28 septembre 2022

La Dernière nuit de Lise Broholm

Le premier long métrage de la réalisatrice danoise Tea Lindeburg est un film fort, rude, prometteur. Située dans le Danemark rural de la fin du 19ème siècle, l'intrigue se déroule à peu près sur 24 heures et nous est contée du point de vue de son personnage éponyme, Lise Broholm, campée par une jeune et excellente comédienne, Flora Ofelia Hofmann Lindahl. Sœur aînée d'une grande fratrie, Lise se réveille au matin de sa dernière journée à la ferme familiale avant le départ pour la ville, où elle pourra suivre des études avec la bénédiction de sa mère et la malédiction de son père. La jeune fille passe une journée plutôt tranquille, part délivrer un message dans une proche propriété presque déserte, batifole gentiment avec le garçon de ferme qui lui plaît bien et qui doit lui aussi mettre les voiles le lendemain, joue avec ses petits frères et ses petites sœurs. Belle journée si l'on omet les quelques visions de cauchemars qui l'assaillent, figurant notamment une pluie de sang. De fait, la nuit sera moins gaie : la mère de Lise, qui disait le matin même avoir rêvé d'un accouchement douloureux, accouche bel et bien et le bébé se présente mal. Aussi Lise est-elle sommée d'emmener toute la marmaille dans la ferme voisine de son oncle et de sa tante pour y dormir sans déranger. C'est sans compter sur l'impatience de la jeune femme, de ses sœurs et de ses cousines (on remarque Palma Lindeburg Leth dans le rôle de la cousine Elsbet), qui se décident à aller voir ce qui se passe, quitte à marcher dans la nuit et la tempête en se tenant bien serrées.




Le film a quelque chose de bergmanien, me semble-t-il, dans sa manière de filmer le visage de son actrice, ou de représenter l'abîme entre des personnages jeunes, sensibles, en mouvement, aux prises avec le carcan d'une société figée, corsetée par l'autorité, la religion, le travail et le silence, des adultes qui s'affairent entre les pièces, dans des couloirs, sans voir le monde autour ni les gosses venus les épier, les yeux rentrés vers d'anciennes peines et les larmes ravalées. L'un des intérêts du film tient aussi à sa façon de basculer par moments vers le cinéma de genre (il semblerait que Tea Lindeburg ait déjà lorgné de ce côté-là dans une série qu'elle a orchestrée), avec de ponctuels éclats d'horreur qui, sans ajouter du drame au drame, la trame narrative restant, d'une certaine façon, minimale et comme pure, donne à penser la peur et l'horreur comme bien de ce monde : la peur de perdre sa mère, la peur des réactions d'un père violent, des superstitions et des croyances des anciens, des portes fermées au nez des enfants quand on finit par s'apercevoir qu'ils sont là, des non-dits et des discours lacunaires des adultes, la peur ancestrale d'être abandonné (étrange séquence de la ferme désertée où ne reste qu'un grand gamin assis contre un mur, que Lise croit mort quand elle le trouve), d'être seule avec un garçon, ou dans un grenier soi-disant hanté en plein orage, la peur de Dieu, d'être toujours coupable aussi ; l'horreur de se vider de sang chaque mois, l'horreur d'accoucher, de la douleur et des cris, de voir agoniser sa mère, d'un avenir fermé, de vivre sa dernière nuit d'insouciance et de liberté, de la condition féminine. Pas besoin de chercher beaucoup plus loin ou plus fantaisiste, c'est déjà bien assez. Avec habileté et sans contradiction, Tea Lindeburg fabrique quelques fortes images horrifiques, lourdes de sens et métaphoriques, tout en déshabillant l'horreur de ses allégories habituelles pour la montrer toute crue.
 
 
La Dernière nuit de Lise Broholm de Tea Lindeburg avec Flora Ofelia Hofmann Lindahl (2022)

21 septembre 2022

Une Jeune fille qui va bien

Sandrine Kiberlain aime d'un amour sincère et entier les jolis meubles et les acteurs. Les seconds, qui sont presque tous irréprochables, le lui rendent bien mieux que les premiers, qui restent simplement posés là, envahissant tout le cadre, dictant avec autorité leur composition à la cinéaste débutante. C'est un banc, une commode, une table ou une simple lampe de bureau qui prennent tour à tour le leadership, comme il est d'usage de dire aujourd'hui. Omniprésents, souverains, majestueux ou juste mignons, on ne peut guère les manquer, ils sont là, au beau milieu du plan, ou dans un coin, comme point d'équilibre précaire. Ils ont dû constituer une part importante d'un budget qu'il faut justifier et pourraient quasiment être crédités comme co-réalisateurs tant ils ont vraisemblablement eu l'ascendant sur Kiberlain. J'y vais un peu fort, certes, mais c'est le style de la maison, faut vous y faire, et, de mémoire de cinéphage, je n'avais jamais vu ça. J'éprouve de la sympathie pour Sandrine Kiberlain, une sympathie que sa première œuvre en tant que réalisatrice ne vient même pas abîmer, mais on voit bien ici qu'elle tâtonne, qu'elle ne sait pas toujours comment filmer, hésite entre les éléments du décors et ses personnages, ou choisit carrément le mobilier au détriment du reste. Cela donne quelques moments presque fascinants, déconcertants, où soit la caméra suit gauchement les acteurs avant de recadrer fissa sur le banc ou l'armoire autour desquels ils gravitent, soit reste mordicus focus sur le meuble en vedette, quitte à laisser les personnages sortir et revenir étrangement dans le cadre. C'est spécial, c'est un truc à voir. Je vous préviens : je n'illustre guère mon article d'exemples visuels pour ne pas gâcher ma page web et pour mieux titiller votre curiosité. Donnez une chance à ce petit film-là, il est spécial !



 
 
Au cas où vous soyez passé à travers la campagne de promo musclée menée sur France Inter lors de la sortie du film en janvier 2022, l'idée, intéressante, est donc ici de nous raconter les rêves et les espoirs d'une jeune fille, parisienne et juive, insouciante et radieuse, à l'été 42. Elle prépare le concours d'entrée au Conservatoire et cherche dans chacun des zonards qu'elle croise le grand amour qu'elle appelle de ses vœux, en dépit de l'actualité pas spécialement folichonne du moment... Un contexte historique que l'on connaît tous et que Kiberlain fait surtout exister par les dialogues, ne s'embarrassant pas, assez intelligemment, d'une reconstitution balourde, évitant ainsi cet écueil classique du film d'époque. Nous restons dans la stricte intimité de la vie d'une famille juive, et l'étau se resserre peu à peu. Ce choix malin est risqué mais permet un rapprochement immédiat avec cette époque pas si lointaine, et avec cette jeune femme si vivante, ordinaire, comme nous. Alors il y a sans doute quelques petits anachronismes à aller dénicher ici ou là, mais on est franchement pas là pour ça et ce serait si idiot de s'arrêter là-dessus. On colle à l'insouciance, à la joie de vivre, à l'allant naturel de notre rayonnante héroïne, que, longtemps, rien ne vient perturber. Faut dire qu'elle est bien entourée : très proche de son grand frère, sémillant Anthony Bajon, avec lequel elle entretient une belle complicité ; couvée par son papa, touchant André Marcon, que l'on devine d'autant plus protecteur en raison de l'absence de leur mère ; encouragée et soutenue par une grand-mère, Françoise Widhoff, qui compte bien faire, elle aussi, mais de manière plus consciente, comme si de rien n'était. Jusqu'à ce que ça ne soit plus possible du tout et que les menaces deviennent de plus en plus palpables pour toute la petite famille... 



 
 
Cela saute aux yeux à chaque plan : Une Jeune fille qui va ienb est un premier film, et c'est aussi ce qu'on appelle un film fragile. Tellement fragile qu'on a envie d'y faire super gaffe. Je ne sais pas comment le manipuler, quels mots employer. Avis aux amateurs : le dvd est vendu entre d'épaisses feuilles de papier bulle. On ne doute pas non plus que le film est très personnel. Il vient du cœur. Et il s'en dégage une sincérité, une fraîcheur et une naïveté qui appellent à la bienveillance, qui emportent, de justesse, le morceau. Rebecca Marder, lumineuse, promise à un très bel avenir, est au diapason. Elle porte littéralement le film. Admettons qu'elle est d'abord un brin agaçante tant elle minaude, elle joue la gaieté et l'insouciance en forçant le trait comme il a dû lui être demandé, puis on s'attache peu à peu à elle et on veut la voir continuer d'être heureuse, de vivre pleinement sa jeunesse. L'actrice, de 88% des plans (j'ai compté), insuffle une belle énergie. Kiberlain l'aime, manifestement, et lui doit beaucoup. Fort heureusement, c'est du sourire de Rebecca Marder dont on se souvient, et non du pourtant magnifique tiroir de cette non moins sublime commode en chêne qui a essayé de lui chiper le premier rôle. Un mot sur la fin, qui tombe comme un couperet et ne peut guère laisser indifférent : elle a suscité des réactions partagées et je ne sais moi-même pas trop quoi en penser. Abrupte, cruelle, c'est un dur retour à la réalité pour le spectateur et notre fringante protagoniste. Une conclusion à la fois attendue, un peu trop facile mais plutôt osée, où la cinéaste semble laisser éclater d'un coup sec la colère jusque-là contenue pour ses existences coupées nettes. Cette fin choque un peu, forcément. Quand on a regardé avec bienveillance tout ce qui précède, nul doute que l'on a plus de facilité à l'accepter et à la comprendre.


Une Jeune fille qui va bien de Sandrine Kiberlain avec Rebecca Marder, André Marcon et Anthony Bajon (2022) 

14 septembre 2022

La Soufrière

En 1976, Herzog apprend que le volcan de la Soufrière, en Guadeloupe, dont l'activité sismique s'emballe, est de toute évidence sur le point d'entrer en éruption, et que les habitants de Basse-Terre ont été évacués. Il part aussi sec avec deux caméramen filmer la ville déserte, le volcan bouillonnant et la poignée de paysans qui refusent de quitter leur sol. C'est d'abord les images des rues vidées de leurs habitants qui frappent, arpentées par des animaux sauvages et quelques chiens errants efflanqués, ou crevés et bouffés par les vers. En off, Herzog compare lui-même ces scènes avec celles d'un film post-apocalyptique. Les vues aériennes prises depuis un hélicoptère sur la ville de Basse-Terre, et le volcan qui la surplombe et menace à tout instant de la réduire à néant, sont aussi particulièrement marquantes. 
 
 

 
Herzog les épaissit par son récit d'une autre éruption, antérieure, à laquelle le réveil de la Soufrière pourrait ressembler, celle du volcan du Mont-Pelée, en Martinique, qui explosa le 8 mai 1902 et dont la nuée ardente détruisit en un éclair la plus grande ville de l’île, Saint-Pierre, coula de nombreux bateaux et tua plus de 30 000 personnes. Herzog nous raconte alors brièvement l'histoire dans l'histoire de cet homme nommé Cyparis, Louis-Auguste Cyparis (formidable nom ovidien), le pire truand de la ville de Saint-Pierre, qui dut sa survie au fait d'avoir été enfermé dans une geôle sans ouvertures et vécut jusqu'en 1956, montré comme une bête de cirque pour les brûlures striant son dos. On ne peut s'empêcher de penser au film qu'Herzog aurait fait en rencontrant un tel personnage, lui qui filma une autre survivante improbable, à l'opposé de Cyparis puisque pure incarnation de l'innocence, dans le terrible Les Ailes de l'espoir



Mais surtout, les images aériennes de la ville, superposées à des photographies en noir et blanc de Saint Pierre prises juste avant sa destruction, donnent nettement l'impression de voir un paysage encore intact sur le point de disparaître. On croit admirer, grâce aux images d'Herzog, un lieu qui n'existera bientôt plus mais qui, parce qu'il l'a éternisé en le filmant, survivra tout de même. Une sorte de précipité de l'essence même du cinéma (cf. le bouquin de référence sur l'oncologie du cinéma par le docteur Léon Schwartzenberg). Et comment, qu'elle survivra, la montagne ! Puisque la Soufrière décide finalement qu'elle n'a pas besoin de la caméra d'Herzog, ou du cinéma, pour survivre. Le volcan n'explosa pas, son activité sismique retrouva, contre toute attente, un régime normal, et ses habitants revinrent s'installer en ville au bout de quelques mois, faisant dire à Herzog qu'il terminait son film avec un certain sentiment de ridicule, étant venu capter les images de la plus grande catastrophe du siècle, celle qui n'eut pas lieu. 

 


N'empêche, le film existe. Et le plus beau moment est celui où Herzog et ses camarades découvrent l'un des "restants". Ils étaient venus chercher un héros aux idées folles, ou un anti-héros fabuleux comme Cyparis, et ne trouvent qu'un vieux type débraillé en train de piquer un énorme roupillon sous un arbre, la tête près d'un creux dans les racines, à côté de son chat partageant l'heure de la sieste roulé en boule. Une sorte d'Alice déglinguée, rêvant près du terrier, chapeautée par le chat du Cheshire... Le type se réveille lentement, à moitié dans les vapes, un peu éberlué de voir ces trois blancs avec leur caméra, postés devant lui, et il reste un moment dans sa position allongé, expliquant, les bras en croix, qu'il demeure là, attendant sa mort, qu'il n'a pas peur, qu'il n'a pas voulu partir parce que c'est sa terre et qu'il se plie aux volontés de Dieu, et qu'il est de toute façon trop pauvre pour aller où que ce soit, exactement le même discours que les deux autres hommes croisés en ville, par exemple cet autre habitant qui avance les mêmes raisons avant de dire à ses visiteurs qu'il accepte de foutre le camp avec eux pour aller rejoindre ses enfants s'ils veulent bien l'embarquer. Rien de follement romanesque. Mais on n'oubliera pas ces misérables – la tragédie avortée aura permis de rappeler leur condition –, ce laissé pour compte, cet oublié, ce dormeur magnifique au visage rieur qui attend la mort en pionçant comme un loir avec son chat, et pousse ensuite la chansonnette, peu convaincu, pour s'éviter de parler et d'avoir à répéter en boucle les mêmes choses simples (je n'ai pas peur ; Dieu l'a voulu ; je n'ai rien de toute façon...) au pied d'une montagne capricieuse, dans un film-sans-catastrophe peut-être unique en son genre. 

 

La Soufrière de Werner Herzog (1977)

7 septembre 2022

Une Femme du monde

Marie veut absolument garantir un avenir meilleur à son fils, Adrien, 17 ans, tout juste exclu de son BTS de cuisinier, qui fume toute la journée et file du mauvais coton. Elle n'a donc qu'un seul objectif en tête : l'inscrire dans une école de cuistots privée très reconnue de Strasbourg où il sera définitivement remis sur les bons rails. Le gosse, bien coaché par sa daronne ultra motivée, passe l'entretien d'entrée avec succès, mais il reste un hic de taille : les importants frais d'inscription demandés par l'établissement, qui s'élèvent à quelques milliers d'euros et semblent totalement hors de portée. Pour réunir la somme, Marie n'a que quelques mois devant elle. Elle va donc devoir mettre les bouchées doubles au boulot. Or, Marie est prostituée... Ces quelques phrases maladroites et moches pourraient être le pitch diabolique d'un énième film social à la française balourd et sordide. C'est en réalité le point de départ d'un petit film recommandable qui doit beaucoup à l'habileté de sa réalisatrice, Cécile Ducrocq, et au talent de son actrice principale, Laure Calamy. La première filme le plus simplement du monde le plus vieux métier du monde, n'entretenant aucun effet de sidération ou de surprise digne de mes premières lignes litigieuses quant à l'activité de la protagoniste. Son film n'est jamais racoleur ni misérabiliste, tout au contraire, la cinéaste pose un regard plein d'humanité et d'intelligence sur ses personnages, s'autorise même quelques touches d'humour, amenant une légèreté bienvenue, nourrit aussi son œuvre délicatement engagée de détails bien sentis qui sonnent vrai, et se permet même de consacrer une courte parenthèse, quant à elle quasi déconnectée de la réalité du contexte choisi, exploitant sans détour le potentiel érotique de sa talentueuse actrice. Ce dernier choix, osé, passe sans souci car Une femme du monde n'est guère un film sur la prostitution – quand bien même il a pour effet de sensibiliser sur sa situation légale hypocrite et très chelou dans notre pays –, il s'agit avant tout de l'assez beau portrait d'une femme, courageuse et digne, devant surmonter d'immenses difficultés, et donc d'une mère, aimante et résolue, confrontée à de sacrés tourments moraux. Peu d'actrices françaises actuelles auraient pu relever le défi et su incarner un tel rôle de façon si naturelle et juste. Nul doute que celui-ci a été écrit pour Laure Calamy, déjà à l'affiche d'un précédent court métrage de la réalisatrice, La Contre-allée, autre chronique de la prostitution. Crédible, solaire, belle et pleine de vie, celle que l'on avait découverte dans Un Monde sans femmes est parfaite dans Une Femme du monde. Elle donne de sa personne, porte avec force et énergie ce film simple, modeste et, ma foi, plutôt réussi. 
 
 


Une Femme du monde de Cécile Ducrocq avec Laure Calamy, Nissim Renard et Romain Brau (2021)

3 septembre 2022

Terreur dans le Shanghaï express

Malgré la présence en tête d'affiche des mythiques Peter Cushing et Chrisopher Lee, exceptionnellement appelés ici à s'allier face à la terrible menace en présence, et malgré une histoire trépidante et lovecraftienne en diable, multipliant les rebondissements inattendus et convoquant l'horreur cosmique inhérente au papa de Cthulhu, je ne ferai pas de Terreur dans le Shanghaï express une pépite méconnue du cinéma fantastique que je vous recommanderai de voir sans plus attendre, quand bien même nous tenons là une petite curiosité effectivement digne d'intérêt. Ce film, que l'on doit à l'espagnol Eugenio Martín, nous raconte le voyage en train pour le moins mouvementé, à travers la Russie, d'une petite galerie de personnages amusants, parmi lesquels, en plus du toubib et du professeur incarnés par les deux stars, un simili-Raspoutine et une jolie comtesse polonaise, tous confrontés à un très curieux passager : un proto-humain fraîchement extirpé des glaces qui, d'abord coincé dans une caisse de transport, finit par se réveiller, s'échapper puis élimine et contamine son monde en absorbant les connaissances de chacun par le regard (oui, oui). Rien ne va plus dans le Transsibérien (curieusement devenu le Shanghaï express pour son exploitation française) et c'est un véritable huis clos sur rails qui nous attend.



 
 
De cette espèce de variation ferroviaire de La Chose d'un autre monde, je retiendrai une idée aussi audacieuse qu'amusante. Après avoir réalisé une autopsie des victimes et du corps momentanément inerte de la créature impie, Peter Cushing et Christopher Lee examinent tour à tour au microscope le liquide prélevé dans le funeste globe oculaire de la bête. Chaque coup d'œil jeté dans le tube optique de l'appareil est un bond dans un passé de plus en plus lointain qui leur amène une sordide et terrible révélation. Ils voient d'abord le visage effrayé de la dernière victime en date de l'immémorial yéti, puis ils découvrent, stupéfaits, un dinosaure, puis la Terre et, enfin, une planète inconnue vue de l'espace... Ces différents éléments apparaissent à l'écran tels des vignettes flottantes dans un liquide dont la couleur grenadine rappelle un peu celle des lampes inactiniques utilisées pour la photographie. L'idée, en soi, est complètement saugrenue, pas crédible pour un sou, mais elle produit un résultat si simplement séduisant à l'image, et nous place face à un si vertigineux abîme – ce double effet, d'attirance et d'effroi, cher à l'horreur cosmique lovecraftienne –, que l'on ne la remet nullement en cause, on l'accepte telle qu'elle est, sans discuter, et on la savoure, appréciant au passage l'ambition du scénario de cette production britannico-espagnole par ailleurs très modeste. 



 
 
Dans le même esprit, j'ai également beaucoup apprécié les tout premiers mots prononcés en voix off par le professeur de paléontologie interprété par Christopher Lee qui, sur un ton d'autant plus inquiétant qu'il semble très mesuré, nous met en garde quant aux conséquences de son horrible découverte scientifique tandis qu'à l'écran nous voyons évoluer son équipe à travers des paysages enneigés, en direction des entrailles d'une montagne d'Asie, prêts à tomber nez à nez face au terrible secret qu'elle renferme... Des phrases alarmantes et riches en sous-entendus qui nous introduisent idéalement dans le film et pourraient être directement tirées d'un des meilleurs récits de Lovecraft, dont la méthode infaillible consistait justement à débuter ainsi ses nouvelles pour mieux accrocher d'entrée le lecteur. Après ça, on ne peut que regretter que le film, qui procure moins de frissons qu'un banal déplacement avec la SNCF (ou qu'une simple connexion à leur nouveau site web), ne soit pas vraiment à la hauteur de cette sombre promesse inaugurale... 


Terreur dans le Shanghaï express (Pánico en el Transiberiano / Horror Express) d'Eugenio Martín avec Christopher Lee, Peter Cushing, Telly Savalas et Silvia Tortosa (1972)