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27 février 2018

La Forme de l'eau

Guillermo del Toro n'a toujours pas réglé son problème de chaises.  Après avoir cassé toutes les siennes, il a encore le cul paumé entre une paire de fauteuils. C'est son éternel problème. Ne parlons pas d'une connerie régressive sans ambiguïté comme Pacific Rim, non. Mais c'était déjà ce tangage entre deux eaux qu'on reprochait au cinéaste à l'époque du Labyrinthe de Pan, où des scènes enchanteresses avec un faune beau comme un cœur côtoyaient de longues séquences de torture en pleine guerre d'Espagne et des moments dignes du Pianiste de Polanski, où Sergi Lopez tirait des balles dans des tronches à bout portant et en gros plan. Glaçant contraste. Ici, une fois de plus, Del Toro ne sait pas qui viser. Le film semble presque s'adresser aux enfants, se présentant d'emblée comme un conte merveilleux mignon doublé d'une histoire d'amour fleur bleue, mais les parents venus avec leurs bambins dans la salle où j'ai assisté à l'événement cinématographique du siècle se sont montrés un peu gênés quand l'héroïne se masturbe dans sa baignoire les quatre fers en l'air, quand Michael Shannon pilonne sa femme sur son plumard en gardant ses chaussettes et en la muselant de sa main pleine de sang, quand Eliza, l'héroïne muette du film, tombe la chemise à la Zebda pour rejoindre le monstre sous la douche, ou quand le méchant de l'histoire, après s'être arraché deux doigts à grand renfort de bruitages gluants, tire un type par le trou sanglant qu'une balle vient de dessiner dans sa joue.




C'est tout le jeu de Del Toro, ce zapping dans les registres, mais une fois de plus c'est surtout bancal, et plutôt maladroit que fascinant. On aurait préféré un peu moins de niaiseries. Le film rend clairement hommage au Fabuleux destin d'Amélie Poulain de JP Jeunet, avec son héroïne handicapée sociale, qui se trimballe dans sa petite robe avec sa coupe au carré, fait des claquettes dans son couloir sur fond d'accordéon pour finir chez son voisin, un peintre raté reclus dans son appart qui sait "l'écouter" - quand Del Toro ne fait pas du coude à The Artist, notamment dans une scène de comédie musicale très embarrassante. On aurait surtout préféré un poil plus de trouble...




Très tôt, le bât blesse. En fait, dès l'apparition du monstre. On ne voit d'abord que sa main qui tape à la vitre, mais dès la scène suivante, la bête apparaît entièrement, sans davantage de cérémonie. Et personne ne s'étonne de l'apercevoir. C'est une créature incroyable et elle ne suscite aucune réaction particulière, pas plus chez les gens qui l'ont tirée des profondeurs que chez les femmes de ménage qui la découvrent avec nous. Certes, le merveilleux, contrairement au fantastique (et ici Del Toro a choisi son camp) repose en partie sur cette acceptation de l'impossible (Eliza va à la bête telle Alice suivant le lapin dans son terrier). Mais Del Toro oublie que le conte fait aussi la part belle à la terreur. Or, l'héroïne, ici, n'a pas peur, même une fraction de seconde, de cette chose qu'elle rencontre, y compris quand la bestiole lui hurle dessus sans ménagement au premier vrai rencard. Dans La Belle et la bête de Cocteau, ce dernier prenait la liberté, vis-à-vis du conte original, de faire s'évanouir Josette Day lors de la première irruption (pourtant assez risible) du lion humain face à elle. On partait donc de cette peur, transmise au public par cette réaction de l'héroïne à défaut de passer par l'apparence foireuse de la créature, pour ensuite assister à l'apprivoisement et à l'évolution progressive de leurs sentiments. 




Ici, et alors que la tête du monstre est assez bien fichue, aucun frisson, donc aucune évolution à l'horizon. La fille est d'emblée conquise et le spectateur n'aura jamais peur. Ce n'est pas en une scène, tardive, celle où la bête dévore la tête d'un chat, que Del Toro peut se rattraper aux branches, surtout si c'est pour nous rassurer très vite, quand le monstre, après être allé mater un film au ciné, revient à la maison, s'assoit gambas écartées façon Spiderman puis demande à ce qu'on lui caresse le crâne... En fin de compte, l'être millénaire tiré de son fleuve d'Amérique du Sud, ce dieu païen amphibie, n'est qu'un matou en chaleur. Alors que paradoxalement, physiquement, il est bien trop humain, et n'a finalement pas grand chose d'étonnant, encore moins d'affreux. Pire, Del Toro l'affuble de tablettes de chocolat et lui fait prendre en toutes circonstances des poses de dieu du stade élancé, musclé, cambré, bras légèrement écartés du buste, comme tout droit sorti d'une pub pour parfum. C'est donc ça, la "forme" de l'eau ? C'est au point que l'héroïne (et le spectateur avec elle) n'hésite pas longtemps avant de le rejoindre sous la douche pour un coït qui n'a rien de vraiment troublant (on aimerait même franchement y participer). Et pour la peur, il ne faudra pas compter sur le véritable monstre du film, le personnage du méchant, humain évidemment, incarnation de l'american way of life (Del Toro critique !), un militaire dur à cuire répondant à tous les clichés ou presque et impatient de disséquer le monstre sous-marin, incarné par un Michael Shannon à qui on a envie de dire "stop". Sans déconner, arrête maintenant Shannon, ne fais plus ça, ce genre de rôle, là, épargne-toi, épargne-nous, arrête !




Le cinéaste fin gourmet se révèle une fois de plus incapable de pondre quelque chose de véritablement intéressant visuellement (par exemple pour honorer le titre du film ! la meilleure idée est sonore : c'est peut-être ce bruit d'océan qu'on entend quand Eliza pose son oreille sur le torse de la créature), ou de parvenir à créer du trouble, pourquoi pas de la gêne, du malaise, au sein de ce qui n'est qu'un flot de bons sentiments. Del Toro n'y va pas de main morte, comme dans cette scène, au bar du coin, où en trois minutes il dénonce le mépris des homosexuels et celui des noirs dans l'Amérique des années 50 — on cherche désespérément un mexicain dans la pièce pour ramasser à son tour. Heureusement pour lui, Guillermo Del Churro maintient tout de même un rythme assez plaisant et ménage quelques touches d'humour, qui passent principalement par Dick Jenckins, le voisin chauve, et par Zelda, la collègue de boulot  loquace d'Eliza. Mais la vraie réussite du film, c'est de donner une seconde vie au Gill-Man, l'homme-poisson qu'on avait perdu de vue sur grande lucarne depuis L’Étrange créature du lac noir et ses suites. Tel Quentin Tarantino ramenant d'entre les morts quelques stars du passé, Pam Grier ou David Carradine (vite retourné entre les morts d'ailleurs, suite à une séance d'auto-érotisme particulièrement réussie), Del Toro relance la carrière du Gill-Man. Et là on dit merci.


Le Gill-Man à la grande époque, en plein âge d'or.

On n'avait plus beaucoup de nouvelles du Gill-Man sur les écrans. Les seules apparitions ou mentions publiques du Gill-Man, depuis pas loin d'une vingtaine d'années, passaient par les tabloïds ou des reconstitutions de drames sordides sur les pires chaînes de télévision américaine. Pour résumer, on se souvient que le 10 septembre 1986, après une trentaine d'années de frasques et de soirées endiablées sans pareilles organisées par le Gill-Man dans tout Los Angeles, la police retrouve, dans sa villa hollywoodienne, 3766 grammes de cocaïne après une (longue) perquisition. L'acteur aux branchies et aux ouïes encore pleines de poudre blanche est alors arrêté puis assigné à résidence. Il est ensuite condamné en première instance à 33 ans et 6 mois de prison pour trafic de drogue.


Avant / Après : à gauche, le Gill-Man participant au mondial de "La Marseille à Pétanque" en 1958 (il parviendra jusqu'en quarts de finale) ; à droite, le Gill-Man, lors de sa garde-à-vue pour trafic de stupéfiants à l'automne 1986.


Le Gill-Man bénéficie tout de même d'un traitement de faveur de la part du juge d'instruction, fan de séries B depuis sa plus tendre enfance : une des cellules du pénitencier d'Alcatraz est transformée en aquarium pour ses beaux yeux globuleux. Mais en 1990, après des années de procédures puis quelques unes passées en cabane, la cour d'appel de Californie relaxe le comédien palmé des accusations portées contre lui et le libère pour "bonne conduite". En effet le Gill-Man profite de son incarcération pour passer le permis B et l'obtient sans la moindre difficulté. Qui plus est, tel Tim Robbins dans Les Evadés (le plus grand film de l'histoire du cinéma, en partie inspiré de la vie du Gill-Man), le Thierry Lhermitte aquatique passe le plus clair de sa détention à dévorer (littéralement) la bibliothèque du campus pénitentiaire et à ravir les oreilles de ses co-détenus en réinterprétant les plus grands classiques du jazz en soufflant dans une conque. Après cette libération méritée, le désir du public de revoir le Gill-Man sur grand écran et surtout d'oublier ses mésaventures judiciaires est si fort qu’il aboutit à la production en 1993 de Libérez le Gill-Man, une énième suite du film qui le rendit mondialement célèbre presque quarante ans plus tôt. Mais sur le plateau la magie n’opère plus et le film est abandonné. Le décor servira finalement à la production de Sauvez le Willy.


A la fin des années 50 et tout au long des années 60, le Gill-Man est une star. On se bat pour le toucher, les femmes gravent leurs initiales dans ses écailles, et l'acteur n'est pas avare d'une ou deux courbettes, voire parfois d'un numéro de claquettes (silencieux, palmes obligent, qui plus est sur du sable), pour remercier ses fans.

Le Gill-Man subit ce revers non seulement comme un affront mais comme une trahison. En effet l'orque Willy était de ses amis, les deux acteurs ayant travaillé ensemble au MarineLand de Los Angeles dans les années 70, années de vache maigre pour l'homme des abysses. Malgré tout, le Gill-Man surfe sur les maigres restes de son succès d'estime, et cumule quelques passages remarqués dans des talk shows, notamment chez Oprah Winfrey, où il se livre à une véritable opération séduction : après avoir repris à la conque l'air principal de la bande originale de La Couleur pourpre signé Quincy Jones dans une version réintitulée La Couleur poulpe, le Gill-Man jongle avec deux bulots à la fois sous les yeux écarquillés de la prêtresse du paf, détendant l'atmosphère en ce 4 octobre 1995, au lendemain du verdict du procès d'O.J. Simpson diffusé en direct à l'antenne chez la célèbre animatrice. L'exploit n'est pas des moindres quand on sait que le Gill-Man souffre alors d'une entorse à la palme droite après son apparition en vedette lors de la finale de la ligue majeure de baseball en 1993, où il réceptionne mal la balle d'engagement lancée avec zèle par le lanceur star des Blue Jays de Toronto dans sa grande paluche palmée faisant office de gant géant. Lors de l'interview qui suit, le Gill-Man, euphorique et sans doute alcoolisé, tient des propos incohérents qui lui seront vivement reprochés. Revenant sur le procès du siècle, celui d'O.J. Simpson, le Gill-Man déclare à une Oprah abasourdie : "Évidemment qu'il est coupable. C'est un dingo. Mais une personnalité assez complexe et fascinante, en réalité, et certainement un bon gars".


 A la fin des années 60, le Gill-Man accepte de renouer avec son vieux pote Franky Stein (les deux hommes s'étaient violemment accrochés au détour d'un couloir des Universal Studios : une griffe du Gill-Man s'était prise dans une agrafe du crâne du mort-vivant) et se rend chez ce dernier pour une bouffe, incognito, pour échapper aux paparazzis qui le traquent sans relâche.

En dépit de ces moment de liesse sur les plateaux tv, au milieu des années 90 le comédien écume les castings en vain et supporte mal sa série de déconfitures professionnelles. Suite à des conflits répétés avec son propriétaire pour impayés et tapage nocturne, le Gill-Man est aperçu, muni d'un duvet, de son éternelle conque et de quelques cartons dans les rues les plus malfamées de la capitale du cinéma, seul, faisant la manche de sa seule palme valide, sa palme gauche (la droite, abimée, disparaissant pour plusieurs années dans le fond de sa poche, jusqu'à une opération miracle permise par les progrès récents de la médecine et financée avec joie par Guillermo Del Toro). Le Gill-Man, dès lors, et selon de bonnes sources, cède aux sirènes de la prostitution. Fort de son succès dans ce domaine (en tant que pure curiosité), il grimpe les échelons des grands réseaux de prostitution, s'exile en Europe de l'est et se voit propulsé par la mafia russe à la tête d'un établissement de passes. Poursuivi par des trafiquants revêches après des rixes à mains armées, le Gill-Man revient finalement aux États-Unis à la fin des années 90, où la cour pénale de Washington l'accuse d'extradition et de proxénétisme. Les répercussions de l'échec de son comeback puis de son succès dans la pègre, ainsi que ce nouvel imbroglio juridique, poussent le Gill-Man à définitivement abandonner sa carrière de comédien et de star du petit écran.


Une photo volée du Gill-Man à son retour sur le sol américain, après la traversée de l'Atlantique à la nage.

Après son retour aux USA, le Gill-Man, pour fêter le passage à l'an 2000, se soumet aux soins d'un chirurgien esthétique qui pratique une injection de collagène sur le visage du comédien sous-marin pour cacher quelques rides, mais l'effet, inattendu et dramatique, lui cause une violente allergie qui lui laisse des séquelles plus ou moins irréversibles. Un procès civil oppose le Gill-Man et le chirurgien. Après treize ans de procédures, la cour de Californie rejette sa demande de dommages et intérêts, jugeant que ses troubles dermatologiques sont dus à une réaction allergique appelée œdème de Quincke, certainement provoquée par l'ingestion de moules avariées.


 Le Gill-Man passe sur le billard pour un ravalement de façade qui tourne au fiasco.
 
Les charges sont levées à l’encontre du chirurgien, ainsi que sur le producteur et le réalisateur de la suite avortée du chef-d’œuvre de Jack Arnold, poursuivis eux aussi par le Gill-Man pour l'avoir poussé à suivre ce traitement. La lenteur excessive de la justice a provoqué un état de souffrance psychique profonde pour le Gill-Man, qui est admis au centre hospitalier spécialisé de Santa Barbara, ce qui pousse ses avocats à poursuivre le ministère de la Justice et à exiger une réparation financière par l’État du Missouri pour le préjudice subi.


Après maintes opérations et un abonnement intensif à la salle, le Gill-Man, quoique gêné par une bouche "à la Manu Béart" (sic.), est tout de même satisfait de son nouveau look.

Enfin, par décision du 23 mai 2015, la cour d'appel de San Francisco alloue un dédommagement de 108 000 euros au Gill-Man, correspondant aux dommages sur sa santé et sur son image. L'ancien maquereau vit alors retiré du monde, à Baltimore, dans le Maryland, à une quarantaine de kilomètres de Philadelphie, redécouvrant la foi et la pratique religieuse. Ce n'est que courant 2017 que Guillermo del Toro, cinéaste cinéphile nostalgique et bienveillant, prend contact avec lui et lui propose de se rendre chez lui, à Baltimore (qui servira de décor à La Forme de l'eau, ndlr), pour un repas à base de burritos de la mer, dont il garde le secret. Le Gill-Man accepte et c'est un comédien regonflé à bloc que découvre Del Toro. Profitant du petit pactole alloué par la cour d'appel de San Francisco, le Gill-Man est allé à la salle, tous les jours, et ne s'est nourri que de boîtes de sardines bio et détox pour séduire à nouveau : il est glabre, sec, fité, refait de la tête aux pieds. Voila pour la petite histoire de l'enfant-huître. La suite, on la connaît. C'est La Forme de l'eau. Je ne sais toujours pas quelle forme elle a, mais ce que je sais, c'est que le Gill-Man, lui, est en pleine forme. C'est bien tout ce qui compte.


La Forme de l'eau de Guillermo del Toro avec Sally Hawkins, Doug Jones, Michael Shannon, Octavia Spencer et Michael Sthulbarg (2018)

12 décembre 2013

Va et vient

Film entièrement conçu sur le temps et qui dure bien ses trois heures, Va et vient est la dernière œuvre du cinéaste portugais João César Monteiro, décédé avant la sortie du film. On peut craindre de s'ennuyer devant ce film long et lent mais on ne s'ennuie pas, on est seulement à la limite de s'ennuyer. Les films qui nous ennuient vraiment sont ratés. Les bons films sont (parfois) ceux qui sont à la limite de nous ennuyer. André Labarthe a dit et bien dit que les gens ne supportent pas le temps, le fuient ou le remplissent pour ne pas le voir, sifflent L'éclipse d'Antonioni à Cannes en 1962 parce que c'est un film à la frontière de l'ennui, un film qui ne dit pas où il va, devant lequel le spectateur voit le temps passer sans savoir où va ce temps, comme s'il était embarqué dans un train sans connaître la destination, situation pour beaucoup cauchemardesque. Devant Va et vient, à condition de lui donner ce temps qu'il réclame, on est aux limites de l'ennui, toujours tenus par un plan magnifique, un dialogue riche, une idée poétique, un simple mouvement d'étoffe ou un changement de lueur. Toutes choses respectivement exploitées jusqu'à la corde, longuement, dans des plans-séquences où le spectateur est poussé aux confins de la vision. João César Monteiro épuise l'image, le texte, la lumière, la composition, les corps, les gestes. Il s'agit d'en tirer toute la force.




Et si l'ennui commence à poindre, alors, nourris par la prodigieuse infinité des possibles offerte par la conjugaison de ces belles choses réunies dans une sympathie si particulière, nous prenons le relais, et nourrissons le film, et par là nous-mêmes, de pensées, d'idées, de poèmes entiers ou de sentiments propres. Le film fabrique une matière de pensée et de formes qu'il nous lègue de même qu'il nous offre du temps pour qu'à notre tour nous fabriquions pensées, formes et durées à notre guise. Toujours à condition de mettre 180 minutes à sa disposition pour en récupérer au moins autant, on ne s'ennuie donc pas devant Va et vient, dont le titre annonce ce programme d'un service à renvoyer, d'un aller-retour, d'un mouvement de réciprocité, d'un prêté pour un rendu. L’œuvre en même temps que son personnage principal (João Vuvu, prolongation du Jean de Dieu déjà maintes fois incarné par Monteiro lui-même) va et vient, retourne sur ses pas, semble se nourrir de chaque voyage (le cinéaste, aux monologues si érudits, est aussi un homme de lettres et a été critique de cinéma), d'autant que ces voyages, notamment en bus, sont quotidiens, toujours identiques, et le ramènent sur ses pas (lui comme le récit : le personnage-cinéaste, grand érotomane devant l'éternel, revient sur les mêmes lieux dans d'étranges répétitions et revit les mêmes situations mais toujours très différemment, avec toutes ces demoiselles, candidates au poste de femme de ménage, qui frappent à sa porte). Quel meilleur moyen de mieux penser, de mieux se connaître et de mieux connaître le monde que de quêter la vérité en soi et pour ce faire de tourner en rond autour de soi ? Il y a du Rabelais chez Monteiro, de ce Rabelais grotesque, rieur, extravagant et génial qui, dans Le Tiers livre, organise un récit cloisonné en trois parties, dont une centrale pour creuser le fameux "Connais-toi toi-même" socratique.





Cette idée de symétrie répétitive et néanmoins toute tournée vers un chemin à suivre, une profondeur (utérine peut-être, le cinéaste évoque parfois Robbe-Grillet dans son érotisme élégiaque plus ou moins ambigu) dans le centre de l'image et de l'être. Cette idée devient construction, elle est à la base de tout le dispositif centripète du film puisque pratiquement tous les plans sont construits de la même façon, avec une profondeur de champ au centre du cadre, et un surcadrage permanent qui vient inscrire un renfoncement ou une ligne de fuite au milieu de l'image. C'est à la fois le point sensible de la fuite et le lieu de l'enfermement, au cœur de tout. A la fois une ouverture et un enfoncement, une avancée et un renfermement sur soi. Très souvent le plan est découpé en trois parties verticales égales, tel un triptyque, œuvre picturale composée de trois volets, plaçant un personnage sur chaque côté et, entre eux, une affiche de cinéma (le Pickpocket de Bresson), un tableau, un cadre, une fenêtre, une route, un "entre-deux". Il est rare de voir filmer ce qu'il y a entre les gens, au sens strict, et qui nous plonge dans un abîme, un manque, un creux où nous nous glissons.





Le film tourne en rond, mais les choses reviennent toujours nouvelles pourtant, toujours différentes, plus vieilles peut-être mais toujours neuves, même au-delà de la mort. La nouveauté est presque induite, presque obligatoire quand on puise dans un lieu, une géographie, une architecture ou une lumière tout ce qui peut être puisé. Arnaud Desplechin a déjà dit que le faux-raccord est le seul "vrai" raccord, obligatoire et nécessaire, puisqu'il donne sa justification et son intérêt à tout nouveau plan, n'ayant de raison d'être que s'il est radicalement différent de celui qui le précède. Monteiro ne fait pas de faux-raccord (il ne fait pas beaucoup de raccords puisque le film est une suite de très longs plans-séquences), mais à un moment il se rapproche des acteurs : c'est, vers la fin du film, dans la séquence où le cinéaste récite une histoire à une jeune policière en jouant de la musique, juste avant que son fils criminel ne débarque dans la pièce. Le plan sur son récit musical dure très longtemps, et lorsque le spectateur en a absolument tiré toute la richesse, Monteiro cadre soudain la jeune policière en plan rapproché (c'est le premier du film) puis fait un champ-contrechamp (le premier également) en se cadrant lui-même en plan rapproché, assis en face d'elle. Ce changement radical de mise en scène, de valeur de plan, pourtant très connue, cet usage soudain d'un paradigme grammatical pourtant très académique en soi saute alors aux yeux et à l'esprit comme un souffle de folie, de nouveauté et de puissance filmique pure et simple. Après deux heures de film, deux heures de plans d'ensemble fixes, on a l'impression de voir pour la première fois de notre vie un plan rapproché, de découvrir pour la première fois de notre vie ce système étrange du champ-contrechamp. Et ces deux plans, incroyablement nouveaux, ne disent certainement pas la même chose que celui qui les précède. Ils disent autre chose, viennent, nourris du plan précédent, de tous les plans précédents, qui les ont rendus possibles, inventer une altérité miraculeuse qu'on ne pouvait soupçonner.






Le dernier plan du film, sans aucun doute le plus beau et le plus fort (né de la somme de tous les autres plans d'un très long métrage d'une rare densité, il ne peut qu'être le plus riche), projette en condensé toute la puissance métadiscursive du film. Il s'agit d'un long arrêt sur image réalisé à partir d'un très gros plan fixe sur l'oeil grand ouvert du cinéaste dans lequel se reflète un décor pour le moins mirifique, contrechamp du plan précédent qui montrait la cime d'un immense arbre au tronc noueux au centre d'une place lisboète, surmonté d'un dôme de feuillages à travers lequel perçait un grand ciel bleu. Monteiro invente sous nos yeux tout un cinéma en même temps qu'il met la dernière pierre à son édifice. Les deux plans opposés ne s'opposent plus l'un contre l'autre mais se confondent, se conjuguent, tiennent l'un dans l'autre, l'un contre l'autre, embrassés. C'est un plan au carré, doublement riche, doublement puissant. Il faut alors ni plus ni moins le temps qu'il faut, et que Monteiro nous laisse, pour en saisir toutes les couches, tous ces possibles que ne recèle pas le photogramme ci-dessus, car il n'implique pas la totalité du film qui précède et ne permet pas de s'inscrire dans la durée de ce plan, bien réelle dans le film malgré l'arrêt sur image, via la musique mais aussi par sa seule incursion au sein de la durée globale de l’œuvre. La profondeur de champ est une fois de plus, et plus que jamais, au cœur de l'image, sur une surface plane, réfléchissante, obturée mais gigantesque, comme un mur où serait peinte une route, comme le plafond de la Chapelle Sixtine où se dessinent le ciel et les Dieux, c'est ici l'oeil alerte d'un vieillard mourant immortalisé, pétrifié par l'apparition féminine, ouvrant sur l'infini. Après Cocteau nous revoilà en plein orphisme, offerts à la possibilité d’entrer dans la mort et d'en revenir par le miroir. L'image s'enfonce dans l'oeil de l'auteur et, se reflétant dans notre propre regard intermédiaire, nous projette dans un tableau, celui d'une femme, divinisée et fantomatique, celui d'un arbre et de tous les cieux. Absorbés à l'intérieur même de cet œil immense, à l'intérieur même de cet homme, nous avons fini (pour l'heure) d'épouser et d'épuiser un regard d'une fascinante richesse.


Va et vient de João César Monteiro avec João César Monteiro, Rita Pereira Marques, Joaquina Chicau, Manuela de Freitas, Ligia Soares, José Mora Ramos (2003)

5 décembre 2011

Répulsion

Le deuxième film de Roman Polanski, Répulsion, tourné en 1965 au Royaume-Uni avec Catherine Deneuve dans le rôle principal, est selon moi l'un des meilleurs films de son auteur, et peut-être celui que je préfère. C'est dans cette œuvre-là que Polanski est allé le plus loin dans la mise en scène de la déperdition mentale, dans l'esthétique de la folie psychiatrique et dans la représentation de la phobie de la persécution. Je parle bien d'esthétique, car le héros du Locataire n'est sans doute pas moins fou que l'héroïne de Répulsion, mais c'est dans celui-ci que Polanski a sans conteste travaillé le plus directement, et peut-être le plus brillamment, sa mise en scène pour dresser le portrait de cette folie. Et c'est paradoxalement avec ce film aussi précoce qu'abouti qu'il s'est ouvert la voie du cinéma d'horreur urbain, en réalisant le premier jalon d'une trilogie officieuse complétée en 1968 et 1976 par Rosemary's baby et Le Locataire.


Inconsciente et victime de ses charmes, Carole, incarnée par une Catherine Deneuve plus sublime que jamais, devient elle-même prédatrice.

A l'origine de ce terrible triptyque il y eut donc Répulsion, qui nous raconte l'histoire de Carole, une très jeune et très belle femme un peu étrange, légèrement dérangée, comme nous le découvrons dès l'introduction : dans la première scène du film, exerçant son petit job de manucure, la frêle employée se laisse déconcentrer par des pensées envahissantes et s'égare dans une absence dont ses collègues ont du mal à la tirer, chose qui se reproduira un certain nombre de fois jusqu'à ce que Carole écorche violemment la main d'une vieille cliente bourgeoise antipathique. Rentrée chez elle après avoir découragé l'audace de Colin, un jeune et pourtant plaisant prétendant, l'héroïne retrouve sa sœur, dont elle partage l'appartement, qui lui apprend qu'elle part en vacances avec son compagnon, la laissant seule en ville pour plusieurs jours. De simplement étrange, Carole se révèle rapidement paranoïaque au dernier degré et victime d'une psychose de persécution. Elle est terrifiée par la convoitise des hommes.


Inutile de préciser que traitant de la répugnance d'une jeune femme telle que Catherine Deneuve, froide blonde hitchcockienne, pour le sexe, et suivant ses déambulations en nuisette dans un huis-clos, le film se pare d'une dimension érotique non-négligeable.

Carole s'enlise progressivement dans sa folie en même temps qu'elle s'enferme dans son appartement, dont les murs se craquèlent pour laisser pénétrer le(s) mal(es). Polanski se laisse alors lentement dériver vers le fantastique, comme inspiré par Cocteau, et joue d'un noir et blanc très impressionniste pour mieux créer un univers tantôt sombre et glaçant tantôt moite et gluant. Toute une dialectique s'installe ainsi entre la rigidité oppressante du béton (incapable cependant de contenir l'intrusion irrépressible du mal - et pour cause, le mal étant principalement interne, mental, suscitant des visions fantasmagoriques où les murs cassent et se fissurent comme du verre), et l'incarnation de la chair la plus animale, pour ne pas dire bestiale : la stupide viscosité de la viande. C'est cette animalité du sujet dément qu'installe le générique d'ouverture du film, qui montre un œil hagard, celui de l'héroïne, filmé en très gros plan. Représenté de la sorte, il nous apparaît dans toute sa vulgaire existence, dans sa vitalité crasse, la paupière clignant régulièrement pour s'ouvrir sur un globe humide dont la pupille se déplace vivement en tous sens. La valeur de plan choisie par Polanski, ainsi que la longueur du générique qui se déroule sur la courbe de l’œil, rendent toute sa bestialité au regard humain.


L’œil de l'actrice n'est pas tranché par une lame mais par le mal qui la ronge : sa psychose du dégoût.

Le grand sujet traité par Roman Polanski tout au long de sa longue, inégale, mais brillante carrière n'est autre que la peur d'être réduit à l'état de viande et, par suite logique, dévoré. Du Bal des vampires à Oliver Twist en passant par Pirates, ce thème parcourt en creux l’œuvre du cinéaste, et c'est avec Répulsion que Polanski l'a le plus immédiatement exploré. A travers sa phobie des hommes et du viol, Carole manifeste une panique insurmontable à la seule idée d'intrusion, de domination et, au bout du compte, face à toute idée de consommation. Même si elle rit un instant du cannibalisme quand sa collègue de travail lui raconte la scène de La Ruée vers l'or où Charlot mange ses propres chaussures, puis cette autre scène où un type essaie de le manger en le prenant pour un poulet géant, ce qui tétanise Carole c'est l'idée de se faire dévorer par l'autre. De là cette séquence où elle sort du frigidaire une assiette contenant un lapin dépecé qui semble la dégoûter au point qu'elle abandonne l'animal mort aux mouches sur le sol ainsi qu'à un pourrissement aussi lent que répugnant, que le montage ne manquera pas de nous laisser apprécier à plusieurs reprises tout au long du film. Polanski a répété cette scène matricielle, qui présente le personnage dans son rapport ambigu à l'acte de dévoration et qui le confronte dans le même temps à sa propre dimension charnelle, à son statut de chair fraiche consommable, dans Rosemary's baby et dans La Jeune fille et la mort entre autres.


Près du lapin dépecé, l'arme du crime, la lame tranchante du Chien andalou ou, plus encore, le rasoir castrateur du Spellbound d'Hitchcock.

Après avoir lentement et insidieusement installé une ambiance plus que malsaine, Polanski laisse exploser la folie froide de son héroïne, son délire paranoïaque et répulsif, son cauchemar primordial, et il nous offre des séquences magistrales, comme celle de l'attaque dans la chambre, où le travail sur le son est absolument remarquable. Le cinéaste parvient à suspendre notre souffle avec un faux silence d'une puissance incroyable, dans une séquence quasi muette qu'un sombre travail bruitiste sur les moindres froissements des draps, doublé d'un tic-tac obsédant, rend terriblement dérangeante en exacerbant dans le même temps la part phantasmatique de la scène et son horreur réaliste. C'est le début dans la filmographie de Polanski de ce qu'on pourrait appeler la "figure de l'appartement maléfique". Le béton et ses fissures symbolisent littéralement l'intrusion du Mal dans l'esprit humain, ainsi que la hantise du viol. Les bruits de la ville et du voisinage, que le cinéaste travaille finement malgré un apparent silence pesant, et par lesquels il aiguise notre attention, sont autant d'échos à la solitude du personnage, dont la vie est rythmée par le vrombissement d'un ascenseur, des cris de jeunes filles dans la cour d'un couvent lointain ou encore l'écoulement régulier d'un évier qui fuit. L'exiguïté du lieu n'est qu'un piège de plus dans le repli mental que Carole espérait claustration salvatrice et qui s'avère être un piège infernal, à l'image de cette scène sublime où des mains jaillissent des murs dans le couloir pour s'emparer des formes aussi sulfureuses qu'innocentes de la juvénile héroïne, déambulant chez elle dans une nuisette presque transparente et attirant tous les regards par sa beauté supérieure, y compris ceux qu'elle fantasme et qui la répugnent au plus haut degré.


L'une des scènes les plus géniales du film, qui offre un spectacle inoubliable, celui d'un appartement organique, dont les murs n'ont pas seulement des oreilles mais aussi des mains masculines sur le point de s'emparer du corps de l'héroïne.

Petit à petit Carole devient complètement folle et s'engouffre jusqu'au point de non-retour dans sa phobie du viol (de l'autre en général) au point de commettre un meurtre de sang froid, inconscient, sur son soupirant, puis un autre, presque machinal, sur le propriétaire de l'appartement venu réclamer le loyer impayé et charmé par les formes élégantes de la jeune femme, offertes aux regards vicieux à travers la toile transparente de sa chemise de nuit. Polanski joue de tous les éléments à sa disposition pour construire des plans incroyables et représenter la folie comme jamais via une suite d'idées purement cinématographiques et formellement sidérantes. Les éléments de bravoure sont autant visuels que sonores et marquent l'esprit par leur inscription originale dans le grand bain des clichés du film d'horreur, qu'il s'agisse de ces bruits violents et soudains qui ne sont pas le fait de la sempiternelle bande originale à grands coups de "VLAM !" (le trop fréquent recours au jump scare), mais du craquement sec du béton qui se déchire sous les yeux de Carole ; ou qu'il s'agisse de l’œil inaugural, un motif incontournable du cinéma de genre, qui n'est pas sans rappeler par ailleurs le premier plan du moyen métrage Film de Samuel Beckett, avec Buster Keaton, sur un homme seul horrifié par son propre reflet, mais encore Un chien Andalou de Buñuel, deux œuvres géniales sur la folie même du cinéma. La folie, l'horreur urbaine, la peur démentielle de l'autre et la vulnérabilité du corps humain étaient donc déjà au cœur du deuxième film de Polanski, à mi-chemin entre le genre horrifique et le drame schizophrénique d'une femme répugnée par le sexe et par les hommes, un modèle en somme du film d'horreur psychologique. Répulsion est un chef-d’œuvre qui témoigna très tôt de l'immense talent de metteur en scène de ce cinéaste exceptionnel qu'est Roman Polanski.


Répulsion de Roman Polanski avec Catherine Deneuve, Ian Hendry, John Fraser, Yvonne Furneaux et Patrick Wimark (1965)

15 juillet 2011

L'Étrange affaire Angelica

Dès l'ouverture de L’Étrange affaire Angelica s'installe l'impression de découvrir la suite, ou une variante, de Singularités d'une jeune fille blonde, le précédent film de Manoel de Oliveira. Le premier plan montre un taxi qui s'arrête en pleine nuit dans une rue battue par la pluie, au pied d'une maison à deux étages dont le rez-de-chaussée porte l'enseigne d'une boutique de photographe. Un homme descend du taxi et sonne à la porte. A l'étage la lumière s'allume, une femme ouvre sa fenêtre, et se penche à son balcon. L'homme cherche un photographe de toute urgence. L'époux de la femme au balcon et gérant de la boutique est absent, mais d'après les dires d'un passant improbable (le ressort narratif, invraisemblable, est amené avec une simplicité telle qu'on l'accepte avec joie), un autre photographe serait disponible, nouveau venu dans la ville, nommé Isaac.




A ce premier plan-séquence et à cette femme au balcon succèdent le deuxième plan du film et un jeune homme travaillant à la table de son étroite chambre devant l'ouverture d'une fenêtre. Nous reconnaissons Ricardo Trepa, le petit-fils de Manoel de Oliveira, qui incarnait déjà, entre autres, le personnage principal de Singularités d'une jeune fille blonde, où il était aussi attablé devant la fenêtre de sa chambre pour observer en vis-à-vis, fasciné, une mystérieuse jeune femme paraissant à sa fenêtre. Dans L'Étrange affaire Angelica aucune façade ne fait plus face à la demeure du jeune homme, l'horizon est désormais complètement dégagé sur un vaste paysage. La fascination passera ici par une autre femme (d'ailleurs assez ressemblante), prisonnière d'un autre cadre. Le jeune photographe est en effet appelé à se rendre d'urgence au château d'une famille puissante pour immortaliser Angelica (Pilar Lopez de Ayala), jeune fille blonde décédée dans la fleur de l'âge, juste après son mariage, circonstances tragiques qui ne font qu'ajouter au drame de sa mort. Pire encore, on entendra plus tard dans le film que la jeune femme était enceinte, commérages semblables aux élucubrations générées aujourd'hui encore par le mystère de la figure souriante de la Joconde (si présente dans le célèbre Val Abraham, du même cinéaste). C'est un sourire pareillement insondable qu'affiche la jeune défunte quand le photographe Isaac vient l'immortaliser. Allongée sur un fauteuil dans sa robe de mariée, les mains jointes sur le ventre, elle affiche un air d'ange. Entouré par les membres de la famille endeuillés et impatients, Isaac se hâte de faire les clichés demandés quand, dans l'objectif de son appareil, la jeune morte se réveille, ouvre les yeux et lui sourit généreusement, d'un sourire plus franc encore que lorsqu'elle demeurait inanimée, laissant rayonner sa beauté la plus vive. Personne autour d'Isaac n'a partagé sa vision, et dès qu'il quitte l’œilleton de son appareil photographique pour constater de ses propres yeux ce qui vient de le bouleverser, il retrouve une Angelica sans vie. Le jeune homme, ébranlé, achève sa tâche à la hâte et fuit le château. A partir de cet instant il sera comme ensorcelé par l'image de cette jeune femme, puis par son fantôme.




Disons-le, lorsque Angelica ouvre les yeux, éphémère résurrection, la surprise n'est pas aussi grande qu'on pouvait l'attendre. Le plan est rapide, l'événement soudain, aussi n'a-t-on pas le sentiment d'une chose impossible, que pouvait par exemple provoquer la lente apparition du fantôme de l'épouse à la table de son mari au début d'Oncle Boonmee, fantôme qui se révélait tardivement à notre regard inattentif telle une présence d'abord indiscernable venue s'immiscer dans une durée confortable. Il y a fort à parier pour que la relative absence de surprise provoquée par l'éveil d'Angelica, et par conséquent son déficit de puissance dans l'avènement, soient en partie dus à notre pré-connaissance de l'histoire, voire de la scène, préalable à la découverte du film (un argument de plus en faveur de l'ignorance absolue des bandes-annonces qu'il faudrait préserver et cultiver coûte que coûte avant de découvrir une œuvre quelle qu'elle soit, car je suis convaincu que cette scène aurait eu un autre effet sur un spectateur moins au fait de la trame du film). On peut donc être éventuellement déçu par le manque d'impact de cet instant crucial où la jeune femme s'anime. Peu de temps après son retour chez lui, le jeune homme développe les photographies d'Angelica et les scrute dans des séquences qui évoquent le Blow Up d'Antonioni.




Mais alors qu'il passe tous les clichés en revue l'un après l'autre, s'arrêtant pour observer la fameuse image, le portrait en gros plan fraîchement développé et pris juste après l'éveil d'Angelica, se reproduit l'improbable résurrection : Angelica s'anime sur le papier glacé, semble regarder le photographe et lui sourit à nouveau avec douceur. Le plan est très bref, interrompu par un contrechamp qui nous montre Isaac paniqué, reculant soudain comme devant une apparition, choqué. Comme la première fois, l'effet de surprise (et donc le magique) de ce réveil d'entre les morts n'opère pas sur le spectateur aussi violemment que ce dernier aurait pu le croire ou l'espérer. La scène est néanmoins extrêmement belle. Oliveira décompose ici pour nous la matière même du cinéma : une suite de photogrammes arrêtés que leur juxtaposition enchaînée anime et qui donnent le sentiment de la vie en mouvement. Il n'y a de fait que dans l'objectif de l'appareil d'Isaac, puis sur le photogramme qui en est tiré transformé en objet filmique par l'enregistrement dans la durée qu'en fait la caméra du cinéaste, que la défunte puisse s'animer, revivre. La photographie, événement arrêté, mort instantanée, retrouve une dimension temporelle filmée par la caméra d'Oliveira et donc la vie. De là, cette renaissance subite. Comme nous l'a rappelé Apichatpong Weerasethakul dans son dernier film, le cinéma est ce lieu des morts qui ne nous quittent jamais tout à fait. La photographie conserve et suspend un instantané de l'existence, le cinéma enregistre la vie, son inscription dans le temps. De sorte que c'est pratiquement le film lui-même qui, en filmant la photographie d'Angelica et en lui donnant l'accès à une durée la force à s'animer.




Un nouveau contrechamp filmé depuis le balcon succède au recul effaré du héros, en plan large sur la face intérieure de la chambre dans le second plan de laquelle apparaît l'hôtesse du photographe, Justina, qui lui rend visite. Tout en haut du cadre, au premier plan mais à bonne distance de la caméra, se logent face à nous les photographies de la morte accrochées à un fil métallique. L'une d'elles, balancée par la brise qui pénètre dans la chambre à travers l'ouverture du balcon, est vaguement mise en avant par un effet de brillance, reflet d'une lumière venue de l'extérieur, dans notre dos, comme produite par le projecteur derrière nous, celui qui anime les images mêmes que nous regardons (si nous sommes au cinéma). Il s'agit précisément de la photographie du visage d'Angelica qui vient de s'animer deux plans plus tôt. Or notre regard n'a de cesse de se porter sur elle, délaissant les personnages, Isaac et Justina causant d'affaires et d'autres, pour s'assurer de ne pas rater un éventuel et peu probable nouvel éveil, guettant le moindre mouvement du visage photographié d'Angelica dans l'espoir d'un troisième sourire. C'est là, contre toute attente, que le cinéaste nous saisit. Ce plan se veut finalement plus percutant que l'événement de la résurrection lui-même. Et par miracle, nous voilà soudain médusés non par l'événement filmé à deux reprises en gros plan mais par un détail de l'image dans un plan large apparemment anodin, absolument non-événementiel, détail vers lequel Oliveira a le don de nous diriger. Le cinéaste nous plonge exactement dans la situation de son personnage et nous fait ressentir l'émotion qui est au cœur de son film tandis que nous quêtons un nouvel éveil de la trépassée : ce sentiment étrange et terrifiant qui s'empare de nous lorsque nous regardons le visage d'un mort que l'on croirait endormi et sur le point de s'éveiller. On a dans ces cas-là l'impression chevillée au corps de voir le mort respirer paisiblement, et parfois sommes convaincus, un bref instant, de l'avoir bel et bien vu bouger... Oliveira aborde cette impression avec une délicatesse et une maîtrise que je salue, comme lorsque, plus tard dans le film, il symbolise en la littéralisant cette troublante sensation qu'ont les vivants hantés par la mort d'un proche d'être observés ou visités par son fantôme, présence qui échappe pourtant aux sens et à la raison dès que l'on tente de la surprendre.




La douce folie des vivants hantés jusqu'à leur propre fin par l'esprit des morts, telle que la filme Oliveira, fait parfois penser à certains contes de Maupassant. L’œuvre, en toute logique, puise ça et là dans la mémoire, la culture, l'expérience d'un cinéaste de 102 ans, dont la maîtrise n'a d'égale qu'une totale liberté, commune à quelques uns de ce artistes qui atteignent à la fin de leur vie et de leur art une forme de plénitude de l’expression (Ophuls, Rohmer, Resnais ou Mizoguchi). Ou par exemple Hitchcock, qui tourna beaucoup ses plus beaux films à la fin de sa vie. Oliveira semble partager son goût des couleurs, lesquelles en passent par l'art de la lumière, mais aussi et surtout son goût des lieux, de la composition scénique, sa science du placement (de la caméra, donc du spectateur), bref ce sens de la géographie. La chambre du photographe, filmée depuis la fenêtre vers l'intérieur, ou inversement, vers le fleuve et les champs face à l'appartement d'Isaac, possède sa logique propre de vectorisation de l'espace. Le fil métallique auquel sont suspendues les photographies d'Angelica, qui tinte avec force vibrations quand le photographe en décroche un cliché comme pour sonner les cloches des morts et ramener la jeune femme des cieux vers la terre, sert de frontière dans cet espace. Frontière verticale donc mais aussi horizontale, que le personnage doit passer pour voir s'éveiller la jeune femme ou pour rejoindre son esprit matérialisé sur le balcon, d'où ils s'envoleront à deux reprises.




C'est cette ultime frontière que passe Isaac à la fin du film (je vais ici la dévoiler), lorsqu'il meurt d'amour, appelé par Angelica à la rejoindre dans une très belle scène où la mort est un vœu enfin exaucé, une pénible joie. Le fantôme de la jeune femme est lui-même passé de l'autre côté de la ligne pour venir chercher son amant parmi les vivants, flottant au-dessus d'Isaac à une hauteur presque accessible avant de reparaître au balcon pour appeler le jeune homme d'un geste des mains. Le corps terrestre d'Isaac, après avoir repoussé le médecin, dernier des terriens trop terre-à-terre qui l'entourent, s'écroule à l'instant où il passe ledit fil et son esprit peut dès lors rejoindre Angelica et s'envoler avec elle par la porte du balcon devenue porte de la mort. L'hôtesse en referme finalement les volets afin de faire le noir et de clore le film, symbole funeste que nous refusons de prendre pour le testament de son auteur. Avec une telle conclusion à un film sur le regard, on pense au dernier long métrage du cinéaste portugais Joao César Monteiro, Va et vient, et à son plan final sur l'œil de son auteur, grand ouvert et contenant en son sein la lumière du monde. Le rappel est d'ailleurs relativement manifeste puisque Manoel de Oliveira n'a de cesse, dans ses deux derniers films, comme Monteiro dans le sien, de composer son cadre en creusant le milieu de l'image par un renfoncement tout en profondeur de champ, vers un encadrement centripète à valeur métaphysique qui replace le centre de l'existence en soi mais aussi dans un cadre pictural, ou cinématographique. Le titre du dernier Monteiro pourrait d'ailleurs coller au récit de L'Étrange affaire Angelica puisque le personnage n'a de cesse d'aller et venir depuis le monde terrestre vers l'au-delà. "Cinéma, art de l'espace" écrivait Éric Rohmer à propos du Faust de Murnau, et c'est bien de cela dont il est question ici. La chambre n'est un huis-clos qu'à la dernière image du film. Avant cette fermeture des volets, elle est au contraire un lieu toujours ouvert sur l'extérieur. C'est en observant ce paysage alentour à la jumelle dans une dialectique rappelant Fenêtre sur cour qu'Isaac aperçoit des travailleurs bêchant une vigne à la pioche au-delà d'un cours d'eau.




Isaac décide d'aller photographier ces travailleurs chantant qu'il aperçoit de l'autre côté du fleuve. Ce qui le passionne c'est leur manière de faire, à l'ancienne, sans machines, comme des figures surgies du passé, affichant un drôle d'air (et qui de loin en loin m'évoquent peut-être les ouvriers de L'Avenue de Paul Gadenne ou les pâtres de L'Ensorcelée de Barbey d'Aurevilly). Ces apparitions archaïques permettent un nouvel écho au grand tableau du Vinci auquel renvoie le film via la composition encadrée de la fenêtre où apparaît la souriante Angelica, avec derrière elle un paysage désert coupé par un cours d'eau lui-même enjambé par un pont, lequel mène d'une époque à l'autre, car la question du temps est au cœur du film. Après chaque nuit passée à rêver d'Angelica, Isaac entend le vrombissement de lourds camions qui défilent dans la rue au pied de sa chambre et sont conduits par d'autres travailleurs, plus contemporains sans doute. Ces bruits sourds et récurrents le ramènent à un présent moins anachronique. De part et d'autre de la rivière, deux espace-temps différents, deux paysages incohérents, séparés par ce cours d'eau au-dessus duquel le fantôme de la bien nommée Angelica, gracieux, léger, emporte Isaac dans un vol par-delà les exigences du temps terrestre. Regagnant sa chambre après être allé photographier au plus près ces étranges travailleurs, Isaac développe les clichés et les suspend au fil métallique qui divise sa chambre en deux pour les faire sécher, disposés aléatoirement entre ceux d'Angelica. Oliveira réalise alors un plan magnifique : un travelling latéral de la gauche vers la droite sur cette suite d'images a priori discordantes, alternant la figure morte d'Angelica et les travailleurs bêchant à la pioche. Les images de ces corps labourant, pris en plein mouvement, puissamment vivants, s'opposent ainsi à la mort immobile et tranquille, tout sourire, d'Angelica. Les travailleurs travaillent à leur propre fin, chantant impassiblement une inquiétante litanie. Ils semblent creuser leur propre mort. Leurs visages tirés par l'effort, dents apparentes, et les doubles pointes courbes de leurs pioches levées dans les airs puis enfoncées dans la terre en font une allégorie de la Grande Faucheuse immiscée entre les portraits de la morte. Ce travelling est une allégorie du montage cinématographique en même temps qu'une reconstruction de la pellicule elle-même et de son pouvoir d'incarnation et de juxtaposition. C'est une suite de photogrammes, mis côte à côte et bout à bout, enchaînés les uns aux autres par le mouvement, qui ainsi enchaînés font une scène, un cruel montage alterné, un film en soi, où le temps, donc la mort, est à l’œuvre.




Si ce plan est formidable, une autre scène, déjà rapidement évoquée, s'avère peut-être plus fabuleuse encore : la première apparition du fantôme d'Angelica sur le balcon d'Isaac. L'effet spécial est rudimentaire. Angelica est incrustée dans l'image, en noir et blanc, entourée d'un halo bleuté. Oliveira nous rappelle alors La Fille de l'eau de Renoir, mais aussi Cocteau. Comme lui, comme Weerasethakul l'année dernière et quelques autres, Oliveira reste émerveillé par ce qui constitue l'essence de son art, par ce que le cinéma donne à voir sur un écran : des apparitions. A 102 ans le cinéaste est toujours fasciné par ce qui apparente son art à la magie. Depuis Cocteau ou Méliès le cinéma n'a donc rien perdu de sa force, et sa puissance demeure intacte y compris dans sa simplicité première, tel que le pratiquaient les cinéastes des débuts. Les progrès techniques des effets spéciaux n'ont rien à voir dans cette affaire, seule la simplicité de l'artifice même de la technique cinématographique et la croyance absolue du cinéaste dans son art permettent à cette magie d'exister. C'est aussi ça que l'on peut entendre dans la séquence où les trois scientifiques logés par l'hôtesse qui accueille Isaac discutent d'un ton pédant et détaché de la matière et de l'anti-matière qui, lorsqu'elles se rencontrent, produisent une énergie. Ces trois personnages toisent avec mépris le lunatique Isaac, lequel les écoute en observant le monde par la fenêtre et ne retient de leurs logorrhées que quelques mots qui le ramènent inévitablement à son obsession pour Angelica. Ils le dévisagent comme s'ils avaient affaire à un fou alors qu'il vit précisément ce dont ils parlent sans en avoir fait l'expérience. Pendant qu'ils débattent platement de ce vaste sujet, qui au fond les dépasse, nous pouvons entendre, au fil du dialogue, cette réplique : "Ça n'a rien d'un spectacle hollywoodien". En effet, le spectacle de l'univers est beaucoup plus simple, car, comme ils le précisent en croyant inventer l'eau chaude : "la lumière des étoiles que nous voyons nous parvient 500 000 ans après leur disparition". C'est de cette lumière qu'est entourée Angelica, elle en est toute constituée, qui rayonne par-delà sa disparition. Angelica est faite de cette lumière lunaire dont Cocteau disait qu'elle est l'encre du cinéma. Quand Isaac rejoint Angelica sur le balcon, à peine a-t-il passé la ligne qui sépare les deux mondes que le voilà paré de la même anti-matière fantomatique.




Ils s'envolent et Oliveira réalise une séquence qui a tout du ridicule et qui pourtant touche au sublime. Les deux amants volent par-dessus la ville, les champs, les cours d'eau, enlacés, blottis l'un contre l'autre, souriant, couchés à l'horizontale au-dessus du monde. L'effet spécial remonte aux origines du cinéma et pourtant la scène est d'une fraîcheur, d'une beauté euphorisante. Oliveira reprend avec une liberté et une virtuosité qui frôlent l'inconcevable la scène de vol galant de Superman et la conjugue à la danse aquatique des amants nus (Johnny Weissmuller et Maureen O'Sullivan) de Tarzan and his mate, ainsi qu'à la rêverie amoureuse et érotique de L'Atalante de Jean Vigo, dans une séquence qui, en termes de poésie, de simplicité et d'émotion, va au-delà de ce que l'on pouvait espérer. Quand Isaac se réveille, la chambre est sombre, et au centre du tableau formé par cette camera obscura se détachent, en contre-jour, dans l'encadrement de la fenêtre illuminée par la lune, les photographies d'Angelica suspendues en l'air et penchées à l'oblique, déjà en vol.


L’Étrange affaire Angelica de Manoel de Oliveira avec Ricardo Trepa et Pilar Lopez de Ayala (2011)