
Il est une scène qui pour moi symbolise la "patte Polanski" dans son interprétation de l'enfer polonais durant la Seconde Guerre Mondiale. Le personnage interprété par Adrien Brody, Wladyslaw Szpilman, marche le long de l'enceinte du ghetto où les nazis ont cloîtré les juifs de Varsovie. Il voit alors des enfants qui, après être sortis du ghetto pour trouver de la nourriture à l'extérieur, tentent d'y re-pénétrer par un trou au niveau du sol, pourchassés par un officier allemand. Le groupe s'engouffre par l'orifice et le jeune garçon fermant la marche, ne parvenant pas à franchir le mur à temps, est rattrapé par l'officier qui lui tient les pieds et le bat, à mort, sans même voir son visage. Quant à nous c'est celui de l'officier allemand que nous ne voyons pas, car il reste hors-champ, de l'autre côté du mur. Nous ne pouvons que deviner ce qu'il fait à l'enfant en entendant ses hurlements, les bruits sourds de coups et les cris de l'enfant que Szpilman tente de sortir du trou mais en vain.

C'est à peu près à cet instant que mon fou rire se déclenche. Aussi étrange que cela puisse paraître, je vois dans cette scène une parcelle humoristique du film qui met deux choses en lumière. Tout d'abord Polanski n'est pas Allen. S'il fait rire, c'est aux dépens du spectateur et non du personnage (quoique). Le rire est nerveux, anxieux, c'est un rire d'auto-défense qui n'a rien à voir avec les esclaffades bon enfant d'une comédie. L'horreur est telle que la dénaturation de l'humain tel qu'en bons vieux dogmés judéo-chrétiens nous le rêvons atteint des proportions insupportables. C'est une surexposition de l'animal doté du sentiment de haine. Le rire n'intervient alors que comme bouclier. Ça plutôt que le désespoir, les pleurs ou la mort. La meilleure défense contre un ennemi que l'on sait trop fort pour nous.
Ce mécanisme d'auto-défense contre l'horreur me fait songer à une possible marque de fabrique de Polanski qui consiste à faire rire avec la mort, le tragiquement trivial. Sans piocher dans chacun des films du cinéaste (je ne les ai de toute façon pas tous vus), prenez Pirates, un film qui n'a donc pas grand chose à voir avec celui dont il est question ici, et prenez ses personnages les plus attachants qui meurent en provoquant le rire. Ce type dont le nom m'échappe, retrouvé par le Capitaine Red dans le repaire de son compère le Hollandais, et qui est "constipé", venu délivrer en compagnie de quelques collègues le Capitaine et La Grenouille, se fait tuer d'une balle de mousquet de façon inopinée, et on sourirait presque en imaginant, enfin, son sphincter se relâcher. Et puis Boumako, le fameux Joseph Sérafin Amadeus Boumako, le fidèle cuistot-lieutenant du Capitaine, lorsqu'à la toute fin du film ce dernier se baisse dans la barque et que la balle que l'espagnol lui destinait atteint Boumako, celui-ci se prend la poitrine à deux mains, se tourne vers ses amis et dit (dans la VF en tout cas) : "Capitaine, Boumako il est mort", avant de s'effondrer. Encore un rire nerveux. Le fidèle et honnête sous-fifre, le rigolo de la bande, meurt à la place du vicieux Capitaine, comme le gamin est victime du nazi (pour faire un parallèle improbable) : afin de signifier, par un acte abject amenant ce rire-bouclier, l'horreur de la trivialité et l'inhumanité de l'homme.
C'est comme ça que je perçois Polanski en tant que cinéaste. Je n'ai peut-être pas une vision suffisamment claire de son œuvre, n'ayant pas visionné l'intégralité de ses films, mais qu'importe... Je n'ai pas besoin d'avoir lu toute la Bible pour savoir qu'il y est question d'un anneau magique qui rend les gens invisibles.

Voila pour la vision particulière de Joe sur ce film, dont on peut comprendre la réaction défensive qui en dit long sur la psychologie du spectateur face à une œuvre comme celle-là, vouée à montrer l'horreur et la cruauté sans détour. Faire des ponts entre les films de Polanski est une tentation bien naturelle, même entre deux films à priori aux antipodes, car le cinéaste a toujours traité des mêmes thèmes et la plupart de ses films ont tenté d'aborder le sujet profond du Pianiste sans en avoir l'air. C'est en abordant la chose de front dans ce qui ressemble fort à une autobiographie oblique que Polanski reçut la récompense suprême bien méritée.
Le Pianiste de Roman Polanski avec Adrien Brody, Frank Finlay et Emilia Fox (2002)