement à Yves Calvi.)

Le sentiment accablant de la répétition quotidienne est sans doute une des sources d'une maladie devenue tristement banale : la dépression. Un jour sans fin est, à ma connaissance, un des rares films qui offre une description convaincante de celle-­ci ; à ce titre, je ne trouve à lui comparer que certains moments de Jean Grémillon, de Visconti, de Cassavetes et de Hitchcock — celui du Faux coupable et de Vertigo. La force de Ramis (comme de Blake Edwards, quelquefois), c'est d'avoir su lui trouver une expression comique. Deux autres de ses films, Mafia Blues et Multiplicity, évoquent également la dépression, ou le burning out, de façon singulière et parfois hilarante. Qui n'a vu Phil Connors affalé en pyjama dans le salon de son bed and breakfast propret, saladier de pop-corn et bouteille de Jack Daniel's sous la main, épatant une assemblée de vieillards en répondant aux questions d'une émission de Jeopardy qu'il a dû visionner quelques centaines de fois, qui n'a pas vu cette scène, dis-je, ne saurait parler que légèrement de la détresse humaine. Bill Murray est d'ailleurs tellement bon en dépressif que, par la suite, il s'est un peu enfermé dans cet emploi, chez des cinéastes moins inspirés (Sofia Coppola, Wes Anderson, Jim Jarmusch).


Dans la série des suicides de Phil, l'irruption devant un camion : souvenir tragi-comique de La Mort aux trousses.

Dans Un jour sans fin, il n'y a qu'un pas de la dépression atmosphérique à la dépression morale, de même qu'entre le temps qu'il fait (Phil est coincé à Punxsutawney à cause d'une tempête de neige que, bien que météorologue, il n'avait pas prévue) et le temps qui passe. L'évidence et la simplicité avec lesquelles ces analogies s'imposent à l'esprit du spectateur participent pour beaucoup du plaisir que le film suscite. L'équivalence que Un jour sans fin établit entre le fait d'être bloqué dans le temps (revivre la même journée, encore et encore) et celui d'être bloqué dans l'espace (ne pas pouvoir quitter un patelin de province) force également le respect, et en fait l'un des films les plus tranquillement théoriques que je connaisse : qui d'autre que Ramis a su, sans cuistrerie aucune, donner corps à l'idée du cinéma comme assemblage de blocs d'espace-­temps ? (Réponse : Buster Keaton.) Au regard d'une telle réussite, le reproche qu'on pourrait faire à Un jour sans fin, à savoir son manque de « style visuel » notable, a autant d'importance qu'un pet sur une toile cirée. Et quand on voit ce que devient, dans le cinéma américain, le « style visuel » — Malick, Tarantino, Del Toro, Wes Anderson, Nolan, Winding Refn, Cuaron —, on sait gré à Un jour sans fin de sa salutaire modestie.


Bill Murray vient d'apprendre que Tarantino ne tiendra pas sa promesse d'arrêter de tourner après son dixième film.

A l'intention des obsédés de « spécificité cinématographique », il faut ajouter que Un jour sans fin intègre à sa fiction la part non négligeable, et pourtant occultée dans la plupart des films, qu'occupe la répétition dans le processus cinématographique : répétition des acteurs, des prises des vues ratées et recommencées. C'est surtout évident dans la séquence où Phil et Rita, sa productrice, dînent au restaurant. Appliquant la méthode d'apprentissage par « essai et échec », Phil profite de la boucle temporelle dans laquelle il est pris pour glaner toujours plus d'informations à propos de Rita (son apéritif préféré, ses centres d'intérêt, etc.), à seule fin de la séduire en lui faisant croire qu'ils ont tout en commun. À mesure que se répètent les mêmes phases de la même soirée, un soupçon amusé point chez le spectateur : serait-­il en train d'assister au bout-­à-­bout de l'ensemble des prises effectuées lors du tournage de cette séquence ? Ce n'est bien sûr qu'une impression (à y réfléchir, on devine que chacun des fragments de montage qui, à l'écran, passe pour une prise parmi d'autres d'un même plan a dû en réalité être lui-­même l'objet de plusieurs prises au tournage, jusqu'à atteindre l'illusion de perfection dans la répétition), mais cette allusion à une dimension habituellement cachée contribue à la singularité de l'expérience que propose Un jour sans fin. Je ne connais qu'un autre film qui intègre structurellement cette répétition constitutive du cinéma : le diptyque indien de Fritz Lang, Le Tigre du Bengale / Le Tombeau hindou, dont le second volet est une répétition quasi systématique (et fascinante) des situations, des lieux et des trajectoires du premier.


Séraphin Lampion existe, je l'ai rencontré à Punxsutawney.

Un jour sans fin relève de ce que les américains appellent le what if film. Le plus célèbre des films de ce type, c'est La vie est belle, de Frank Capra : et si il vous était donné de voir le monde tel qu'il serait si vous n'aviez jamais existé ? L'éventualité qu'explore le what if film est en général inexplicable rationnellement, et l'une des qualités de Un jour sans fin tient à la paisible autorité avec laquelle il amène le spectateur à accepter d'emblée le déclenchement de la boucle temporelle dont Phil Connors devient le prisonnier. De même qu'on ne sait pas pourquoi les oiseaux attaquent les hommes dans le film de Hitchcock, la raison pour laquelle Phil se met à revivre la même journée ne nous est pas donnée (même si, dans les deux cas, on peut se faire une opinion). Sorti cinq ans après Un jour sans fin, la faiblesse de Pleasantville réside à ce niveau : l'arbitraire du transfert de deux adolescents de 1998 dans une série télévisée des années 1950 y est à la fois trop et pas assez justifié.


Un jour sans fin est un festival de micro-­grimaces de la part de Bill Murray, qu'il s'agit de ne pas rater. 
Micro-­grimace n°1 : « Je voudrais être n'importe où ailleurs. »

Le film de Ramis lorgne sans doute consciemment vers celui de Capra : on y retrouve le drame existentiel d'être coincé dans un patelin aux horizons restreints, l'ambiance neigeuse, le « monde alternatif », l'aspiration à une autre vie moins monotone, etc. Mais plus encore qu'à La vie est belle, Un jour sans fin peut faire penser au Brigadoon de Vincente Minnelli, bien que ce dernier film soit pour sa part un sommet de flamboyance visuelle. Je me souviens du ravissement qui fut le mien (le genre de réaction qui fait passer le cinéphile pour un fêlé) lorsque le parallèle entre ces deux films me fut confirmé par la présence, au générique final de Un jour sans fin, de la chanson-­phare du film de Minnelli : Almost Like Being in Love, dans sa reprise par Nat King Cole. Heureusement, Un jour sans fin ne tombe pas dans la référence musicale gratuitement exhibée (là aussi, on est à des années-lumière de Scorsese, de Tarantino ou de Wes Anderson), car ce morceau a alors une autre fonction. En cette fin d'un film qui, comme son titre français l'indique, était virtuellement sans fin, il constitue l'envers, à occurrence unique, d'une chanson répétée jusqu'à la nausée : I Got You Babe de Sonny and Cher, dont le retour à chaque réveil de Phil Connors résume efficacement l'idée d'enfer sur terre.


Micro-­grimace n°2 : « Qu'est-­ce que c'est que ces bouseux ?! »

Dans Brigadoon, deux New-­Yorkais de 1954 tombent par hasard, lors d'une partie de chasse en Écosse, sur un village qui vit comme au XVIIIe siècle. Trois cents ans plus tôt, l'endroit s'est placé sous un charme qui lui a permis d'échapper à la marche du temps. Depuis lors, Brigadoon et ses habitants disparaissent de la surface du monde, plongés dans un sommeil dont ils ne sortent qu'une fois par siècle et pour une seule journée, avant de s'évanouir de nouveau pour cent ans dans les limbes. Entre Brigadoon et Un jour sans fin, le piétinement temporel s'avère finalement similaire : revivre à l'infini le même jour ou ne vivre qu'un jour tous les cent ans, cela revient à peu près au même. De plus, les deux films rappellent que tout idéal de confinement villageois, loin des foules déchaînées, s'exerce au détriment d'une minorité d'exclus de cet idéal, qui en sont aussi prisonniers. Chez Minnelli, il s'agit du jeune homme qui voudrait fuir Brigadoon et qui est sacrifié sur l'autel du rêve de ses concitoyens (si un seul d'entre eux quitte le village, celui-­ci disparaît à jamais). Chez Ramis, le rebut de la communauté douillette de Punxsutawney est le vieux mendiant que Phil Connors croise chaque matin, qui semble n'être au départ qu'une silhouette comique mais dont on découvre tardivement le tragique destin quotidien, jusqu'alors resté hors champ.


Micro-­grimace n°3 : « Faisons mine d'apprécier cet apéritif infect. »

A l'occasion de la mort récente, à cinq jours d'intervalles, de Harold Ramis puis d'Alain Resnais, sans doute a-­t-­on rappelé (j'ai la flemme de vérifier) que Un jour sans fin est sorti la même année que le diptyque Smoking / No Smoking, et que les deux films ont pas mal de choses en commun. Je doute en revanche (mais peut-­être me trompé-­je) qu'on ait relevé la proximité de ces deux films avec un troisième, également sorti en 1993 : L'Arbre, le maire et la médiathèque, d'Éric Rohmer. Un jour sans fin obéit au principe du what if film, Smoking / No Smoking à celui de l'alternative (ou bien... ou bien...), et L'Arbre, le maire et la médiathèque s'organise selon « sept hasards », dont le premier est ainsi formulé : « Si, à la veille des élections régionales de mars 92, la majorité présidentielle n'était pas devenue une minorité...» Ce sont des variations sur le binaire et le divers, le hasard et le programmé, le libre arbitre et la prédestination, le tout dans un contexte villageois. Hypothèse : lorsque des films comme La vie est belle et Brigadoon associaient incertitude existentielle, peur de la modernité et esprit de clocher, ils exprimaient le doute qui pesait sur l'organisation villageoise au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, alors que l'Amérique devenait le leader d'une mondialisation économique qui ne disait pas encore son nom. En 1993, il ne peut plus s'agir de la même inquiétude. On est alors à l'aube de l'avènement communicationnel de ce fameux « village global » que Serge Daney, avant sa mort un an plus tôt, commenta sur son versant médiatique. Les réseaux informatiques et téléphoniques pointent le bout de leur nez auprès du grand public, telle la marmotte de Punxsutawney émergeant de son terrier. Dans les fables des trois R (Ramis, Resnais, Rohmer) sorties cette même année, il est possible de percevoir, a posteriori, le pressentiment d'un monde où les communautés réelles et partielles, avec leur cortège de petites horreurs et d'émouvantes beautés, seront supplantées par des communautés virtuelles et globales ; d'un monde où le binaire et la programmation prendront force de loi (mais où les « marges » seront susceptibles d'avoir plus de pouvoir — fût-­il soft — qu'au village des anciens temps) ; d'un monde, enfin, où le cinéma, déjà passablement affaibli, aura de moins en moins d'importance dans la vie quotidienne. Mais ceci est une autre histoire, la nôtre, celle du meilleur des mondes dans lequel nous évoluons chaque jour, au regard duquel l'enfer quotidien que subit Phil Connors a quelque chose de — oui, rafraîchissant


Un jour sans fin (Groundhog Day) de Harold Ramis avec Bill Murray, Andie MacDowell, Chris Elliott et Stephen Tobolowsky (1993)

1 juin 2013

Désirs humains

Tourné un an après l'excellent Règlement de comptes avec le même duo d'acteurs, Human Desire, film assez mineur du grand Fritz Lang, est une très lointaine adaptation de La Bête humaine de Zola, ou plutôt un très libre remake de son adaptation par Jean Renoir. A ceci près que la bête s'est mutée en froide machine. Lantier, l'homme aux pulsions sexuelles meurtrières héritées d'un patrimoine génétique baigné dans l'alcool à brûler, incarné chez Renoir par le puissant Gabin, noir de suie, ruisselant de sueur et chevauchant (avec Carette) sa Lison, locomotive monstrueuse, créature hurlante de métal, de feu et de fumée, cède la place chez Lang au Sergent Jeff Warren, de retour de Corée, sous les traits d'un Glenn Ford gringalet, tout clean et tout sourire, assis comme un pape dans la cabine confortable d'une imposante machine automatique qui avance seule et laisse à peine deviner à travers de minuscules hublots haut perchés les rails sur lesquels elle glisse.




La scène d'introduction du film est l'une des plus efficaces du film, avec ce plan large en plongée où la locomotive tourne sur elle-même, arrimée à une plate-forme mobile. La faute à un effet d'optique, on ne sait pas immédiatement si ce mouvement vient de la caméra ou de la plateforme soutenant le mastodonte de fer endormi, véritable dinosaure inerte, manipulé sans effort. Mais c'est bien le seul plan du film qui daigne jouer de la figure mythique du train, quitte à la démythifier, et qui parvienne à lui donner un semblant d'intérêt. La locomotive n'a cependant pas de quoi se plaindre quand on sait que Glenn Ford n'aura pas la même chance... Le film tout entier en subit les conséquences, perdant un peu de son âme et progressant en pilote automatique, avec un Lang en pantoufles aux manettes, enfoncé dans son fauteuil comme Edward G. Robinson au début de La Femme au portrait, rêvant peut-être son film au lieu de le tourner.




Mais Fritz Lang, même en pantoufles, reste Fritz Lang, et le film vaut somme toute le détour. Ne serait-ce que pour voir, malgré tout, et malgré le peu de cas que le cinéaste fait de lui, Glenn Ford, minaudant avec ce sourire ravageur qui le rend assez irrésistible (et il fallait bien ça !). Les acteurs sont à leur place, même si l'alchimie n'est pas toujours idéale entre eux, notamment entre Glenn et Gloria Grahame. L'actrice, au physique atypique pour ne pas dire irritant, et au jeu ici malaisé, correspond idéalement (et à priori mieux que Rita Hayworth, que Lang envisageait d'abord dans le rôle) au personnage de demi-chienne (renoirienne ? Lang a aussi remaké La Chienne dans La Rue Rouge, avec plus de bonheur) que lui réserve le récit. Demi-clebs seulement parce que la chienne est ici moins coupable que victime. Poussée à un adultère longuement consommé avec son propre parrain par nul autre que son rustre de mari (encore une fois, on aurait mal cru à un couple formé par cette montage de barbaque qu'était Broderick Crawford et la majestueuse Rita…), Vicky ment sans cesse (le jeu faux de Golden Grahame y ajoute) et calcule ses idylles par intérêt ; mais elle le fait pour échapper à sa condition et à l'ennui croulant de sa vie, symboliquement enclose au milieu des rails, partagée entre une cage à oiseaux et un poste de télévision, comme cela a déjà été analysé. Lang en fait finalement la sainte de son film quand l'amant de Vicky, le sergent Warren, déçu par ses mensonges, l'abandonne à un triste sort. Vicky voit son statut de victime innocente s'accomplir dans un des wagons du train que fait semblant de conduire un Glenn Ford de nouveau souriant et détaché, pilotant son corbillard sur rails sans les mains.




Au-delà des acteurs (tout de même bien peu mis en avant par Lang, et œuvrant au service de personnages assez faibles), il faut voir le film pour vérifier quelque chose. Dans la scène où le sergent Jeff, commandé par Vicky, s'apprête à tuer le mari de cette dernière, saoul comme un cochon, au milieu des rails et en pleine nuit. Lang, qui excelle toujours à construire l'espace par la mise en scène, et notamment dans les scènes de nuit à la gare, filme ses deux acteurs de dos, l'un poursuivant l'autre qui titube, en vue d'ensemble et en légère plongée, le plan de l'image étant perpendiculaire à celui des rails. Au moment où Glenn Ford est censé passer à l'acte, un train défile entre les personnages et la caméra, nous dissimulant l'action : a-t-elle eu lieu ou non ? Une chose est sûre (ou pas, en fait), c'est qu'à l'instant précis où le train arrive, et jusqu'à la coupure scandant la fin de la séquence quelques secondes plus tard, l'image noir et blanc se teinte d'un étrange et presque imperceptible filtre vert (plus ou moins perceptible selon les lecteurs, particulièrement peu remarquable sur les captures ci-dessous, par conséquent d'une grande inutilité, mais très net sur mon écran de télévision).





Je n'ai trouvé nulle part mention de cette irruption surprenante d'un semblant de couleur (en tout cas d'une altération de la teinte de l'image) dans le film de Lang, pas même chez l'illustre Bernard Eisenchitz dans Fritz Lang au travail. Cette facétie du cinéaste passe-t-elle inaperçue ? N'intéresse-t-elle pas les commentateurs de l’œuvre ? Ou bien n'existe-t-elle tout simplement pas ? Serait-ce un simple défaut de pellicule ? Une erreur de copie dans l'édition DVD du film chez Wild Side, ou sur l'exemplaire précis qui m'est passé entre les mains ? Que ce défaut surgisse sur une scène comme celle-là et s'y trouve si précisément et si idéalement placé relèverait d'une heureuse coïncidence qui donne envie de miser sur un oubli, volontaire ou non, des commentateurs du film. A moins qu'il ne s'agisse que de cet assombrissement de l'image qui précède et succède toujours aux fondus enchaînés dans les vieux films ? Toujours est-il que la séquence, qui détermine un basculement dans la conscience de Jeff Warren (ce fond verdâtre serait celui de la pourriture et de la corruption, sauf que le personnage ne tue ici sa maîtresse au lieu du mari qu'indirectement), est belle et fait gagner au film cette puissance dramatique dont il manque par ailleurs. Le surgissement inopiné de la couleur, ou à tout le moins l'altération involontaire de la pellicule, même presque invisible, déplace l'attention du spectateur (pour peu qu'il remarque ce drôle d'effet) et marque un déplacement narratif : le meurtre du mari, qui devait libérer la femme, n'a pas lieu et la condamne. Si cette scène a été tournée telle quelle, et si l'effet a été recherché, cela mérite qu'on en parle, sinon, c'est un petit miracle hasardeux qui méritait qu'on en parle aussi.


Désirs humains de Fritz Lang avec Glenn Ford, Gloria Grahame et Broderick Crawford (1954)

28 février 2013

Quatre étranges cavaliers

Ce western d'Allan Dwan n'est pas sans charme. Réalisé en 1954, deux ans après Le Train sifflera trois fois de Fred Zinneman, Quatre étranges cavaliers (Silver Lode en anglais, du nom de la bourgade où se déroule l'histoire) en est un quasi copié-collé. Le film commence en effet quand un homme bien sous tous rapports, Dan Ballard, sur le point de se marier avec sa blonde, est interrompu au dernier moment par l'arrivée en ville des quatre cavaliers du titre, venus se venger. Sauf que le marié n'est pas un shérif rattrapé par son passé sous la forme de quatre malfrats qu'il aurait jadis coffrés, c'est un ancien joueur de poker traqué par un soi-disant shérif pour le meurtre de son frère. Et comme chez Zinneman, notre héros va tout faire pour gagner du temps afin de trouver des alliés parmi les villageois dans l'espoir d'obtenir gain de cause, du moins jusqu'à ce que l'ensemble du patelin retourne sa veste, le laissant se défendre seul, y compris contre eux. L'influence du Train sifflera trois fois n'est pas qu'artistique puisqu'on est en plein cœur d'une nouvelle dénonciation en règle du MacCarthysme et des trahisons en grappes impactées par la fameuse chasse aux sorcières. Le cinéaste n'y va pas par quatre chemins dans la symbolique pour pointer du doigt les exactions en cours dans son cher pays et pour en revendiquer les vraies valeurs : toute l'histoire a lieu sur un seul jour, le 4 juillet (d'où une profusion de fanions bleu blanc rouge dans le décor un poil agressive à l’œil nu), et le final se déroule au sommet du cloché d'une église, dont l'énorme cloche, symbole de liberté, jouera un rôle décisif dans la résolution du récit. Dwan ne cache donc pas ses desseins, au point que son grand méchant s'appelle très littéralement, je vous le donne en mille, Ned McCarthy.




Sinon un pur remake, car les enjeux narratifs dissemblent tout de même, c'est une vraie reprise du film de Zinneman que nous avons là, mais une reprise en mode mineur, réalisée sans le sou, comme une quasi série B, sans la moindre star à l'affiche si ce n'est, dans le rôle du salop de l'affaire (le bien-nommé McCarthy), l'excellent Dan Duryea, qui à défaut d'avoir été une véritable star fut le second couteau de pas mal de grands classiques et l'éternel méchant de quelques westerns (Winchester 73 d'Anthony Mann) et autres films noirs (dont le superbe diptyque de Lang : La Femme au portrait et La Rue rouge). L'acteur principal en revanche n'a pas tant marqué les esprits puisqu'il s'agit de John Payne. Virez-moi un P, donnez-moi un W et le type devenait la plus grande figure du western hollywoodien (à noter que devenir une star mondiale était le cadet des soucis du comédien, qui rêvait juste que ses collègues sur le plateau cessent de l'appeler "John Payne in the ass"). Payne, qui était à un phonème de s'appeler comme le Duke himself, était aussi un mauvais sosie de James Stewart. Et quitte à être comparé à toutes les icônes du western, il passa l'intégralité du tournage de Silver Lode à tenter d'imiter le jeu tout en sobriété, raideur et balais dans le cul du génial Gary Cooper. La performance est plutôt ratée mais tombe à pic dans ce qui se veut une réincarnation de Will Kane, le personnage interprété par Coop' dans le matriciel High Noon.




Quatre étranges cavaliers pâtit un brin du manque de charisme de son acteur principal, et plus généralement de son aspect cheap, avec décors en carton de seconde zone, couleurs criardes et costumes de carnaval loués chez Tati, mais il surprend dans sa dernière demi heure. Le scénario, assez convenu, à base de quiproquos vaudevillesques, laisse alors place à une violence inattendue quand Ballard est contraint d'abattre certains de ses plus fidèles amis pour sauver sa peau, Dwan ne reculant pas devant une cruauté sans détour qui dépasse d'assez loin celle du film de Zinneman. Ensuite parce que l'académisme initial de la mise en scène le cède à deux soubresauts d'élégance, brefs mais frappants. Le premier (je commence en fait par le second, qui survient presque à la fin du film), consiste en une longue scène de course poursuite et de fusillade où notre héros, avec une balle dans le bras (John Payne ne savait d'ailleurs par jouer la balle dans le bras, et encore moins la course à pied avec une balle dans le bras) traverse pratiquement tout le village en parcourant une artère perpendiculaire à plusieurs petites rues d'où surgissent ses assaillants. Ballard est filmé tout le long de sa trajectoire en travelling latéral de suivi, d'abord très rapide quand il court et ne s'arrête derrière quelques barricades de circonstances que le temps d'échapper à la vue de ses ennemis, puis très lent quand il fait face à McCarthy en se planquant derrière un civil qui n'a rien demandé, le tout dans une scène d'action rondement menée et très efficacement coordonnée qui révèle une gestion de l'espace assez remarquable et fait oublier la ridicule pauvreté des décors annoncée par l'ouverture du film.




Le second soubresaut en question, antérieur dans le cours du film, tient au contraire dans un plan fixe plutôt court et se produit quand Dolly (Dolores Moran), la pute du coin affublée d'une robe impossible à brillants, plumes et froufrous fluos du dernier goût, ex-compagne de Ballard abandonnée pour une blonde bourgeoise, aide son héros, qu'elle aime toujours, en s'arrangeant pour vider le bar où elle travaille afin que ce dernier puisse s'enfuir par l'arrière. Après avoir échangé quelques derniers mots pleins de nostalgie et d'affection, Ballard s'éclipse et Dolly sort par l'entrée du saloon, s'enfonçant dans la profondeur de champ et dans un vague flou de l'image non dépourvu de beauté, voire prompt à en insuffler à un personnage très secondaire et à une tenue qui dans la scène précédente prêtait encore à rire. La désormais magnifique Dolly sort de scène, d'un pas d'abord lent, auquel sa main trainante sur le comptoir confère un surplus de tristesse, avant d'accélérer un grand coup pour tourner le dos à son passé et se remettre en action.




Deux séquences pour le moins différentes donc, dans les moyens et dans la visée. Une longue scène d'action pure et de bravoure technique d'un côté, et une autre, très brève et poétique, de l'autre, qui se rejoignent cependant sur l'utilisation assez brillante de la profondeur de champ tout en parant avec brio à la première contrainte du cinéaste, et pas des moindres, un manque de moyens criant qui jusqu'alors se répercutait immédiatement sur la matière première de son film (acteurs, décors et costumes). Ces deux moments et quelques autres éléments contribuent à élever ce western au-dessus de ses petits moyens et de ses petits défauts. Si le film de Dwan emprunte assez peu discrètement son matériau à celui de Zinneman, le cinéaste a certainement su en influencer d'autres à son tour puisque le plan d'ouverture, sur un groupe d'enfants en train de jouer que dépasse la bande des quatre cavaliers venus semer la zizanie dans le village, fait assez directement penser à la légendaire séquence d'introduction de La Horde sauvage de Sam Peckinpah, rien que ça.


Quatre étranges cavaliers d'Allan Dwan avec John Payne, Dan Duryea, Lizabeth Scott, Dolores Moran et Harry Carey Jr. (1954)

25 octobre 2012

Gebo et l'ombre

Le nouveau film de Manoel de Oliveira peut sembler au premier abord difficile. Film austère sur l'austérité, Gebo et l'ombre s'offre tel qu'il est, dans son dispositif singulier et imperturbable. Le film ne nous vend rien et ne cherche en aucune façon à nous acheter. Il faut l'accepter dans sa rudesse et dans sa sublime pauvreté, ce qui peut prendre un certain temps, qui perdure selon les cas (c'est le mien) bien au-delà de la projection. L'argument est simple : Gebo (Michael Lonsdale, impressionnant de présence, d'improvisation subtile et d'intonations haut perchées assez comiques) est un vieux comptable fatigué, qui vit dans la misère d'une petite maison portuaire avec sa femme Doroteia (Claudia Cardinale) et leur belle-fille Sofia (Leonor Silveira), dans l'attente du fils prodigue, João (Ricardo Trêpa), aperçu dans le premier plan du film sur un quai, debout devant un bateau amarré, avant de disparaître. Sous les yeux impuissants de Sofia, qui espère autant qu'elle redoute le retour de son époux, Gebo ment chaque jour péniblement à son épouse qui le supplie de lui donner des nouvelles de leur enfant. Quand João, variation du Marius de Pagnol en portugais vagabond, finit par réapparaître, il est devenu un marginal en colère, furieux contre la condition des siens et contre leur soumission à cette condition. Et au lieu de ramener quelque joie dans le foyer familial il en repart presque aussitôt en courant, en fuyant plus précisément, après avoir indirectement volé son propre père en subtilisant la cassette d'argent bien remplie dont il devait faire la comptabilité.




Bien qu'adapté d'une pièce de Raul Brandão datant de 1923, et quoique situé dans un passé indistinct (les personnages s'éclairent à la bougie, se chauffent à la cheminée et on aperçoit au début du film un homme occupé à allumer les lanternes dans la rue), le film, dont tous les marqueurs temporels viennent d'être énumérés, baigne dans une forme d'intemporalité pour mieux nous parler d'aujourd'hui, de l'extrême-contemporain. Gebo et l'ombre est évidemment un film sur la crise économique actuelle, et la vague situation historique du récit comme la relative inutilité des quelques détails cités (l'usage du feu pour l'éclairage comme pour le chauffage), qui poussent à le lire au passé, nous donnent à considérer l'époque présente dont il est très clairement question comme une forme de régression totale. A force de restriction, de pauvreté, de repli sur soi et de sujétion, nous autres vieux européens (et nos amis portugais en particulier, qui subissent l'austérité depuis déjà plusieurs années) assistons à un recul effarant, à une perte, de droits, d'acquis sociaux, de moyens de vivre. Manoel de Oliveira fait ainsi le portrait sans détour d'une population pauvre et soumise à son sort, condamnée à l'austérité et à l'acceptation de l'austérité (il faut voir les regards avides que la vieille voisine lance au petit magot dont Gebo a la responsabilité, qui passe littéralement sous le nez de ces gens trop honnêtes et résignés pour s'en emparer). Le cinéaste peint le quotidien d'individus qui ont renoncé par la force des choses, prisonniers d'un paradoxal mélange de probité et de mensonge perpétuel, mensonge aux autres (à la mère à propos du fils) et à soi-même, travaillant enfin à un âge très avancé en bons esclaves de l'inutilité (c'est Gebo) ou désespérément inactifs (c'est l'épouse, la belle-fille, les voisins et le fils lui-même, qui tuent le temps en vaines paroles pour les premiers ou s'éprennent de liberté et par conséquent s'en remettent au vol et à la clandestinité, pour João que Sofia semble hésiter à suivre).




Le dispositif du film, minimaliste à souhait, touche presque à l'expérimental avec ces très longs plans séquences fixes sur les personnages assis à une table, filmés de face avec un grand espace dégagé au-dessus de leurs têtes, lesquelles se retrouvent alignées sur la diagonale du plan pour un portrait subtilement touchant de ces petites gens rapetissées, ramassées sur elles-mêmes à force d'inertie et de langueur. De Oliveira nous donne souvent l'impression d'admirer des champs-contrechamps aplanis, où les acteurs sont côte à côte et regardent pourtant en face d'eux quand ils dialoguent, vers la caméra et ce qu'il y a derrière elle, que nous ne voyons que tardivement et qui n'est qu'un mur nu. C'est surtout vrai de Leonor Silveira, qui quant à elle regarde directement et soudainement droit dans la caméra quand elle s'adresse à Gebo sis à ses côtés, comme si elle invoquait directement son époux disparu dans un vis-à-vis imaginaire, ou plutôt comme si elle s'adressait à nous qui aimerions la sortir de cette misère, douce et sage qu'elle est parmi de vieilles gens, Gebo d'un côté, brave menteur résigné, et Doroteia de l'autre, triste aveugle plaintive. Ces regards dans le vide sont aussi un appel du large, et ils maintiennent en nous le souvenir du premier plan du film sur le bord du quai comme contrechamp improbable. La soif d'ouverture embrassée par João lors de son départ, départ que son père, sa mère et sa femme semblent revivre en continu, bloqués sur cette scène-clé de leur existence, est contrariée pour ces personnages invariablement assis, scrutant une absence, celle du fils et de l'époux. Le trajet sans but de ces regards ne sera comblé dans un premier véritable champ-contrechamp autour de la table que par la présence des substituts que sont les voisins, et ce paradoxalement après le retour de João, qui reste pour sa part debout, hors du cercle, toujours prêt à se déplacer, surplombant les lâches dont il oublie qu'ils sont vieux, et rejoint pour un temps dans sa fière position dressée par sa femme, seule à se déplacer dans la maison et à s'asseoir sur le bord de la table, comme en partance, hésitante, entre la crainte et le désir de son mari mais pétrifiée dans cette hésitation même.




Dans la longueur de ces plans-séquences statiques et obscurs, au sein desquels les acteurs ne se meuvent guère et discutent sans cesse, on éprouve nous-mêmes le froid et la lassitude qui étreignent les personnages. On a l'impression aussi que les journées de ces gens sont des soirées perpétuelles, qu'il ne fait jamais jour vraiment dans cette maison grise aux murs épais en pierre mal dégrossie. Dans la séquence qui suit immédiatement celle où le fils revient chez lui, à la nuit tombée, une fois la mère et l'épouse couchées, et où il va s'asseoir près de son père ahuri, on retrouve Gebo assis à sa table et Doroteia, prête à servir à son vieux mari de ce café qu'ils ne cessent d'engloutir comme pour se tenir non seulement éveillés mais vivants, dans une lumière beaucoup plus claire que précédemment, bleutée comme celle du jour et non plus jaunie par la lueur des bougies. Et parce que la scène d'avant nous a laissés au crépuscule, nous croyons en bonne logique retrouver les personnages à l'aube. Or très vite, quand l'ami de Gebo, Chamiço (Luís Miguel Cintra), puis la petite voisine Candidinha (Jeanne Moreau) rejoignent la maisonnée, la nuit retombe très vite et les bougies sont rallumées : c'était déjà la fin d'après-midi, Gebo venait sans doute à peine de rentrer du travail… Mais le fait est que nous avons eu le sentiment de voir une journée creuse et monotone s'épuiser en une poignée de minutes, voire de secondes, au gré de quelque menue conversation tâchant d'en combler le vide, et c'est une admirable manière pour le cinéaste de nous laisser appréhender le quotidien fuyant, avorté et infertile, des populations pauvres et désœuvrées.




S'il faut comparer le dernier film de Manoel de Oliveira à celui de son cadet Alain Resnais, l'autre doyen génial du cinéma contemporain, ce que la concordance du calendrier pousse à faire, on pourrait dire que, comme Resnais, De Oliveira enferme les personnages de son nouveau film entre quatre murs, murs qui contrairement à la salle de cinéma de Vous n'avez encore rien vu, devenue salle de théâtre puis pure projection cinématographique, ne se transforment pas en possible ouverture virtuelle et imaginaire sur le monde, mais se font l'allégorie de la fermeture du monde d'aujourd'hui, qui offre toutes les connexions possibles et parallèlement confine les individus dans la précarité. La maison de Gebo, déployée dans toute sa sommaire nudité, étalée par ces champs-contrechamps aplatis, filmée comme une scène où les acteurs jouent face à nous, quatrième mur, est le monde en cela qu'elle est l'étroit théâtre des vicissitudes d'une vie étranglée par la pauvreté et, partant, par l'ennui et le tracas qui lui sont consubstantiels. Quand la porte de la maison s'ouvre c'est pour faire entrer puis ressortir un voleur insoumis ou pour accueillir d'injustes accusateurs, qui pousseront Gebo à se soumettre à nouveau pour épargner son fils, le vieil homme devenant la figure même du sacrifice, innocent conduit à payer pour le vol d'un autre, de son propre fils devenu criminel afin de prendre son envol, Gebo incarnant peut-être le Portugal lui-même tout entier, et l'Europe à plus forte raison. Comme Resnais, De Oliveira nous parle au présent tout en rattachant l'actualité au passé et réalise un film assez différent de ses précédents, surprenant donc, même si les deux œuvres ressemblent évidemment à leurs auteurs, qui y déploient leurs interrogations sur l'avenir du goût, de l'art en général, et sur la pérennité du leur en particulier, avec une réelle part de mélancolie. Comme Resnais, De Oliveira reçoit de cinglantes critiques, souvent de mauvaise foi (on a pu entendre dire par certains journalistes à court d'arguments que Claudia Cardinale jouerait atrocement mal et qu'il serait impossible de comprendre les mots prononcés par Ricardo Trêpa, qui parle le français phonétiquement, tout cela étant bien ridicule), alors que les deux films sont d'une originalité et d'une force, presque extrêmes, qui peuvent de toute évidence refroidir une part du public mais qui, dès lors qu'on les accepte ou qu'on les perçoit enfin, nous apparaissent dans toute leur simple beauté.




A priori moins enthousiasmant que les deux films précédents du cinéaste, Gebo et l'ombre, qui commence par une très brève et fulgurante séquence post-générique rappelant le cinéma de Fritz Lang (ces mains en gros plan qui surgissent de la nuit dans un coin de rue sombre et se saisissent d'un passant), pour ensuite s'installer durablement à une table et ne pratiquement plus en bouger, peut possiblement laisser un sentiment d'inachevé. C'est un film particulier, il faut le dire, singulier, et qui, comparé notamment à son prédécesseur, L'étrange affaire Angelica, semble parfois manquer d'audace alors qu'il est particulièrement courageux, par son dispositif, aussi atypique que risqué, et par sa volonté d'évoquer la rugueuse actualité du monde tel qu'il va. Manoel de Oliveira voulant faire un film grave sur la situation grave de l'instant, un huis-clos minimaliste et dépouillé à propos d'un monde fermé et dramatiquement pauvre, le résultat est là et l’œuvre finalement édifiante. Pour peu que l'on oublie l'éventuel espoir déçu d'une fascination immédiate, une surprise valant mieux, on peut se laisser emporter par une œuvre d'importance, formellement discrète mais profonde, avec cette mise à plat du plan de l'image et cet effilochement temporel qui donnent à voir et à ressentir le dénuement des personnages. Gebo et l'ombre est un film qui prend son temps et nous en demande un peu pour l'aimer comme il le mérite, un film qui touche à retardement.


Gebo et l'ombre de Manoel de Oliveira avec Michel Lonsdale, Claudia Cardinale, Leonor Silveira, Ricardo Trêpa, Luís Miguel Cintra et Jeanne Moreau (2012)