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20 avril 2016

La Sapienza

J’étais dans la lecture de Présences, livre d’Eugène Green publié en 2003 dans une belle édition (Desclée de Brouwer / Les Cahiers du cinéma), quand je suis allé voir La Sapienza. L'ouvrage, sous-titré  « essai sur la nature du cinéma », s’ouvre par le récit succinct de quelques expériences personnelles de son auteur en matière de fantômes. Eugène Green affirme s’être trouvé, à plusieurs reprises, dans le voisinage d’esprits frappeurs. Pas de ces manifestations inquiétantes auxquelles les films d’horreur nous ont habitués, de simples fantômes, assez bruyants, des esprits, présents, probablement en quête de paix. Convaincu que le cinéma n’est rien d’autre que l’art le mieux à même de révéler les présences cachées qui nous entourent, et persuadé que l’avènement d’un art n’est pas seulement fonction des progrès techniques qui l’ont rendu possible mais aussi du besoin des hommes de le susciter à un instant T, Eugène Green cherche, pour mieux comprendre le 7ème art, ce qui en était déjà avant qu’il n’apparaisse, ces œuvres qui, avant la fin du XIXème siècle, ont tenté de révéler les présences invisibles.




L’écrivain-cinéaste se livre d’abord à une analyse de quelques photographies frappantes, vibrantes, de Félix Tournachon dit Nadar (plus grand portraitiste du XIXème, connu pour ses fascinants portraits de grands artistes, notamment romantiques, dont Baudelaire, Nerval ou Hugo, moins connu peut-être pour ses clichés des sous-sols, catacombes et égouts, de Paris), Charles Marville (qui a photographié les rues pittoresques du vieux Paris puis les grandes artères de Haussmann), et le célèbre Eugène Atget (également photographe de la capitale, des scènes de la vie parisienne, des vitrines marchandes et de quelques intérieurs privés). Après quoi l’auteur s’intéresse aux grands normands, Flaubert et sa Bovary ainsi que les impressionnistes, puis passe entre autres par le théâtre de Maeterlinck et Claudel, par le creusement de la phrase chez Mallarmé, et par Proust, à contre-cœur.




Tout au long de cette lecture, je n’ai pas arrêté de penser à Manoel de Oliveira, sans trop savoir pourquoi, sinon peut-être parce que Manoel de Oliveira est certainement le cinéaste, aux côtés d’Apitchatpong Weerasethakul, qui, ces dernières années, a le plus subtilement filmé les fantômes, leur présence bienveillante, inspirante, captivante, particulièrement dans L’Etrange affaire Angelica. Or le 2 avril 2015, alors que je m’apprêtais donc à aller voir au cinéma La Sapienza, nouveau film d’Eugène Green, le premier me concernant, j’appris, cinq minutes avant de me mettre en route pour la séance, la mort de Manoel de Oliveira, à l’âge de 106 ans. Cette nouvelle m’a touché, profondément, un peu comme a pu me toucher la mort d’Eric Rohmer en 2010 (un peu comme, seulement, parce que Rohmer m’accompagnait depuis beaucoup plus longtemps), ou celle d’Alain Resnais il y a deux ans. Il faut dire qu'en découvrant, émerveillé, Gebo et l’ombre, Aimer boire et chanter ou Les Amours d’Astrée et de Céladon, on se prenait à croire que ces vieux de la vieille étaient immortels, et que leurs films à venir seraient des trésors inestimables. Nous ne les verrons pas.




Et, plus encore sans doute parce que j’ai appris la mort du plus grand cinéaste portugais quelques minutes avant la projection, La Sapienza fut pour moi un film habité, hanté par la présence de Manoel de Oliveira. J’ai parlé de Resnais, et l’on pourrait y penser, notamment au Resnais de Toute la mémoire du monde, devant certains plans panoramiques d’Eugène Green sur les édifices italiens visités par ses personnages. Rohmer, on peut y penser aussi. Comme devant tout film faisant la part belle aux questions d’architecture et se déroulant en bonne partie en Suisse, surtout quand l’actrice principale (Christelle Prot Landman), rappelle par ses traits et sa prestance non seulement la Françoise Fabian de Ma Nuit chez Maud mais Aurora Cornu dans Le Genou de Claire*. Mais comment ne pas songer, surtout**, à Manoel de Oliveira, quand il est question d’un personnage d’artiste hanté par un autre, antérieur, et par sa mélancolie (Borromini ou Le Bernin), plus généralement, du poids des figures historiques et de leur folie, ou de cet autre personnage de jeune fille malade, accablée par une sorte de faiblesse du 19ème siècle. Mais je me demande si le fantôme d'Oliveira parcourt à ce point le film, et le parcourra encore la prochaine fois que je le verrai.




L’histoire est celle d’Alexandre Schmid, architecte reconnu, la cinquantaine, qui remet en question son travail et son couple et décide de partir en Italie avec sa femme, Aliénor, pour préparer un livre sur Francesco Borromini, architecte qui le fascine. Mais à Stresa, sur les rives du Lac Majeur, le couple en rencontre un autre, deux jeunes gens, Goffredo et Lavinia, frère et sœur, et Aliénor refuse de repartir tant que la jeune fille, qui souffre de langueur, ne sera pas remise sur pieds. Oliveira est là, aussi, d’une certaine façon, quand Green filme les visages de ses acteurs dans des gros plans frontaux extrêmement lumineux et laisse se dérouler des phrasés lents et riches qui bercent et éclairent un film tranquille, serein, capable du reste de respirer à travers de brèves saynètes de comédie saupoudrées.




La Sapienza, qui s'achève sur de très belles répliques échangées par le couple (Alexandre fait le point sur son voyage d'étude, sous le regard bienveillant de sa femme : « La source de la beauté est l'amour, et la source du savoir est la lumière »), est avant tout un film follement lumineux (la sapience, sorte de sagesse-somme clairvoyante, comme nous le rappelle le film, est lumière). Eugène Green éclaire les espaces, les constructions, par sa façon de les regarder, de les filmer, avec autant de soin et de patience qu'il le fait pour ses acteurs et personnages, qu’il tâche d'aimer, d’aider, de sauver. Quand le cinéaste apparaît lui-même dans le film, dans le rôle d'un migrant, et dit à sa comédienne : « Vous, on va vous construire un lieu, car on vous aime », c’est plus que jamais Green lui-même qui parle. Aimer ses personnages, c’est aussi leur offrir une trajectoire, et c’est une des forces du scénario, qui refuse de consommer la rupture du « vieux » couple en en créant de nouveaux. Green préfère créer des dialogues intergénérationnels où les plus vieux se livrent aux plus jeunes qui, en retour de ces dons d’expérience, leur offriront une nouvelle vigueur et un nouvel élan. Il s'agit d'un grand film sur la transmission, laquelle, Eugène Green le sait et le montre très bien, ne peut pas être unilatérale et exclusivement descendante, mais permet, en effet, l'amour, et consiste à « donner un lieu à ceux qui cherchent la lumière ».

* Les allergiques au phrasé duracien d’Hiroshima mon amour et au parler (plus ou moins) faux des comédiens de Rohmer (sans parler des réfractaires aux voix blanches bressonniennes, référence plus avouée de Green), resteront d’ailleurs possiblement hermétiques aux dialogues foisonnants et tout en liaisons z'insistantes de La Sapienza.

** Je ne voudrais pas multiplier davantage les ouvertures, mais je dois bien dire que le film fait aussi parfois penser à Copie conforme, qu’un plan rappelle celui, final, du génial Va et vient de João César Monteiro, et que la réplique finale sonne comme celle de Lady Chatterley, eh ouais.


La Sapienza d'Eugène Green avec Fabrizio Rongione, Christelle Prot Landman, Ludovico Succio et Arianna Nastro (2015)

12 décembre 2013

Va et vient

Film entièrement conçu sur le temps et qui dure bien ses trois heures, Va et vient est la dernière œuvre du cinéaste portugais João César Monteiro, décédé avant la sortie du film. On peut craindre de s'ennuyer devant ce film long et lent mais on ne s'ennuie pas, on est seulement à la limite de s'ennuyer. Les films qui nous ennuient vraiment sont ratés. Les bons films sont (parfois) ceux qui sont à la limite de nous ennuyer. André Labarthe a dit et bien dit que les gens ne supportent pas le temps, le fuient ou le remplissent pour ne pas le voir, sifflent L'éclipse d'Antonioni à Cannes en 1962 parce que c'est un film à la frontière de l'ennui, un film qui ne dit pas où il va, devant lequel le spectateur voit le temps passer sans savoir où va ce temps, comme s'il était embarqué dans un train sans connaître la destination, situation pour beaucoup cauchemardesque. Devant Va et vient, à condition de lui donner ce temps qu'il réclame, on est aux limites de l'ennui, toujours tenus par un plan magnifique, un dialogue riche, une idée poétique, un simple mouvement d'étoffe ou un changement de lueur. Toutes choses respectivement exploitées jusqu'à la corde, longuement, dans des plans-séquences où le spectateur est poussé aux confins de la vision. João César Monteiro épuise l'image, le texte, la lumière, la composition, les corps, les gestes. Il s'agit d'en tirer toute la force.




Et si l'ennui commence à poindre, alors, nourris par la prodigieuse infinité des possibles offerte par la conjugaison de ces belles choses réunies dans une sympathie si particulière, nous prenons le relais, et nourrissons le film, et par là nous-mêmes, de pensées, d'idées, de poèmes entiers ou de sentiments propres. Le film fabrique une matière de pensée et de formes qu'il nous lègue de même qu'il nous offre du temps pour qu'à notre tour nous fabriquions pensées, formes et durées à notre guise. Toujours à condition de mettre 180 minutes à sa disposition pour en récupérer au moins autant, on ne s'ennuie donc pas devant Va et vient, dont le titre annonce ce programme d'un service à renvoyer, d'un aller-retour, d'un mouvement de réciprocité, d'un prêté pour un rendu. L’œuvre en même temps que son personnage principal (João Vuvu, prolongation du Jean de Dieu déjà maintes fois incarné par Monteiro lui-même) va et vient, retourne sur ses pas, semble se nourrir de chaque voyage (le cinéaste, aux monologues si érudits, est aussi un homme de lettres et a été critique de cinéma), d'autant que ces voyages, notamment en bus, sont quotidiens, toujours identiques, et le ramènent sur ses pas (lui comme le récit : le personnage-cinéaste, grand érotomane devant l'éternel, revient sur les mêmes lieux dans d'étranges répétitions et revit les mêmes situations mais toujours très différemment, avec toutes ces demoiselles, candidates au poste de femme de ménage, qui frappent à sa porte). Quel meilleur moyen de mieux penser, de mieux se connaître et de mieux connaître le monde que de quêter la vérité en soi et pour ce faire de tourner en rond autour de soi ? Il y a du Rabelais chez Monteiro, de ce Rabelais grotesque, rieur, extravagant et génial qui, dans Le Tiers livre, organise un récit cloisonné en trois parties, dont une centrale pour creuser le fameux "Connais-toi toi-même" socratique.





Cette idée de symétrie répétitive et néanmoins toute tournée vers un chemin à suivre, une profondeur (utérine peut-être, le cinéaste évoque parfois Robbe-Grillet dans son érotisme élégiaque plus ou moins ambigu) dans le centre de l'image et de l'être. Cette idée devient construction, elle est à la base de tout le dispositif centripète du film puisque pratiquement tous les plans sont construits de la même façon, avec une profondeur de champ au centre du cadre, et un surcadrage permanent qui vient inscrire un renfoncement ou une ligne de fuite au milieu de l'image. C'est à la fois le point sensible de la fuite et le lieu de l'enfermement, au cœur de tout. A la fois une ouverture et un enfoncement, une avancée et un renfermement sur soi. Très souvent le plan est découpé en trois parties verticales égales, tel un triptyque, œuvre picturale composée de trois volets, plaçant un personnage sur chaque côté et, entre eux, une affiche de cinéma (le Pickpocket de Bresson), un tableau, un cadre, une fenêtre, une route, un "entre-deux". Il est rare de voir filmer ce qu'il y a entre les gens, au sens strict, et qui nous plonge dans un abîme, un manque, un creux où nous nous glissons.





Le film tourne en rond, mais les choses reviennent toujours nouvelles pourtant, toujours différentes, plus vieilles peut-être mais toujours neuves, même au-delà de la mort. La nouveauté est presque induite, presque obligatoire quand on puise dans un lieu, une géographie, une architecture ou une lumière tout ce qui peut être puisé. Arnaud Desplechin a déjà dit que le faux-raccord est le seul "vrai" raccord, obligatoire et nécessaire, puisqu'il donne sa justification et son intérêt à tout nouveau plan, n'ayant de raison d'être que s'il est radicalement différent de celui qui le précède. Monteiro ne fait pas de faux-raccord (il ne fait pas beaucoup de raccords puisque le film est une suite de très longs plans-séquences), mais à un moment il se rapproche des acteurs : c'est, vers la fin du film, dans la séquence où le cinéaste récite une histoire à une jeune policière en jouant de la musique, juste avant que son fils criminel ne débarque dans la pièce. Le plan sur son récit musical dure très longtemps, et lorsque le spectateur en a absolument tiré toute la richesse, Monteiro cadre soudain la jeune policière en plan rapproché (c'est le premier du film) puis fait un champ-contrechamp (le premier également) en se cadrant lui-même en plan rapproché, assis en face d'elle. Ce changement radical de mise en scène, de valeur de plan, pourtant très connue, cet usage soudain d'un paradigme grammatical pourtant très académique en soi saute alors aux yeux et à l'esprit comme un souffle de folie, de nouveauté et de puissance filmique pure et simple. Après deux heures de film, deux heures de plans d'ensemble fixes, on a l'impression de voir pour la première fois de notre vie un plan rapproché, de découvrir pour la première fois de notre vie ce système étrange du champ-contrechamp. Et ces deux plans, incroyablement nouveaux, ne disent certainement pas la même chose que celui qui les précède. Ils disent autre chose, viennent, nourris du plan précédent, de tous les plans précédents, qui les ont rendus possibles, inventer une altérité miraculeuse qu'on ne pouvait soupçonner.






Le dernier plan du film, sans aucun doute le plus beau et le plus fort (né de la somme de tous les autres plans d'un très long métrage d'une rare densité, il ne peut qu'être le plus riche), projette en condensé toute la puissance métadiscursive du film. Il s'agit d'un long arrêt sur image réalisé à partir d'un très gros plan fixe sur l'oeil grand ouvert du cinéaste dans lequel se reflète un décor pour le moins mirifique, contrechamp du plan précédent qui montrait la cime d'un immense arbre au tronc noueux au centre d'une place lisboète, surmonté d'un dôme de feuillages à travers lequel perçait un grand ciel bleu. Monteiro invente sous nos yeux tout un cinéma en même temps qu'il met la dernière pierre à son édifice. Les deux plans opposés ne s'opposent plus l'un contre l'autre mais se confondent, se conjuguent, tiennent l'un dans l'autre, l'un contre l'autre, embrassés. C'est un plan au carré, doublement riche, doublement puissant. Il faut alors ni plus ni moins le temps qu'il faut, et que Monteiro nous laisse, pour en saisir toutes les couches, tous ces possibles que ne recèle pas le photogramme ci-dessus, car il n'implique pas la totalité du film qui précède et ne permet pas de s'inscrire dans la durée de ce plan, bien réelle dans le film malgré l'arrêt sur image, via la musique mais aussi par sa seule incursion au sein de la durée globale de l’œuvre. La profondeur de champ est une fois de plus, et plus que jamais, au cœur de l'image, sur une surface plane, réfléchissante, obturée mais gigantesque, comme un mur où serait peinte une route, comme le plafond de la Chapelle Sixtine où se dessinent le ciel et les Dieux, c'est ici l'oeil alerte d'un vieillard mourant immortalisé, pétrifié par l'apparition féminine, ouvrant sur l'infini. Après Cocteau nous revoilà en plein orphisme, offerts à la possibilité d’entrer dans la mort et d'en revenir par le miroir. L'image s'enfonce dans l'oeil de l'auteur et, se reflétant dans notre propre regard intermédiaire, nous projette dans un tableau, celui d'une femme, divinisée et fantomatique, celui d'un arbre et de tous les cieux. Absorbés à l'intérieur même de cet œil immense, à l'intérieur même de cet homme, nous avons fini (pour l'heure) d'épouser et d'épuiser un regard d'une fascinante richesse.


Va et vient de João César Monteiro avec João César Monteiro, Rita Pereira Marques, Joaquina Chicau, Manuela de Freitas, Ligia Soares, José Mora Ramos (2003)

6 août 2011

The Ghost Writer

On débarque après la tempête sur ce coup. On peut pas toujours être sur la brèche, écrire sur les films à même les accoudoirs des fauteuils UGC, on fait ça bénévolement, c'est une passion, un loisir, on peut pas tout couvrir. Ceci dit on l'a quand même vu au cinéma à sa sortie sur écran géant. Et c'est peut-être pas pour rien qu'on n'en parle que 16 mois après la bataille. Néanmoins on se sent obligés d'en parler, et on doit le faire maintenant parce qu'après on s'en souviendra plus du tout. Là, déjà c'est limite... Faut dire qu'on fait tout pour l'oublier et que le film n'a pas les armes pour s'imposer. Pourtant on en attendait beaucoup, comme avant toute sortie d'un nouveau film de Polanski, on y allait la fleur au fusil, la bouche en cœur, les bras en croix et la tête sur les épaules. Quelle déception que de tomber nez-à-nez sur ce thriller politique ultra bavard, laborieux, jamais excitant, morne, gris, fade et voué à élaborer un suspense qui ne décolle jamais ! Vers la fin du film, quand McGregor essaie d'échapper à ses poursuivants en montant sur un ferry avant d'en ressortir difficilement, il manque de tomber à l'eau et on aimerait presque qu'il glisse, qu'il se prenne le pied dans un cordage et passe par dessus le bastingage. On n'a vraiment rien à foutre du destin de ce personnage et on se fout encore plus de ceux qui l'entourent, de cette intrigue pseudo-politique bourrée d'échos autobiographiques et de références à l'actualité (notamment à Tony Blair Witch). Ce qui a valu tous les honneurs, une palanquée de récompenses, une presse unanimement élogieuse et un César à Polanski, c'est non seulement son âge avancé et sa gloire passée mais surtout sa situation judiciaire nauséabonde au moment du tournage. Rappelons que Polanski lui-même a affirmé : "J'ai fini le montage en taule entre deux co-détenus qui s'intéressaient plus à la face cachée de ma lune qu'à mon métrage".


LA scène d'action du film, qui implique un héros, un ferry et une grosse paranoïa

L'absence du metteur en scène au stade terminal de la confection de ce film explique peut-être sa qualité douteuse et sa fin en dents de scie. Dans la dernière séquence du film, McGregor résout une énigme digne du jeu Les Chevaliers de Baphomet (fabuleux jeu de Playstation au scénario tortueux signé par le Père Fourras), il vient à bout d'un casse-tête chinois hardcore qui consiste à construire une phrase clé à partir d'un bouquin de 300 pages à l'aide d'un indispensable stabylo et d'un tippex (c'est pas vraiment du blanco, c'est un de ces correcteurs très pratiques, roulants car doté d'un système de poulie ingénieux, qui a le mérite d'être précis, discret, de ne pas faire de grumeaux et de pouvoir être recouvert d'encre tout de suite après application si on n'appuie pas trop fort, et ça déroule une fine bande blanche de béton très dilué ; j'ignore le nom de cet appareil de rêve indispensable à tout fournisseur de fournitures de bureaux, qui fait rêver les étudiants et qui ne finit pas une journée de collège en un seul morceau), tippex que le héros déroule de façon frénétique sur 99% du pavé qu'il s'est échiné à ghost writer pour n'en garder que les malheureux mais précieux termes de la phrase mystère dans une scène digne de Joao César Monteiro. Fort de sa découverte, il la soumet à la femme du Prime Minister, dont il était le nègre et qui s'est fait descendre, car c'est elle que cette découverte incrimine, chose dont on se doute dès le moment où cette dame se met à poil dans le lit du héros sans aucuns pourparlers préalables dès la 37ème minute du film.


Au fond du dernier plan de ce film qui vous prend littéralement par le cou pour ne plus vous lâcher la carotide, vous pouvez apercevoir ce qu'il reste de notre héros trop arrogant : sa chaussure en plein vol plané.

Après cet exploit, le héros roule des mécaniques et tord du cul vers la sortie d'une réception mondaine en claquant la porte dans son dos à la manière de Jacquouille dans Les Visiteurs. Là, plan fixe sur une rue de New-York (New-Jersey), McGregor passe, fier comme Artaban, devant le champ avec son manuscrit sous le bras, les mains tout au fond des poches de son baggy, au niveau des genoux, et il s'éclipse hors-cadre, apparemment doté d'un sentiment du devoir accompli exacerbé au vu de l'érection qu'il a du mal à cacher sous son falzar taille basse manifestement pas assez large ; puis dans le fond du champ apparaît une Peugeot Safrane noire qui met soudainement la gomme dans un crissement de pneus tétanisant : le dernier son qu'entendra McGregor, littéralement cueilli par le pare-buffle d'un assassin peu discret et connu par ses amis pour être un peu lourd en soirée. Après avoir déjoué toutes les machinations criminelles fomentées contre lui, notre héros se fait avoir en marchant au milieu de la route. Le plan s'achève sur toutes les pages du manuscrit qui s'envolent une à une, le genre de truc qui te fout la rage si ça t'arrive quand t'es encore vivant, une chance pour le personnage d'être mort donc. C'est nous qui avons le déplaisir de voir ces milliers de feuilles se faire la malle en désordre dans un plan-séquence de haut vol. De quoi nous mettre sur le cul. Sauf qu'après deux heures de léthargie, perso j'avais pas le cœur à me laisser éblouir. Tout ça pour dire que le contexte difficile dans lequel Polanski a terminé son film aurait dû permettre à la critique d'en pointer les grandes faiblesses tout en dédouanant le cinéaste septuagénaire que nous aimons tant. Au lieu de ça on a pu assister à un phénomène de masse inversement proportionnel qui consista à cirer les bottes de Polanski et à s'émerveiller devant ce film ma foi fort anodin. Le genre de film que j'attribuerais volontiers à Doug Liman. Sauf que si c'est lui qui l'avait fait je l'aurais pas vu, mais ce serait un joyau dans sa filmo entre Jumper et Fair Game.


The Ghost Writer
de Roman Polanski avec Ewan McGregor, Pierce Brosnan, Olivia Williams et Kim Cattrall (2010)

15 juillet 2011

L'Étrange affaire Angelica

Dès l'ouverture de L’Étrange affaire Angelica s'installe l'impression de découvrir la suite, ou une variante, de Singularités d'une jeune fille blonde, le précédent film de Manoel de Oliveira. Le premier plan montre un taxi qui s'arrête en pleine nuit dans une rue battue par la pluie, au pied d'une maison à deux étages dont le rez-de-chaussée porte l'enseigne d'une boutique de photographe. Un homme descend du taxi et sonne à la porte. A l'étage la lumière s'allume, une femme ouvre sa fenêtre, et se penche à son balcon. L'homme cherche un photographe de toute urgence. L'époux de la femme au balcon et gérant de la boutique est absent, mais d'après les dires d'un passant improbable (le ressort narratif, invraisemblable, est amené avec une simplicité telle qu'on l'accepte avec joie), un autre photographe serait disponible, nouveau venu dans la ville, nommé Isaac.




A ce premier plan-séquence et à cette femme au balcon succèdent le deuxième plan du film et un jeune homme travaillant à la table de son étroite chambre devant l'ouverture d'une fenêtre. Nous reconnaissons Ricardo Trepa, le petit-fils de Manoel de Oliveira, qui incarnait déjà, entre autres, le personnage principal de Singularités d'une jeune fille blonde, où il était aussi attablé devant la fenêtre de sa chambre pour observer en vis-à-vis, fasciné, une mystérieuse jeune femme paraissant à sa fenêtre. Dans L'Étrange affaire Angelica aucune façade ne fait plus face à la demeure du jeune homme, l'horizon est désormais complètement dégagé sur un vaste paysage. La fascination passera ici par une autre femme (d'ailleurs assez ressemblante), prisonnière d'un autre cadre. Le jeune photographe est en effet appelé à se rendre d'urgence au château d'une famille puissante pour immortaliser Angelica (Pilar Lopez de Ayala), jeune fille blonde décédée dans la fleur de l'âge, juste après son mariage, circonstances tragiques qui ne font qu'ajouter au drame de sa mort. Pire encore, on entendra plus tard dans le film que la jeune femme était enceinte, commérages semblables aux élucubrations générées aujourd'hui encore par le mystère de la figure souriante de la Joconde (si présente dans le célèbre Val Abraham, du même cinéaste). C'est un sourire pareillement insondable qu'affiche la jeune défunte quand le photographe Isaac vient l'immortaliser. Allongée sur un fauteuil dans sa robe de mariée, les mains jointes sur le ventre, elle affiche un air d'ange. Entouré par les membres de la famille endeuillés et impatients, Isaac se hâte de faire les clichés demandés quand, dans l'objectif de son appareil, la jeune morte se réveille, ouvre les yeux et lui sourit généreusement, d'un sourire plus franc encore que lorsqu'elle demeurait inanimée, laissant rayonner sa beauté la plus vive. Personne autour d'Isaac n'a partagé sa vision, et dès qu'il quitte l’œilleton de son appareil photographique pour constater de ses propres yeux ce qui vient de le bouleverser, il retrouve une Angelica sans vie. Le jeune homme, ébranlé, achève sa tâche à la hâte et fuit le château. A partir de cet instant il sera comme ensorcelé par l'image de cette jeune femme, puis par son fantôme.




Disons-le, lorsque Angelica ouvre les yeux, éphémère résurrection, la surprise n'est pas aussi grande qu'on pouvait l'attendre. Le plan est rapide, l'événement soudain, aussi n'a-t-on pas le sentiment d'une chose impossible, que pouvait par exemple provoquer la lente apparition du fantôme de l'épouse à la table de son mari au début d'Oncle Boonmee, fantôme qui se révélait tardivement à notre regard inattentif telle une présence d'abord indiscernable venue s'immiscer dans une durée confortable. Il y a fort à parier pour que la relative absence de surprise provoquée par l'éveil d'Angelica, et par conséquent son déficit de puissance dans l'avènement, soient en partie dus à notre pré-connaissance de l'histoire, voire de la scène, préalable à la découverte du film (un argument de plus en faveur de l'ignorance absolue des bandes-annonces qu'il faudrait préserver et cultiver coûte que coûte avant de découvrir une œuvre quelle qu'elle soit, car je suis convaincu que cette scène aurait eu un autre effet sur un spectateur moins au fait de la trame du film). On peut donc être éventuellement déçu par le manque d'impact de cet instant crucial où la jeune femme s'anime. Peu de temps après son retour chez lui, le jeune homme développe les photographies d'Angelica et les scrute dans des séquences qui évoquent le Blow Up d'Antonioni.




Mais alors qu'il passe tous les clichés en revue l'un après l'autre, s'arrêtant pour observer la fameuse image, le portrait en gros plan fraîchement développé et pris juste après l'éveil d'Angelica, se reproduit l'improbable résurrection : Angelica s'anime sur le papier glacé, semble regarder le photographe et lui sourit à nouveau avec douceur. Le plan est très bref, interrompu par un contrechamp qui nous montre Isaac paniqué, reculant soudain comme devant une apparition, choqué. Comme la première fois, l'effet de surprise (et donc le magique) de ce réveil d'entre les morts n'opère pas sur le spectateur aussi violemment que ce dernier aurait pu le croire ou l'espérer. La scène est néanmoins extrêmement belle. Oliveira décompose ici pour nous la matière même du cinéma : une suite de photogrammes arrêtés que leur juxtaposition enchaînée anime et qui donnent le sentiment de la vie en mouvement. Il n'y a de fait que dans l'objectif de l'appareil d'Isaac, puis sur le photogramme qui en est tiré transformé en objet filmique par l'enregistrement dans la durée qu'en fait la caméra du cinéaste, que la défunte puisse s'animer, revivre. La photographie, événement arrêté, mort instantanée, retrouve une dimension temporelle filmée par la caméra d'Oliveira et donc la vie. De là, cette renaissance subite. Comme nous l'a rappelé Apichatpong Weerasethakul dans son dernier film, le cinéma est ce lieu des morts qui ne nous quittent jamais tout à fait. La photographie conserve et suspend un instantané de l'existence, le cinéma enregistre la vie, son inscription dans le temps. De sorte que c'est pratiquement le film lui-même qui, en filmant la photographie d'Angelica et en lui donnant l'accès à une durée la force à s'animer.




Un nouveau contrechamp filmé depuis le balcon succède au recul effaré du héros, en plan large sur la face intérieure de la chambre dans le second plan de laquelle apparaît l'hôtesse du photographe, Justina, qui lui rend visite. Tout en haut du cadre, au premier plan mais à bonne distance de la caméra, se logent face à nous les photographies de la morte accrochées à un fil métallique. L'une d'elles, balancée par la brise qui pénètre dans la chambre à travers l'ouverture du balcon, est vaguement mise en avant par un effet de brillance, reflet d'une lumière venue de l'extérieur, dans notre dos, comme produite par le projecteur derrière nous, celui qui anime les images mêmes que nous regardons (si nous sommes au cinéma). Il s'agit précisément de la photographie du visage d'Angelica qui vient de s'animer deux plans plus tôt. Or notre regard n'a de cesse de se porter sur elle, délaissant les personnages, Isaac et Justina causant d'affaires et d'autres, pour s'assurer de ne pas rater un éventuel et peu probable nouvel éveil, guettant le moindre mouvement du visage photographié d'Angelica dans l'espoir d'un troisième sourire. C'est là, contre toute attente, que le cinéaste nous saisit. Ce plan se veut finalement plus percutant que l'événement de la résurrection lui-même. Et par miracle, nous voilà soudain médusés non par l'événement filmé à deux reprises en gros plan mais par un détail de l'image dans un plan large apparemment anodin, absolument non-événementiel, détail vers lequel Oliveira a le don de nous diriger. Le cinéaste nous plonge exactement dans la situation de son personnage et nous fait ressentir l'émotion qui est au cœur de son film tandis que nous quêtons un nouvel éveil de la trépassée : ce sentiment étrange et terrifiant qui s'empare de nous lorsque nous regardons le visage d'un mort que l'on croirait endormi et sur le point de s'éveiller. On a dans ces cas-là l'impression chevillée au corps de voir le mort respirer paisiblement, et parfois sommes convaincus, un bref instant, de l'avoir bel et bien vu bouger... Oliveira aborde cette impression avec une délicatesse et une maîtrise que je salue, comme lorsque, plus tard dans le film, il symbolise en la littéralisant cette troublante sensation qu'ont les vivants hantés par la mort d'un proche d'être observés ou visités par son fantôme, présence qui échappe pourtant aux sens et à la raison dès que l'on tente de la surprendre.




La douce folie des vivants hantés jusqu'à leur propre fin par l'esprit des morts, telle que la filme Oliveira, fait parfois penser à certains contes de Maupassant. L’œuvre, en toute logique, puise ça et là dans la mémoire, la culture, l'expérience d'un cinéaste de 102 ans, dont la maîtrise n'a d'égale qu'une totale liberté, commune à quelques uns de ce artistes qui atteignent à la fin de leur vie et de leur art une forme de plénitude de l’expression (Ophuls, Rohmer, Resnais ou Mizoguchi). Ou par exemple Hitchcock, qui tourna beaucoup ses plus beaux films à la fin de sa vie. Oliveira semble partager son goût des couleurs, lesquelles en passent par l'art de la lumière, mais aussi et surtout son goût des lieux, de la composition scénique, sa science du placement (de la caméra, donc du spectateur), bref ce sens de la géographie. La chambre du photographe, filmée depuis la fenêtre vers l'intérieur, ou inversement, vers le fleuve et les champs face à l'appartement d'Isaac, possède sa logique propre de vectorisation de l'espace. Le fil métallique auquel sont suspendues les photographies d'Angelica, qui tinte avec force vibrations quand le photographe en décroche un cliché comme pour sonner les cloches des morts et ramener la jeune femme des cieux vers la terre, sert de frontière dans cet espace. Frontière verticale donc mais aussi horizontale, que le personnage doit passer pour voir s'éveiller la jeune femme ou pour rejoindre son esprit matérialisé sur le balcon, d'où ils s'envoleront à deux reprises.




C'est cette ultime frontière que passe Isaac à la fin du film (je vais ici la dévoiler), lorsqu'il meurt d'amour, appelé par Angelica à la rejoindre dans une très belle scène où la mort est un vœu enfin exaucé, une pénible joie. Le fantôme de la jeune femme est lui-même passé de l'autre côté de la ligne pour venir chercher son amant parmi les vivants, flottant au-dessus d'Isaac à une hauteur presque accessible avant de reparaître au balcon pour appeler le jeune homme d'un geste des mains. Le corps terrestre d'Isaac, après avoir repoussé le médecin, dernier des terriens trop terre-à-terre qui l'entourent, s'écroule à l'instant où il passe ledit fil et son esprit peut dès lors rejoindre Angelica et s'envoler avec elle par la porte du balcon devenue porte de la mort. L'hôtesse en referme finalement les volets afin de faire le noir et de clore le film, symbole funeste que nous refusons de prendre pour le testament de son auteur. Avec une telle conclusion à un film sur le regard, on pense au dernier long métrage du cinéaste portugais Joao César Monteiro, Va et vient, et à son plan final sur l'œil de son auteur, grand ouvert et contenant en son sein la lumière du monde. Le rappel est d'ailleurs relativement manifeste puisque Manoel de Oliveira n'a de cesse, dans ses deux derniers films, comme Monteiro dans le sien, de composer son cadre en creusant le milieu de l'image par un renfoncement tout en profondeur de champ, vers un encadrement centripète à valeur métaphysique qui replace le centre de l'existence en soi mais aussi dans un cadre pictural, ou cinématographique. Le titre du dernier Monteiro pourrait d'ailleurs coller au récit de L'Étrange affaire Angelica puisque le personnage n'a de cesse d'aller et venir depuis le monde terrestre vers l'au-delà. "Cinéma, art de l'espace" écrivait Éric Rohmer à propos du Faust de Murnau, et c'est bien de cela dont il est question ici. La chambre n'est un huis-clos qu'à la dernière image du film. Avant cette fermeture des volets, elle est au contraire un lieu toujours ouvert sur l'extérieur. C'est en observant ce paysage alentour à la jumelle dans une dialectique rappelant Fenêtre sur cour qu'Isaac aperçoit des travailleurs bêchant une vigne à la pioche au-delà d'un cours d'eau.




Isaac décide d'aller photographier ces travailleurs chantant qu'il aperçoit de l'autre côté du fleuve. Ce qui le passionne c'est leur manière de faire, à l'ancienne, sans machines, comme des figures surgies du passé, affichant un drôle d'air (et qui de loin en loin m'évoquent peut-être les ouvriers de L'Avenue de Paul Gadenne ou les pâtres de L'Ensorcelée de Barbey d'Aurevilly). Ces apparitions archaïques permettent un nouvel écho au grand tableau du Vinci auquel renvoie le film via la composition encadrée de la fenêtre où apparaît la souriante Angelica, avec derrière elle un paysage désert coupé par un cours d'eau lui-même enjambé par un pont, lequel mène d'une époque à l'autre, car la question du temps est au cœur du film. Après chaque nuit passée à rêver d'Angelica, Isaac entend le vrombissement de lourds camions qui défilent dans la rue au pied de sa chambre et sont conduits par d'autres travailleurs, plus contemporains sans doute. Ces bruits sourds et récurrents le ramènent à un présent moins anachronique. De part et d'autre de la rivière, deux espace-temps différents, deux paysages incohérents, séparés par ce cours d'eau au-dessus duquel le fantôme de la bien nommée Angelica, gracieux, léger, emporte Isaac dans un vol par-delà les exigences du temps terrestre. Regagnant sa chambre après être allé photographier au plus près ces étranges travailleurs, Isaac développe les clichés et les suspend au fil métallique qui divise sa chambre en deux pour les faire sécher, disposés aléatoirement entre ceux d'Angelica. Oliveira réalise alors un plan magnifique : un travelling latéral de la gauche vers la droite sur cette suite d'images a priori discordantes, alternant la figure morte d'Angelica et les travailleurs bêchant à la pioche. Les images de ces corps labourant, pris en plein mouvement, puissamment vivants, s'opposent ainsi à la mort immobile et tranquille, tout sourire, d'Angelica. Les travailleurs travaillent à leur propre fin, chantant impassiblement une inquiétante litanie. Ils semblent creuser leur propre mort. Leurs visages tirés par l'effort, dents apparentes, et les doubles pointes courbes de leurs pioches levées dans les airs puis enfoncées dans la terre en font une allégorie de la Grande Faucheuse immiscée entre les portraits de la morte. Ce travelling est une allégorie du montage cinématographique en même temps qu'une reconstruction de la pellicule elle-même et de son pouvoir d'incarnation et de juxtaposition. C'est une suite de photogrammes, mis côte à côte et bout à bout, enchaînés les uns aux autres par le mouvement, qui ainsi enchaînés font une scène, un cruel montage alterné, un film en soi, où le temps, donc la mort, est à l’œuvre.




Si ce plan est formidable, une autre scène, déjà rapidement évoquée, s'avère peut-être plus fabuleuse encore : la première apparition du fantôme d'Angelica sur le balcon d'Isaac. L'effet spécial est rudimentaire. Angelica est incrustée dans l'image, en noir et blanc, entourée d'un halo bleuté. Oliveira nous rappelle alors La Fille de l'eau de Renoir, mais aussi Cocteau. Comme lui, comme Weerasethakul l'année dernière et quelques autres, Oliveira reste émerveillé par ce qui constitue l'essence de son art, par ce que le cinéma donne à voir sur un écran : des apparitions. A 102 ans le cinéaste est toujours fasciné par ce qui apparente son art à la magie. Depuis Cocteau ou Méliès le cinéma n'a donc rien perdu de sa force, et sa puissance demeure intacte y compris dans sa simplicité première, tel que le pratiquaient les cinéastes des débuts. Les progrès techniques des effets spéciaux n'ont rien à voir dans cette affaire, seule la simplicité de l'artifice même de la technique cinématographique et la croyance absolue du cinéaste dans son art permettent à cette magie d'exister. C'est aussi ça que l'on peut entendre dans la séquence où les trois scientifiques logés par l'hôtesse qui accueille Isaac discutent d'un ton pédant et détaché de la matière et de l'anti-matière qui, lorsqu'elles se rencontrent, produisent une énergie. Ces trois personnages toisent avec mépris le lunatique Isaac, lequel les écoute en observant le monde par la fenêtre et ne retient de leurs logorrhées que quelques mots qui le ramènent inévitablement à son obsession pour Angelica. Ils le dévisagent comme s'ils avaient affaire à un fou alors qu'il vit précisément ce dont ils parlent sans en avoir fait l'expérience. Pendant qu'ils débattent platement de ce vaste sujet, qui au fond les dépasse, nous pouvons entendre, au fil du dialogue, cette réplique : "Ça n'a rien d'un spectacle hollywoodien". En effet, le spectacle de l'univers est beaucoup plus simple, car, comme ils le précisent en croyant inventer l'eau chaude : "la lumière des étoiles que nous voyons nous parvient 500 000 ans après leur disparition". C'est de cette lumière qu'est entourée Angelica, elle en est toute constituée, qui rayonne par-delà sa disparition. Angelica est faite de cette lumière lunaire dont Cocteau disait qu'elle est l'encre du cinéma. Quand Isaac rejoint Angelica sur le balcon, à peine a-t-il passé la ligne qui sépare les deux mondes que le voilà paré de la même anti-matière fantomatique.




Ils s'envolent et Oliveira réalise une séquence qui a tout du ridicule et qui pourtant touche au sublime. Les deux amants volent par-dessus la ville, les champs, les cours d'eau, enlacés, blottis l'un contre l'autre, souriant, couchés à l'horizontale au-dessus du monde. L'effet spécial remonte aux origines du cinéma et pourtant la scène est d'une fraîcheur, d'une beauté euphorisante. Oliveira reprend avec une liberté et une virtuosité qui frôlent l'inconcevable la scène de vol galant de Superman et la conjugue à la danse aquatique des amants nus (Johnny Weissmuller et Maureen O'Sullivan) de Tarzan and his mate, ainsi qu'à la rêverie amoureuse et érotique de L'Atalante de Jean Vigo, dans une séquence qui, en termes de poésie, de simplicité et d'émotion, va au-delà de ce que l'on pouvait espérer. Quand Isaac se réveille, la chambre est sombre, et au centre du tableau formé par cette camera obscura se détachent, en contre-jour, dans l'encadrement de la fenêtre illuminée par la lune, les photographies d'Angelica suspendues en l'air et penchées à l'oblique, déjà en vol.


L’Étrange affaire Angelica de Manoel de Oliveira avec Ricardo Trepa et Pilar Lopez de Ayala (2011)