

Murnau compose des tableaux incroyables et des scènes de foule merveilleuses qui achèvent de pousser à lire enfin la thèse de Rohmer sur le traitement de l'espace dans ce film, Rohmer qui commençait d'ailleurs son étude par l'évocation du mouvement incessant de l’œuvre, du fourmillement absolu de chaque image, de l'occupation intégrale de chaque cadre du film de Murnau. C'est vrai par exemple du moment où les citadins se lamentent des ravages de la peste et implorent l'aide de Faust, dans la scène où Mephisto envoie son protégé rajeuni faire la cour à la plus belle femme d'Italie, quand les enfants jouent autour de Faust et de Gretchen et puis dans la scène finale du bûcher. L'humour parfois potache (notamment quand le Diable séduit la tante de Gretchen, et il faut voir le costume de Méphisto ainsi que ses postures menton levé et bras croisés) se mêle à une poésie lyrique sans complexe. Il y a des scènes particulièrement puissantes, comme celle où Faust pousse les fenêtres de Gretchen pour aller lui faire l'amour, Gretchen dont l'ombre de profil se dépose sur le verre et qui tient ses carreaux fermés depuis l'intérieur de sa chambre avant de céder d'un seul coup, l'image s'ouvrant littéralement pour propulser le spectateur à l'intérieur. C'est tout simplement magnifique.

Les jeux d'ombre et de lumière évoquant les clairs-obscurs de Rembrandt ou le travail sur le mouvement du Caravage, sont fascinants. Le premier mot du film "Vois !", puis les premières images sur les quatre cavaliers de l'apocalypse progressant face à un soleil immense ont donné le ton et lancé l’œuvre sur les rails de la démesure et du sublime. C'est le plus grand écrivain et le plus grand roman allemands adaptés par le plus grand cinéaste allemand du muet, et c'est grandiose, y compris la fin presque surchargée avec l'effet spécial quasi grotesque des amants qui s'envolent et avec l'archange Gabriel qui apprend le mot "Liebe" (Amour) à Méphisto. Le tout accompagné par les improvisations de Jean-François Zygel, c'était encore plus beau. Aujourd'hui sort sur les écrans un nouveau Faust, celui du cinéaste russe génial Alexander Sokurov, adaptation plus libre a priori mais qui promet, et c'est le moment où jamais de revoir le film de Murnau, pour s'imprégner de la légende de Goethe avant d'aller en découvrir une réappropriation contemporaine.
Faust de Friedrich Wilhelm Murnau avec Gösta Ekman, Emil Jannings et Camilla Horn (1926)