30 janvier 2022

The Power of the Dog

Il est toujours délicat de regarder l'adaptation d'un livre que l'on a tant aimé, d'autant plus quand ledit livre est encore assez frais dans notre esprit. Impossible de l'oublier, de prendre le film pour ce qu'il est, alors je ne vais même pas essayer et jouer cartes sur table d'emblée. Le film de Jane Campion ne me semble pas vraiment à la hauteur du roman de Thomas Savage, un classique de la littérature américaine contemporaine. On ne doute pas toutefois que Jane Campion l'a lu et l'a aimé aussi car elle en propose une adaptation relativement fidèle, une relecture ma foi intéressante, et en capture l'essentiel. Fort de notre connaissance pointue, une fois n'est pas coutume, des deux œuvres en présence, lançons-nous donc dans une analyse comparée...




Le bouquin fait 208 pages, le film dure 2h08. Jane Campion aurait donc pu consacrer une minute par page. Il n'en est rien. Via des ellipses parfois déconcertantes, elle occulte des pans entiers de l'histoire et quelques personnages passent tout simplement à la trappe. Ce choix pourrait se justifier si, par ailleurs, la réalisatrice néo-zélandaise parvenait à faire pleinement exister les quelques individus restants. Force est de constater que ce n'est pas tout à fait le cas. En réalité, Jane Campion se focalise sur le personnage de Phil Burbank (Benedict Cumberbatch), certes le plus complexe du lot, au point de sacrifier quasiment tous les autres. Ce sont surtout son frère George (Jesse Plemons) et sa belle-sœur Rose (Kirsten Dunst) qui trinquent : le premier doit avoir huit lignes de dialogues à tout casser et tire toujours la tronche, la seconde n'est bonne qu'à traîner ses cheveux sales et son air revêche quand elle ne picole pas en cachette derrière l'étable. Ils existent peu et leur relation est survolée, à l'exception d'une assez jolie petite scène où George verse une larmichette en faisant part à sa chère et tendre de sa joie de « ne plus être seul ». Malgré cela, leur couple est plutôt crédible, j'en veux pour preuve : les deux acteurs sont réellement mariés dans le civil, ils sont même les heureux parents de deux enfants (Ennis et James, respectivement âgés de 3 ans et 4 mois). Ayant conscience de la faiblesse de ce versant-là de son scénario, Jane Campion a peut-être cherché à s'appuyer sur la réalité du couple, à la manière d'un Stan Kubrick pour Eyes Wide Shut et Shining, afin que son alchimie dégage sur pellicule ce je-ne-sais-quoi de naturel mais ce n'est là qu'une supposition et, à une époque où il est si important de cloisonner vie professionnelle et vie privée, cela ne me surprendrait guère que la cinéaste ignore tout du ménage que forment les deux stars (soit dit en passant, je suis pour ma part surpris du choix esthétique de Dunst).




Revenons à nos moutons ou, plutôt, à nos vaches, car nous sommes en présence de cowboys, d'éleveurs bovins. Phil vampirise donc le long métrage comme il dominait le bouquin, mais cela apparaît ici au détriment d'un récit à l'impact émotionnel bien moindre que la musique ampoulée et parfois trop présente de Jonny Greenwood ne suffit pas à susciter. C'est qu'on a d'abord bien du mal à l'encaisser, ce Phil, il nous est longtemps dépeint sans la finesse de trait de Thomas Savage, Jane Campion en fait un pur fumier. Heureusement, plus le film avance, plus il gagne en nuance, en même temps que se précise le thème sur lequel se concentre la réalisatrice : les troubles sexuels et identitaires, ici destructeurs, provoqués par une homosexualité refoulée car incompatible avec le contexte de l'Ouest américain, plus propice à une virilité de rigueur. Pour donner corps à ce portrait intéressant, Jane Campion est bien aidée par l'interprétation assez irréprochable de Benedict Cumberstacht, que l'on avait jamais vu aussi bon, presque magnétique, devant une caméra. Sa sombre présence, sa démarche autoritaire, son regard dominateur, son aura intimidante et son charme vénéneux nous captivent et donnent une solide incarnation de Phil Burbank. A sa manière de le filmer travailler, manipuler ses cordes, lustrer ses selles, que certains pourront trouver trop appuyée, Jane Campion accomplit le plus difficile en réussissant à développer une certaine sensualité. C'est là que l'on reconnaît le mieux la patte de la réalisatrice de La Leçon de piano ; c'est là que son film se fait sien et exhale son charme noir et singulier. Les meilleures scènes sont les plus risquées, celles où l'érotisme, bien que toujours implicite, suinte du cadre, celles où l'atmosphère s'alourdit brusquement, trop chargée en non-dits soulignés par une mise en scène attentive et délicate. Dans ce registre aussi, Benedict Cucumberbach s'avère parfait et se montre à la hauteur, la cinéaste jouant très bien de son physique ambivalent, attirant et menaçant, charmeur et sauvage, fin et rustre, beau et sale. Face à lui, le jeune Kodi Smit-McPhee, que l'on avait déjà beaucoup apprécié dans Slow West, confirme que son allure frêle et sa tête lunaire se prêtent très bien au contexte du western : il pourrait tout à fait mourir d'une tuberculose prochainement, il est peu armé pour l'hiver qui s'annonce. Le jeune acteur australien s'en tire très honorablement, dans un rôle pourtant rendu plus difficile et trouble par l'autre choix décisif opéré par la cinéaste... 




Jane Campion a en effet choisi de supprimer l'un des passages les plus marquants du livre : la mort du mari de Rose et père de Peter, un docteur qui, après avoir été humilié par Phil en public, sombre dans l'alcool et finit par se pendre. Ici, nous n'en savons rien, cet épisode ne nous est jamais relaté. Je craignais jusqu'au bout le flashback explicatif qui serait venu étoffer les motivations de Peter et nous éclairer sur ses intentions, mais il n'arrive jamais. Jane Campion est plus fine que ça et assume son choix, à double-tranchant, jusqu'au bout. D'un côté, il participe hélas à amincir les personnages de Rose, fantôme constamment au bord des larmes d'un passé que nous ignorons, et Peter, dont les motivations paraissent bien plus légères que dans le roman quoique ses premiers mots, prononcées en voix off, s'avèrent très éclairants. De l'autre, il démontre la volonté de la cinéaste de s'éloigner intelligemment du carcan du film de vengeance, de ne jamais entrer dans ce schéma attendu et très classique dans le western, au profit d'une étude de caractère plus actuelle. L'histoire antérieure de Rose et Peter est ainsi sabrée, prise en cours de route, le père n'est qu'une pierre tombale, que l'on fleurit rapidement le temps d'une scène fugace, et le reste du film, de ce western pas comme les autres, ne s'attache guère davantage à le faire exister, à la différence d'un autre défunt, le vénéré Bronco Henry. L'ombre de ce dernier plane sur les personnages, et en particulier sur Phil, à jamais emprisonné dans la nostalgie d'un premier amour au deuil impossible et cerné par un décor aride, couverts d'ombres et de crevasses, qui l'y renvoie constamment. Des paysages d'une subtile étrangeté, asséchés, vidés, réduits à l'essentiel, sans autre horizon. Tourner en Nouvelle-Zélande un film dont l'action se déroule au Montana participe d'ailleurs de la même volonté de Jane Campion : brouiller le western via une modification sensible de son environnement si connu et familier aux spectateurs.




A la lecture des lignes de Thomas Savage, on ne peut s'empêcher de penser que son superbe roman pourrait donner un film du tonnerre tant la dramaturgie, et j'emprunte ici les mots si justes de mon acolyte, y est « précise et finement cousue. Le déroulement de l'histoire, bien que manifestement assez attaché à la causalité tragique tissée par le destin, y est constamment surprenant », maintenant tout le long le lecteur en alerte, tout attaché aux personnages qu'il l'est. En réfléchissant un peu plus, cependant, on se dit qu'une adaptation littérale, collant au plus près du texte, respectant la chronologie du récit, serait impossible ou aboutirait forcément à quelque chose de plat, d'insipide, qui ne fonctionnerait pas. Ce que l'on peut suggérer à l'écrit est moins évident à retranscrire à l'aide d'une caméra, même dernier cri... Il fallait donc faire des choix, et Jane Campion les a souvent effectués avec intelligence, courage et dignité. Mais je demeure circonspect. Et en fin de compte, je suis bien incapable de vous parler comme il faut de ce film, qui reste de la belle ouvrage mais ne peut que souffrir de la comparaison avec First Cow, autre western sensible, infiniment plus subtil et beau, que l'on doit à une autre grande réalisatrice, sorti à peu près à la même période. Je reconnais pourtant à ce Pouvoir du chien de vraies qualités, des défauts évidents aussi, mais je suis incapable de trancher et je ne peux vous dire ce que j'en aurais pensé si je n'avais pas lu le bouquin, si je l'avais découvert ex nihilo. Une chose est sûre : à mes yeux, il ne s'en affranchit pas totalement, le transcende encore moins. Je me demande comment on peut l'apprécier sans avoir lu le livre, et comment on peut l'aimer en ayant lu le livre. Et je regrette un peu d'établir ce si simple constat après les pénibles 8 000 caractères ci-dessus. 
 
 
The Power of the Dog (Le Pouvoir du chien) de Jane Campion avec Benedict Cumberbatch, Kirsten Dunst, Kodi Smit-McPhee et Jesse Plemmons (2021)

20 janvier 2022

Last Night in Soho

Croyez-le ou non, je n'ai pas passé un si mauvais moment devant le dernier film d'Edgar Wright, Last Night in Soho, que j'ai pourtant regardé à reculons, n'ayant jamais éprouvé aucune sorte d'intérêt pour la filmographie du bonhomme. Mais, parce qu'il nous a été vendu comme un film d'horreur, ce qu'il est bel et bien, ma curiosité m'a quand même poussé à lui donner une chance. En réalité, je m'attendais à mille fois pire, j'ai donc été agréablement surpris. Le film se tient à peu près, les nombreuses influences qui l'ont façonné, de Dario Argento à Roman Polanski, aboutissent à un gloubiboulga ma foi digeste. Le scénario, qui prend son temps à démarrer car il a au moins le mérite de correctement planter son personnage principal – une jeune étudiante passionnée de mode qui se retrouve seule à Londres et se réfugie dans ses fantasmes d'une époque passée, les Swinging Sixties, qui vont progressivement prendre une tournure cauchemardesque – tente assez grossièrement de capter l'air du temps, finit par se mélanger les pinceaux et tombe un peu dans le n'importe quoi, mais il captive néanmoins et surprend régulièrement. Les actrices, Thomasin McKenzie et Anya Taylor-Joy, se mettent au diapason de l'énergie que veut insuffler la mise en scène hit & miss du cinéaste anglais. Bon, il y a des choses visuellement dégueulasses, certes, mais aussi beaucoup d'audace et, par moments, une jolie fluidité. Toute la fin est truffée d'effets à gerber, OK, mais le film témoigne d'une certaine volonté d'essayer, d'innover et d'aborder le genre avec sérieux et respect. Après avoir survécu miraculeusement à la longue et laborieuse mise en place, j'ai donc fini par trouver ça plutôt réussi, pas désagréable, presque rafraîchissant. C'est qu'il n'en sort pas si souvent, des films d'horreur aussi osés. Alors autant ne pas tomber à bras raccourcis sur celui-ci.


Thomasin McKenzie, dans une tenue faite de papier journal qu'elle a elle-même conçue.
 
Et puis il faut dire que, peu de temps après avoir vu le film, j'ai fait par hasard la rencontre fortuite d'Edgar Wright. Il m'est apparu comme quelqu'un de tout à fait sympathique et charmant. C'était pendant les vacances de Noël dans le cadre d'un trajet en blablacar pour revenir de chez mes parents, entre le 26 et le Jour de l'An. Au moment de sélectionner mon covoiturage, j'avais le choix entre deux propositions de trajet postés par deux profils bien distincts. "Tueur en série toujours en liberté, j'utilise blablacar pour commettre mes méfaits. Vous serez seul à mes côtés car c'est ainsi bien plus facile à gérer. Avec moi, pas de blabla, le silence est roi" disait la présentation de l'un ; "Jeune cinéaste anglais, j'utilise blablacar quand je roule dans vos contrées. Je ne prends jamais qu'un seul passager car, à l'arrière, c'est buffet à volonté. Vous aussi, vous aimez la musique ? Tant mieux, notre voyage sera supersonique !" annonçait l'autre. Bizarrement, le deuxième me donnait plus envie, c'était donc vite réglé. Il faut croire que le réalisateur est proche de ses sous, n'empêche que, believe it or not, c'est bel et bien Edgar Wright que j'ai retrouvé sur le parking du GIFI, ce dimanche après-midi de fin décembre, et qui m'a ouvert la porte avec tact avant de me proposer le siège passager de sa modeste Fiat Punto dans un français parfait. J'ai mis du temps à le reconnaître mais, en utilisant discretos l'application IMDb sur mon smartphone, j'ai fait le rapprochement : le doute n'était plus permis. C'était bien lui. Il me semblait bien avoir déjà croisé ces cheveux bruns filasses, cette barbe clairsemée de 33 jours et cette trogne en biais sur des photos de tapis rouges, aux côtés des plus grandes vedettes actuelles : Simon Pegg, Mary Elizabeth Winstead, Michael Cera ! Alors, de nature timide et réservé, je me suis tout de même risqué à rompre le silence, qui devenait un peu pesant, et à l'interroger. "Êtes-vous Edgar Wright, le réalisateur du délicieux Salsa Fury ?". Il m'a répondu avec cette simplicité et cette sincérité qui allaient être de mise pour l'ensemble de nos échanges à venir durant ces 4 heures de voiture que je ne suis pas prêt d'oublier. "Oui, je suis bien Edgar Wright, mais ce n'est pas moi qui ai réalisé le délicieux Salsa Fury".


Anya Taylor-Joy dans un photogramme que l'on croirait issu de L'Enfer de Clouzot.
 
Il m'a fait promettre de ne rien dire, je lui ai juré que le secret resterait bien gardé. J'ai fait part de mon étonnement de me retrouver dans la voiture d'un si célèbre cinéaste que j'imaginais plutôt basé à Londres, New York, Dubaï ou LA, et non en train de sinuer incognito sur les routes du Sud Ouest de notre beau pays. Il m'a expliqué que la France est sa terre d'adoption, qu'il aime y passer son temps libre, entre deux tournages. Les rencontres réalisées par le biais de blablacar alimentent ses scénarios. C'est une source d'inspiration indispensable pour lui. Il y puise ses meilleures blagues, ses trucs les plus farfelus. La tant adulée "Blood and Ice Cream Trilogy" doit paraît-il beaucoup au site de covoiturage. Shaun of the Dead, Hot Fuzz et Le Dernier Pub avant la fin du monde : tous correspondent à une période où l'auteur anglais arpentait les routes, à la recherche d'idées neuves. Nos discussions ne portaient pas seulement sur le cinéma, loin de là. Curieusement, nous n'avons pas dit un mot de Last Night in Soho. En vérité, on a surtout causé boustifaille car, malgré les apparences, c'est un sacré gourmand. Son teint cireux et son allure malingre dissimulent un régime draconien qu'il met entre parenthèses lorsqu'il part en congés dans nos régions si riches en matières grasses. Un large éventail de fromages et de charcuteries de premier choix étaient à ma disposition, sur la banquette arrière. Et, croyez-moi, je n'ai pas donné ma part aux chiens.


Edgar Wright chècke les rush au combo, entouré de ses acteurs, Anya Taylor-Joy et ?
 
Il a passé du bon reggae, la fameuse compile, que je vous conseille chaudement, intitulée Young, Gifted and Black : 50 Classic Reggae Hits! On a pas mal déliré sur le morceau Elizabethan Reggae du grand Boris Gardiner, qu'on s'est remis en boucle une bonne quinzaine de fois. C'est devenu, en quelque sorte, l'hymne de notre nouvelle amitié. Gentleman, il m'a plusieurs fois proposé de balancer ma propre zik en bluetooth, mais sa playlist était si parfaite que je n'ai pas osé interférer. Il régnait une bonne ambiance dans l'habitacle de sa Punto, l'esprit de Noël était encore parmi nous. Je précise en outre que l'auteur de Baby Driver ne conduit guère comme il filme : jamais il ne file la gerbe au volant. Il a une conduite sûre et prudente, presque féline, je ferais volontiers de lui mon chauffeur particulier. Il a même réussi un brillant créneau, du premier coup, pour me déposer, très gentiment, juste en bas de chez moi. Je n'ai pas pu m'empêcher de le complimenter pour sa maîtrise totale de son engin, moi qui suis incapable de réussir la moindre manœuvre et panique à l'idée de me garer. Après m'avoir aidé à retirer ma valise du coffre de sa petite voiture, il m'a filé son 06 et m'a dit, avec une élégance british inimitable et un accent à couper au couteau, "la prochaine fois passe pas par Blablacar", accompagné d'un clin d’œil qui ne m'a guère laissé indifférent. C'était très touchant. Je lui ai tendu la main, par pur réflexe, en dépit des gestes barrière actuellement en vigueur. Il l'a repoussée, avec une délicatesse déconcertante, pour mieux me prendre chaleureusement dans ses bras. Le contact de sa veste en velours contre la peau de mon cou était d'un douceur inattendue. C'était un moment assez intense, je dois vous l'avouer. Son dos a ensuite retrouvé sa courbure naturelle, celle d'un homme qui passe trop de temps sur les écrans ou au volant, et il a regagné son véhicule tandis que je restais là, planté au milieu de la chaussée, trop ému pour m'éloigner. Avant de redémarrer, je l'ai vu prendre soin de changer l'ambiance musicale, il a opté pour un air plus mélancolique que j'ai immédiatement reconnu : All my happiness is gone, du regretté David Berman. Il m'a adressé un dernier geste amical de la main, et je l'ai longtemps regardé s'éloigner, jusqu'à ce qu'il disparaisse de mon champ de vision... Il s'en allait, m'avait-il confié, du côté de Castelnaudary pour y goûter "le fameux cassoulet", avant de remonter vers Gérardmer, où il était attendu, avec de nombreuses escales culinaires prévues en chemin. 
 
Il est reparti comme il est arrivé, seul. J'espère tout de même qu'il a passé de joyeuses fêtes. Je lui présente en tout cas mes meilleurs vœux pour la nouvelle année. 
 
 
Last Night in Soho d'Edgar Wright avec Thomasin McKenzie, Anya Taylor-Joy, Terence Stamp et Diana Rigg (2021)

16 janvier 2022

Boîte noire

Alors c'est ça, à en croire les critiques unanimes, LE thriller français de l'année 2021 ? C'est donc ce long machin froid, gris et laid, truffé d'incohérences et de facilités, qui a été capable de réunir plus d'un million de spectateurs en salle malgré le contexte actuel ? Bon, tant mieux pour le cinéma français hein ! Il en faut des petits succès surprise, des films qui marchent envers et contre tout ! Et puis je vous l'avoue tout net : moi aussi j'ai marché, je me suis laissé prendre, j'ai été captivé jusqu'au bout. A la différence que j'étais chez moi, pépouze, au fond de mon canapé, et ça m'a permis de rester d'humeur. Car sur grand écran, pas dit que j'aurais pu encaisser avec la même distance la mise en scène platissime de Yann Gozlan et la mocheté générale de son dernier rejeton, qui semble s'obstiner à se dérouler dans les endroits les plus hideux et cafardeux du monde. Tout se joue dans l'ambiance pas si feutrée d'open-space mornes et exigus, où l'on aimerait ne jamais avoir à mettre les pieds, dans des salles d'analyse sonore sordides, plongées dans l'obscurité quasi totale, dans les habitacles inconfortables de voitures grises, elles-mêmes garées sur le macadam anthracite de parkings détrempés, face à des hangars immondes sur lesquels s'abat sans cesse une pluie fine et pernicieuse. Parfois, nous nous retrouvons dans des sous-sols glauques et mal éclairés qui, pourtant, apparaissent presque comme des bols d'air frais. Et, toujours, nous sommes surplombés par un ciel menaçant, une large barre grisâtre supplémentaire qui envahit régulièrement le cadre avec une autorité implacable. Même quand nous le voyons pas, nous le savons là. Pesant, écrasant, aussi plombant que le sérieux du film, de rigueur non-stop, évidemment. Il y a là-dedans bien plus que cinquante nuances de gris. Que du bonheur ! C'est à se demander si le tournage n'était pas annulé en cas de beau temps, si l'on ne pliait pas tout dès qu'un coin de ciel bleu avait la mauvaise idée de se pointer. Mater ça un dimanche pluvieux d'hiver – car c'est typiquement ce qu'on appelle un "film du dimanche soir", juste assez prenant pour vous faire oublier la reprise du lundi – c'est un vrai coup de poignard ! Que c'est déprimant ! A ce point-là, c'est forcément un choix esthétique du cinéaste, pas de doute là-dessus. Peut-être veut-il nous montrer l'horreur de nos sociétés actuelles... Il ne ment pas, ces grands bureaux, ces lieux de travail et de désolation, sont bel et bien comme ça. Et cela serait raccord avec son scénario en mille-feuille, où il est question de techniques de surveillance omniprésentes et, finalement, d'une économie libérale prête à tout, et notamment à fermer les yeux sur la sécurité réelle de ses avions... C'est que ça dénonce grave par ici !



 
 
Aussi, à travers cette histoire de complot lié à un crash d'avion qu'un simple acousticien de la BEA se donne pour mission de faire éclater au grand jour, le cinéaste veut peut-être exposer un autre des grands maux d'aujourd'hui. Yann Gozlan filme un individu, joué par un Pierre Niney qui a bien la tronche de l'emploi, complètement obsédé par son travail. Il n'a que ça en tête. Il n'existe et ne brille que par ses compétences hors-normes d'acousticien hors pair, il est un coton-tige à binocles imperturbable, capable de déceler les moindres détails d'un enregistrement de boîte noire en sale état qui, pour le commun des mortels, n'est qu'un tintamarre incompréhensible. A l'instar du personnage campé par François Civil dans Le Chant du Loup, autre thriller français voisin sur plus d'un point, couronné de succès et tout aussi médiocre, Pierre Niney incarne quasiment un homme doté d'un super-pouvoir : l'ouïe méga fine. Cela s'accompagne ici d'un point faible, comme tous super-héros d'ailleurs, puisqu'il souffre d'hyperacousie et perd ses moyens lorsqu'il se retrouve d'un seul coup dans un environnement dont il ne maîtrise pas la cacophonie (heureusement, son casque Sennheiser et ses écouteurs intra-auriculaires Jabra sont toujours là pour le replonger dans le calme – Boîte noire propose de beaux et discrets placements de produits, le top de la qualité dans le domaine). 
 
 

 
 
Mais au-delà de cette déplorable super-héroïsation du personnage principal, qui paraît désormais inévitable dans bien des films de ce genre-là, le réalisateur montre surtout un professionnel formaté, jusqu’au-boutiste, un perfectionniste maladif, pétri de tocs et de tiques, une ombre filiforme condamnée à évoluer dans des espaces déshumanisés. Un homme qui ne semble pas animé par la volonté de renverser le système, seul contre tous, en révélant un grand scandale, mais dont l'impulsion vient, d'abord et surtout, de son envie de faire son travail comme il faut, tout simplement, quitte à faire quelques remous... "On ne peut pas juger quelqu'un seulement pour ses compétences" lui serine sa compagne, campée par Lou de Laâge – dont la coupe de cheveux trop travaillée nous indique immédiatement qu'elle n'est pas nette – pour le sermonner d'être un peu trop dur avec le collègue, forcément moins bon que lui, qui a hérité du dossier dont il rêvait. Avec ces deux-là, ce jeune couple antipathique bossant dans l'aéronautique, dont la relation est superficielle au possible, Gozlan nous montre un mariage fragile et prêt à se défaire pour des motifs professionnels, chacun étant obnubilé par sa progression, par sa carrière. Le désir d'évolution, en salaire et en responsabilités, rime avec surmenage et fait des ravages jusque dans l'intimité du foyer. La pauvreté des dialogues et le jeu stéréotypé des comédiens abondent, volontairement ou non, en ce sens (pauvre Dédé Dussollier qui n'a rien à jouer, sa chevelure blanche ébouriffée est la plus grande source de lumière de ce trop long métrage). Il ne faut pas oublier que le titre du précédent film de Yann Gozlan était Burn Out ! François Civil (encore lui ! décidément, une paire d'acteurs se partagent tous les gros rôles en ce moment) y interprétait (bon, le mot est un peu fort) un jeune gars surmené, débordé, contraint à multiplier les jobs, de nuit comme de jour, pour recouvrir la dette de son ex, avant de se mettre au go fast... "Décrochez, prenez des vacances !" semble nous dire Yann Gozlan, à travers ses thrillers, portraits de jeunes hommes modernes aliénés par leur travail, qui ne donnent qu'une envie : prendre le soleil, se mettre au vert, voir la vie en couleurs ! Et ne me remerciez pas pour cette analyse à deux francs six sous de la filmographie du nouvel auteur en vue du cinéma de genre hexagonal... Elle n'ira pas plus loin.



 
 
Car côté cinoche, ce quatrième long métrage du spécialiste français du suspense n'atteste en rien d'une véritable progression, il nous confirme au contraire que Yann Gozlan, en dépit de toutes ses bonnes intentions, paraît avoir déjà atteint son plafond de verre. Le réalisateur s'aventure sur les terrains du thriller paranoïaque, complotiste, mais n'atteint jamais le niveau d'intensité et l'espèce de vertige que pouvaient générer ses brillants prédécesseurs. Si son scénario met le son au centre de tout, il n'en fait pratiquement rien à l'image, comme Antonin Baudry dans son sous-film de sous-marin ; il se consacre trop peu à cet aspect-là et de manière très frustrante et pauvre quand il s'y penche rapidement. Oubliez Blow Out, Conversation Secrète et consorts, Yann Gozlan, avec tout le respect que j'ai pour lui, ne pratique pas tout à fait le même art que ses glorieux modèles américains. C'est pas grave hein. Des De Palma, des Coppola, c'est rare, c'est deux ou trois par génération, grand max, comme dans le football. Yann Gozlan est à ces deux-là ce que Camel Meriem est à Zinédine Zidane : un bon joueur de club. Quant il passe à l'action, Gozlan brille encore moins, les quelques scènes où ça bouge un peu, montées à la truelle, manquent cruellement de tension, d'inventivité, et l'on peine à croire en cet homme de bureau qui, quand le scénar le demande, devient un habile plongeur sous-marin au clair de lune, combat des chiens féroces, escalade des portails, s'infiltre tel un grand-maître espion et se dérobe à ses poursuivants, seulement aidé tout le long par ses écoutilles du tonnerre, tel le Sentinel, cette série-télé ridicule qu'aimait tant mon cousin Z'Aurélien (si tu me lis !), passait sur M6 à la fin des années 90 et préfigurait, l'air de rien, tout le cinéma de divertissement du XXIème siècle ! Si l'on ne peut donc enlever à ce film une certaine efficacité, faut-il se contenter de peu pour en dire davantage de bien... 
 
 
Boîte noire de Yann Gozlan avec Pierre Niney, Lou de Laâge et André Dussollier (2021)

12 janvier 2022

Wedding Nightmare

Voici donc LE film des gargouillis de sang. Vous le cherchiez ? C'est celui-ci ! Et ça lui fait une belle médaille à la con ! Un nombre incalculable de scènes nous donnent à voir le spectacle forcément savoureux des derniers instants d'un des tristes individus en présence, bêtement zigouillé par un autre à l'aide d'une arme spectaculaire : du vieux pistolet imprécis occasionnant des dégâts impressionnants à l'ancienne hallebarde à la lame toujours bien aiguisée, tout y passe. Les deux réalisateurs du film doivent avoir, au mieux, 13 ans d'âge mental. Ils se sont bien éclatés, entre eux. Les pénibles agonies qu'ils se sont tant plu à filmer sont excessivement bruyantes et gores à souhait, et si nos yeux sont désormais habitués à la laideur de tels films, nos oreilles le sont un peu moins... Il s'agit là de véritables épreuves pour nos tendres feuilles. On imagine aisément, derrière tout ça, des petits rigolos, ces as du bruitage qui se sont bien amusés, eux aussi, à produire tel ou tel répugnant son de gorge en studio pour en caler un maximum au montage. Cette sordide caractéristique, cette performance unique, est peut-être ce qu'il y a de plus remarquable dans le premier succès de Matt Bettinelli-Olpin et Tyler Gillett, leur film breakthrough, celui qui a convaincu les executives de les laisser réaliser un cinquième opus à la saga Scream. On n'a pas forcément hâte de voir ça... 
 
 
 
 
Ready or Not, devenu Wedding Nightmare dans nos contrées anglophones, joue sur plusieurs tableaux et échoue dans strictement tous. D'un côté, il ne cherche jamais suffisamment à faire peur pour être un film d'horreur ou un thriller efficace, malgré les hectolitres de sang déversés à l'écran et une violence très soutenue, grand-guignolesque, pas vraiment sérieuse. De l'autre, il n'est pas assez drôle pour être une comédie horrifique digne de ce nom et recommandable, en dépit d'un humour noir omniprésent, que l'on pratique ici avec d'énormes sabots, et d'une succession de situations rocambolesques qui s'enchaînent à bon rythme. Peut-être s'agit-il d'un film à voir en groupe, entre copains, dans un contexte propice à la déconnade, pour une soirée d'Halloween ratée par exemple. C'est un film d'ambiance en quelque sorte, à condition de se trouver entre amateurs peu exigeants de délires sanguinolents et de supporter les gargouillis en fond sonore. C'est à regarder d'un seul œil, et du coin de cet unique œil. Car en tant que tel, si l'on considère le film pour ce qu'il est, quel supplice, que c'est fatigant ! Les personnages sont tous plus détestables les uns que les autres, mais c'est fait exprès, car le but est de se réjouir de les voir trépasser tour à tour, de rire de leurs morts stupides et éclaboussantes. Il n'y a hélas pas grand chose de jouissif dans tout ça, l'imagination et le talent des cinéastes sont bien trop limités pour surprendre, captiver, intéresser. Malgré tout, Wedding Nightmare semble avoir trouvé son public. C'est que les bobines horrifiques gores à tendance comique se font rares, c'était plutôt la mode il y a 40 ans, et il doit falloir aujourd'hui se contenter de peu. 
 
 
 
 
Que peut-on bien sauver là-dedans ? Peut-être Samara Weaving. Elle incarne l'héroïne, une jeune mariée contrainte à devoir participer, le temps de sa nuit de noces, à la partie de cache-cache traditionnelle de sa richissime belle-famille. Un véritable jeu de massacre où tous les coups sont permis, le but caché de cette famille au moins aussi fortunée que timbrée étant de faire de la mariée la victime du rituel sacrificiel qui renouvellera son pacte avec le Diable (ou d'un individu approchant : cet élément fantastique n'est ici qu'un prétexte, qui aboutit juste à une apparition fantomatique finale ignoble en CGI et, par ailleurs, le scénario est trop bêta pour que Wedding Nightmare puisse être associé à la vague d'horreur sectaire si florissante, et parfois inspirée, de ces dernières années). En plein carnage, transfigurée par son instinct de survie, l'héroïne devient une Rambo au féminin et l'actrice se démène, véritablement, nous proposant elle aussi une large gamme de bruits gutturaux, qui vont du hurlement de rage au hoquet de surprise en passant par le petit cri de panique. C'est du boulot ! Cette actrice venue d'Australie, déjà croisée dans Three Billboards ou Mystery Road, est la nièce d'Hugo Weaving, et cela se voit : même front proéminent, mêmes yeux exorbités, même sourire carnassier, même regard inquiétant comme animé par une folie intérieure qui ne demande qu'à exploser. Samara Weaving a un certain potentiel, mais son physique ambivalent, dont elle joue plutôt bien, était nettement mieux exploité dans le pourtant très médiocre The Babysitter. C'est dire... Malgré tous leurs très voyants efforts, je pense notamment à ce travelling qui remonte de ses Converse crados à son visage ensanglanté et ahuri en passant par sa robe de mariée déchirée et son fusil de chasse fermement tenu, les réalisateurs ne parviennent pas à l'imposer comme cette icône du genre dont ils rêvaient, comme la nouvelle scream queen issue de leurs seuls fantasmes adolescents. Espérons que nous la verrons un jour devant des caméras plus fiables et dans des rôles moins débiles.


Wedding Nightmare (Ready or Not) de Matt Bettinelli-Olpin et Tyler Gillett avec Samara Weaving (2019)

8 janvier 2022

Sur le toit du monde

On craint au départ que le documentaire se laisse ronger par le cancer de la reconstitution, mal commun à tant de représentants du genre. Mais le fait est que Leanne Pooley s'en sort bien, et même plutôt très bien. Sa reconstitution d'abord est assez sobre et efficace. Elle bénéficie ensuite d'un excellent casting, en particulier pour ce qui concerne l'acteur principal, Chad Moffitt, dont l'aspect colle assez bien à la tronche de dingue du véritable Edmund Hillary, le gigantesque néo-zélandais à gueule de menhir qui, en 1953, fut le premier à toucher le sommet de l'Everest aux côtés de l'autre premier, le sherpa Tenzing Norgay (Sonam Sherpa). Au surplus, la reconstitution, si elle paraît superflue dans la première partie de Sur le toit du monde, où les films, photographies et enregistrements sonores d'époque paraissent suffire, se fait plus urgente quand les documents sources manquent (le sommet approchant). Mais surtout, elle est suffisamment bien réalisée pour que l'on finisse par ne plus parfaitement distinguer les images d'archive des images reconstituées, en tout cas pour que l'on finisse par s'en moquer pour simplement apprécier le spectacle.

 



Et c'est un plaisant spectacle que nous offre ce documentaire. La musique, bien troussée, accompagne à ravir le récit de cette ascension, rythmé par un paquet d'images magnifiques. Mais plus encore, la grande qualité de Beyond the Edge est de parvenir à nous donner l'impression de suivre chaque étape, presque chaque pas de l'expédition avec une fidélité assez bluffante au déroulé des événements. D'une très grande clarté, grâce aux classiques schémas de la montagne où se dessine le tracé de la grimpe, mais aussi à quelques plans appréciables où la caméra, partant d'un plan serré sur les deux alpinistes au creux d'un minuscule remblai de glace s'éloigne dans un gigantesque zoom arrière qui embrasse tout l'édifice de la montagne nous permettant de parfaitement les situer sur le massif, le film donne l'impression de ne rien louper de cette montée, d'en comprendre la logique narrative et chaque difficulté, sans élision, sans ces ellipses qui dans beaucoup d'autres films de montagne nous donnent le pénible sentiment que les alpinistes gravissent la paroi partout et nulle part à la fois, que des pans entiers de montagne sont passés dans les raccords et ont été franchis sans nous.

 



 

Autre intérêt de Sur le toit du monde, ses deux personnages principaux. Edmund Hillary et Tenzig Norgay, qui font une sacrée paire. On comprend leur déception polie quand Hunt, le chef de l'expédition, désigne les britanniques Tom Bourdillon, ancien président de l'Oxford Mountaineering Club, et Charles Evans, neurorchirurgien, comme premier duo à tenter le prodige. Mais on ressent leur joie bien dissimulée et non dénuée de sollicitude quand les deux hommes doivent renoncer au succès 101 mètres avant le sommet, faute d'oxygène et épuisés. Ce sont alors l'apiculteur néo-zélandais, aguerri puisque déjà impliqué dans plusieurs tentatives précédentes, et le sherpa vétéran, auteur de multiples ascensions et plus expérimenté qu'aucun autre membre de la troupe, qui prennent le relai, soudés par cet épisode où Tenzing sauve Hillary d'une chute idiote dans une crevasse. Et on aime les voir dans leur tente fichée à flanc de montagne et sous les vents fous de l'Himalaya, assis sur les piquets pour ne pas qu'elle s'envole et partageant des sourires et un semblant de repas la veille du miracle.

 




Dernière qualité, pas des moindres, de ce sympathique film. La fin. Il n'est pas rare non plus que l'extase de l'arrivée au sommet déçoive dans les films du genre. Ici, et même si quelques plans semblent se placer sous le sceau du démon CGI, loin s'en faut. Quand Tenzing et Hillary parviennent enfin sur le toit du monde, ce 29 mai 1953 à 11h30, la caméra, en vue subjective, restitue l'instant, nous porte en travelling avant avec eux en haut de l'ultime pente de neige et tourne sur elle-même pour livrer un vaste panoramique à 360° sans obstacle, où tout le reste du globe est en-dessous de nos pieds. L'accolade des deux camarades fait plaisir à voir, et si le documentaire n'évoque pas cette pensée que Hillary confia plus tard avoir eue pour Mallory et Irvine, les deux alpinistes disparus loin de l'oeil de la caméra de John Noel en 1924 dans L’Épopée de l'Everest, il n'oublie pas de mentionner la première phrase lancée par le preux néo-zélandais en redescendant : "On se l'est fait le salaud".


Sur le toit du monde de Leanne Pooley avec Chad Moffitt et Sonam Sherpa (2013)

4 janvier 2022

Frankie & Johnny

C'est un copain qui s'appelle Fil-Rouge qui m'a conseillé ce film. Il m'en a parlé pendant des heures. Il est intarissable à son sujet. Il trouvait ça dingue qu'un cinéphile comme moi n'ait jamais vu Al Pacino dans ce qui est pour lui son plus grand rôle. Oubliez les Tony Montana, Michael Corleone, Serpico et consorts. Rien à cirer des après-midi de chien, des crises de panique à Needle Park, des épouvantails, impasses et autres Heat. Pour lui, y a pas photo, Al Pacino c'est d'abord le Johnny de Frankie & Johnny de Garry Marshall. Faut avouer que l'acteur est encore au top là-dedans, il a cette étincelle dans les yeux, ce grain de folie dans son jeu, vraisemblablement stimulé par sa partenaire à l'écran, Michelle Pfeiffer. Ça avait très bien collé entre eux sur le tournage de Scarface et ils avaient tous deux à cœur de remettre le couvert dans un film un peu plus gai, avec moins de flingues, de cocaïne et d'hémoglobine dans le script. Pour tout vous dire, il n'y a pas que Pacino que mon pote Fil-Rouge trouve formidable là-dedans. Il est carrément fada de Pfeiffer qui, il est vrai, est au faîte de sa beauté, vraiment sublime, mais pas seulement. Elle est très touchante aussi, toujours crédible, et se tire à merveille de scènes a priori assez casse-gueules. Le duo qu'ils forment, Pacino et elle, dégage une réelle alchimie, quelque chose de spécial, on y croit et on a très envie de les voir ensemble, heureux, main dans la main dans ces rues de New York filmées avec ce savoir-faire propre aux ricains qui vendent si bien leur pays et ses villes. C'est un très beau couple de cinéma qui se fait, se défait puis se refait sous nos yeux, à un rythme tel que l'on se laisse prendre volontiers. Il y a quelques jolies scènes où opère la magie spécifique aux comédies romantiques qui fonctionnent à plein tube. Et enfin, il y a aussi les petits plats que mitonnent un Pacino branché sur 10 000 volts, ex-taulard embauché comme cuistot dans un diner très animé, où il tombe immédiatement amoureux d'une des serveuses, eh bien ces petits plats, clubs sandwichs, omelettes, chicken salade, œufs au plat baveux accompagnés de leur bacon grillé, bref, jamais rien de bien compliqué, sont servis dans des assiettes bien remplies et préparées fissa qui foutent toutes franchement la dalle. On a la bave aux lèvres et on ne doute pas que Pacino est réellement devenu un cuistot hors pair pour les besoins du rôle, lui l'adepte de la Méthode de Lee Strasberg. 


 
 
Fil-Rouge était ravi que je lui tienne aussi ce discours, en exagérant peut-être en brin, histoire de me le mettre dans la poche, mais au fond, j'étais plutôt d'accord avec lui sur le fait que Frankie & Johnny est une vraie réussite, dans son genre. J'ai bien dû lui dire que je ne partageais pas son point de vue et n'irai pas dans ses excès en en faisant le plus grand rôle de Pacino. Il m'en a pas tenu rigueur, il était surtout content pour moi d'avoir enfin maté ce film et ainsi comblé ce qu'il estimait comme ma plus grosse lacune de "pseudo cinéphile de merde". On a passé un bon moment, tous les deux, à parler de ce film, des facéties de Pacino, de la classe de Pfeiffer, des sujets qui y sont abordés, comme le sida et l'homosexualité, qui en font quelque chose d'intéressant à redécouvrir aujourd'hui. Je lui ai avoué que j'ignorais Garry Marshall, le réalisateur de Pretty Woman et Happy New Year, capable de ça. Il m'a demandé qui était cette personne : il ne connaissait pas le nom du réalisateur de l'un de ses films de chevet ! Il m'a dit que pour lui, le génie du film tenait sans doute de la pièce de Terrence McNally, car il s'agit d'une adaptation dont l'auteur a lui-même signé le scénario. Terrence McNally est, selon Fil-Rouge, un très grand dramaturge américain, malheureusement mort l'an passé de ce fichu virus. J'étais sur le cul quand il m'a sorti ça. Fil est parfois du genre à découvrir des évidences et à connaître sur le bout des doigts des détails de l'histoire qui, pour lui, n'en sont évidemment pas. 


 
 
Fil-Rouge n'est jamais avare en bons conseils ciné de ce genre-là, il a des avis et des prises de position parfois très surprenants (il soutient mordicus que le meilleur Spielberg s'intitule 1941, il prétend que la plus grande actrice actuelle se nomme Audrey Fleurot et il considère que Al Pacino a vraiment fait le con en refusant le rôle revenu à Dick Gere dans Pretty Woman), ce qui fait que c'est toujours amusant d'échanger avec lui. A condition, toutefois, de tenir le rouge à l'écart. Car Fil-Rouge doit notamment son surnom à son addiction à la bibine. Il a vécu une bonne partie de sa vie dans la rue, d'abord par choix puis parce qu'il n'avait plus le choix. Il s'est alors raccroché aux bouteilles, qui lui ont permis de maintenir son corps assez chaud pendant les longues soirées d'hiver. En ce temps-là, ses compagnons de galère ne faisaient que lui répéter "Hé, file un peu l'rouge ! File le rouge !" pour qu'il fasse croquer aux autres. Aussi, celui qui d'origine s'appelle tout simplement Philippe avait très facilement le faciès rougi par l'alcool. Donc ça tombait sous le sens. Il est vite devenu Phil le Rouge puis juste Fil-Rouge. C'est ainsi que naissent les meilleurs sobriquets. Aujourd'hui, Fil-Rouge s'est bien repris. Il ne touche quasiment plus à la boisson, à part quand on a la mauvaise idée de lui en proposer, par méconnaissance de son passif. Là, alors, il peut écouler tout ton stock en un clin d'œil, rendre son blaze encore plus évident à la vue et retomber hélas dans les comportements qu'il pouvait avoir jadis, lors de ce qu'il nomme ses "années noires", où il n'était "pas très net".


 
 
Désormais, Fil-Rouge est rangé des bagnoles : il est devenu routier, il pilote des poids lourds à toute vitesse à travers toute l'Europe et se vante de conduire de nuit tout en matant des films peinards sur des autoroutes qu'il connaît comme sa poche. N'empêche, je suis bien content de ne jamais l'avoir croisé et il y a bien quelques conteneurs de marchandises qui ne sont jamais arrivés à destination... Quand il n'est pas quelque part sur les routes, Fil-Rouge traîne encore souvent dehors, dans le quartier de Toulouse où il vit. Quand je me promène avec lui, ce n'est pas rare qu'un de ses voisins le hèlent de loin, "Hey Fil-Rouge, comment ça va ?". Il leur raconte alors ses dernières anecdotes de routiers, souvent des trucs glauques qui vous retournent l'estomac, parfois des histoires assez touchantes qui vous prennent par surprise. C'est vraiment un drôle de mec. La plupart des gens ignore la véritable origine de son surnom. Ils pensent gentiment qu'il est le fil rouge du quartier car il fait le lien entre les gens. C'est vrai aussi : il emprunte 10 balles à l'un, il les rend à un autre, ça pimente la vie de son quartier, où il a une belle petite réputation. S'ils savaient... 


 
 
Moi, j'ai su renouer à peu de frais un lien indéfectible avec lui. Je lui ai filé ma pisse quand il en avait besoin, pour une sombre histoire de permis C qu'il devait repasser de A à Z après avoir été enfin coincé par la patrouille. Il planait à un taux qui aurait dû le clouer au sol, et non le mettre au volant d'un 36 tonnes, lancé à 130km/h, devant Frankie & Johnny. Il a eu beau raconter aux flics qu'il connaissait le film par cœur et ne le matait que d'un œil, c'est surtout son taux d'alcoolémie surréaliste qui les a beaucoup gênés. A eux aussi, il leur a vivement conseillé le chef d'œuvre de Garry Marshall, mais pas dit qu'ils aient fini par le mater... Il m'a appelé un beau matin, ce que j'ai d'emblée trouvé chelou car d'ordinaire il n'émerge jamais avant 16-17 heures. Il sortait tout juste du poste, au lendemain de son arrestation, et m'a demandé de lui rendre ce petit service, en précisant, je cite, que "Dans [son] entourage, c'est chaud de trouver quelqu'un de clean". Il a tout de suite pensé à moi. J'étais plutôt flatté. Faut dire que le truc le plus borderline que je m'enfile, c'est la spiruline en paillettes que j'avale chaque matin. Pour moi, c'était rien, alors je lui ai filé ma pisse avec plaisir ; il a berné le contrôle urinaire sans souci, a repassé son permis avec succès et, pour fêter ça, on a rematé ensemble Frankie & Johnny
 
 
Frankie & Johnny de Garry Marshall avec Al Pacino et Michelle Pfeiffer (1991)