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Ce film n'est pas "mauvais", mais il n'est tellement pas "bon" qu'il est terriblement mauvais. Déjà, et pour commencer, c'est d'une parfaite et consciencieuse laideur. Rien n'est beau dans ce film. Tout est plat (chaque plan, chaque
cut, strictement tout), et parfois de lourds accès de laideur pointent le bout de leur nez dans ce marasme de platitude : les noms des personnages ou des chapitres qui s'inscrivent en gros à l'écran au gré d'un arrêt sur image, l'usage balourd des ralentis, les inutiles scènes ultra-violentes à grands coups de jets d'hémoglobine, les fols effets de mise en scène quand Audiard a l'incroyable idée formelle de réduire l'image en filmant à travers un rouleau de sopalin, etc. Partant de là, il est curieux de parler d'immense talent. On lit un peu partout que Jacques Audiard serait le plus grand cinéaste français en activité, et ceux qui le présentent ainsi parlent bien de mise en scène. Je me demande ce qui peut tellement enthousiasmer dans la mise en scène d'Audiard, ce qui fait grimper ses fans au rideau et leur donne le sentiment devant ce film d'être face à une œuvre d'art géniale réalisée par un grand maître. Il suffit de prendre les scènes une à une et de les regarder pour se rendre compte qu'elles n'ont pourtant rien de formidable.
Prenons, complètement au hasard, la séquence en champ-contrechamp où un flic interroge le jeune héros du film dans un bureau, pour cerner ses difficultés. Il lui demande s'il sait lire, s'il sait écrire, à quel âge il a quitté l'école, quelle langue il pratiquait chez lui et ainsi de suite. En face, Tarar Rahim essaie de jouer le jeune loup difficile à faire parler, au regard vif et paniqué, honteux d'avouer ses lacunes mais séduit par l'opportunité de le faire. L'acteur joue particulièrement mal dans cette scène mais à la limite peu importe (le double César absurde qu'il a reçu pour ce film aura plutôt desservi Tahar Rahim qu'autre chose, on ne sait pas où il est passé depuis). Ensuite Audiard raccorde avec une salle de classe où un professeur apprend à des détenus arabes et noirs à lire le français. Parmi eux, le personnage principal, assis à une table, tâche d'épeler quelques mots, le tout sur une musique douce que me chantait ma maman, une sorte de berceuse qui veut forcer notre attendrissement de façon assez pitoyable. Et pour clore la séquence, plan sopalin sur le livre de français : Audiard filme la page du manuel en caméra portée subjective à travers un rouleau de PQ (le héros serait-il à la fois myope, astigmate, presbyte et caffi de triple-glaucomes ? ça expliquerait ses difficultés pour apprendre à lire... mais en fait non, ce n'est qu'un "effet de mise en scène" qui n'est ni signifiant ni intéressant d'un point de vue esthétique), et on entend en off la voix la plus enfantine possible de Tahar Rahim qui décortique le mot "canard". Rien qu'en regardant cette scène (mais ça vaut pour toutes les autres), on ne peut plus parler sérieusement du génie de la mise en scène d'Audiard, ni l'ériger au rang de "plus grand cinéaste français" actuel, à moins de mépriser tous les autres d'un bloc au point qu'il ne resterait plus que lui à sauver…
Et c'est peut-être en effet le cas d'une bonne partie de ceux qui encensent avec exagération Jacques Audiard, cet homme qu'ils consacrent roi du cinéma français notamment pour son courage et son ambition. Nous voici par conséquent informés de ce qu'est l'ambition aujourd'hui en France : cela ne consiste pas seulement à filmer des miséreux de banlieue, des bandits, des prisons, des rats et des coups de feu, non la véritable ambition aujourd'hui en France c'est de filmer tout ça mais à l'américaine. C'est peut-être ça l'accomplissement d'Audiard avec
Un Prophète. En partie seulement, parce que le film, comme tous ceux du réalisateur, conserve dans le même temps un aspect très franco-français, une sorte de réalisme humaniste qui lorgnerait presque du côté des Dardenne, mais ça donne typiquement la scène assez embarrassante du cours de français que je viens de décrire et qui ne dure qu'une minute et demi histoire de vite relancer le film avec des choses plus excitantes qu'un apprentissage de la langue… L'américanisation du film peut se ressentir dans la soi-disant maîtrise du scénario traitant un sujet lourd et grave avec l'efficacité comme impératif, dans le regard détaché et très sûr de lui porté sur un milieu précis et sexy en immersion totale, dans l'exposition de la violence physique la plus crue possible et l'exubérance maniaque des scènes sanglantes d'égorgement (Audiard connaît bien ses petits Fincher et Cronenberg illustrés), puis dans la façon de filmer la prison, sujet de prédilection des séries américaines (
Oz,
Prison Break, etc.) qui ne trouve pas suffisamment grâce aux yeux du cinéma français selon Jacques Audiard, toujours en quête du sujet difficile qui mettra son courage à l'épreuve. Le film, écrit par une batterie de co-scénaristes, a d'ailleurs l'aspect très segmenté et répétitif des séries télé, favorisant la chronique de l'ascension d'un jeune truand en prison. Formellement il y a la caméra portée, vibrante, presque amateur, complètement télévisuelle, qui crée une tension à défaut d'un vrai rythme (on est moins chez les Dardenne que dans
24 heures chrono pour les séries,
Démineurs pour le cinéma, etc.), la grosse musique tantôt gravement émotionnelle tantôt tellement cool avec du bon gros son hip-hop surboosté (qui rappelle le générique d'intro des
Sopranos), l'art d'écrire très grand les noms des personnages sur l'image arrêtée (un classique du cinéma tape-à-l’œil, véritable mode reprise dans tout un tas de films, d'
Inglourious Basterds à
Domino, etc.). Et puis il y a l'histoire, le mythe du merdeux petit malin parti de rien pour s'asseoir sur un empire façon rêve américain (
Scarface, etc.). Audiard a voulu faire un film de genre et inventer un héros auquel le spectateur puisse s'attacher rapidement. Il regrettait que le cinéma français ne représente les arabes que d'un point de vue naturaliste et sociologique, il voulait les filmer autrement, les mettre en lumière, c'est réussi, l'arabe du film est un taulard analphabète de 19 ans qui, après avoir égorgé un semblable, grimpe les échelons du grand banditisme.
Audiard fonce la tête la première dans ce gros cliché cher au cinéma hollywoodien du bad boy self-made man. Son héros n'est quand même pas totalement un salaud puisqu'il est orphelin déjà (trop triste !) et parce qu'il essaie d'apprendre à écrire le français (ce gros dur est si touchant quand il essaie avec difficulté d'écrire "canard", trognon la caillera). Le héros arabe, qui reste un caïd à la con, réussit cependant, et haut la main, sans que sa soi-disant réussite ne soit vraiment critiquée comme dans le film de De Palma. A la fin de l'histoire il sort de taule, avec la femme et le fils de son ex-meilleur ami sous le bras, il monte dans une bagnole de rêve et trente gros bolides remplis de serviteurs le suivent, formant une cour à sa botte. Peut-être, nul doute même qu'Audiard a voulu dénoncer les failles du système carcéral français, qui d'après experts ne serait qu'une machine à faire grossir les délinquants, un lieu de passage et de formation accélérée pour les introduire à vitesse grand V dans le milieu au lieu de les sortir de leur merde. Sauf que le personnage, auquel nous nous sommes identifiés tout du long et que le cinéaste a soumis à notre admiration avec énergie, sort en grandes pompes de sa cage, et toutes ces bagnoles blindées qui le suivent le sacrent comme un vainqueur absolu, un puissant génie. Audiard affirme qu'il voulait filmer non pas un gros costaud mais un "cerveau en action qui donne des preuves d'adaptabilité phénoménale, que le personnage va d'abord utiliser dans des comportements opportunistes (…) pour ensuite améliorer son sort et enfin accéder à un autre niveau, au pouvoir". Le cerveau, l'intelligence selon Audiard, c'est la faculté à se couler dans un moule pour le soumettre, c'est accepter une condition minable pour s'y tailler une place et y gouverner sans la quitter. Ce qu'il appelle un cerveau c'est en fait de l'astuce, de la ruse, de la malignité, mais l'important c'est que cela conduise au pouvoir, fut-ce un pouvoir financier (les grosses voitures) et despotique (l'intimidation des autres et l'assujettissement des esprits les plus faibles). On sait depuis longtemps que la morale n'a plus droit de cité dans le cinéma et les séries télé, c'est ringard et même insupportable de prendre en considération ce que nous montre un film et le message qu'il délivre... aussi n'y a-t-il rien à redire au fait que le trimard parti d'absolument nulle part, sans la moindre trace d'éducation au compteur, s'avère être plus brillant que le reste du monde et gagne à la fin du film avec une telle marge de manœuvre qu'il a complètement réussi sa vie. Tout cela est parfaitement brillant.
Le problème c'est que si Jacques Audiard n'est pas le metteur en scène prodige qu'on veut nous vendre, il n'est pas non plus le scénariste hors-pair que sa filiation pouvait laisser espérer (surtout aux maniaques de la grosse réplique qui tache façon "Paris-Brest" et "Cons sur orbite")… En-dehors du sempiternel délinquant bizuté puis balloté entre les gangs de la prison et parvenant à y négocier sa place pour finalement prendre les rênes, le seul élément narratif qui ressorte un peu de ce marasme si facile (une prison, des caïds, pas mal de violence et n'importe qui reste scotché) c'est l'idée du personnage hanté par le détenu qu'il a égorgé au début du film dans le but de s'intégrer auprès des pontes de la Centrale. Toutes les dix minutes à peu près on retrouve Tahar Rahim dans sa cellule en compagnie du fantôme de sa victime, qui fume des clopes et recrache la fumée par le trou qu'il a dans la gorge. On peut douter qu'un type traumatisé par le meurtre qu'il a commis au point de côtoyer en pensées sa victime soit d'humeur à imaginer un gag comme celui-là, mais soit. A moins que cet ectoplasme ne soit pas le fruit de l'imagination coupable du personnage mais une véritable manifestation mystique et fantastique, puisque le macchabée prédit ensuite l'avenir au héros et fait de lui un "prophète" de pacotille, Jacques Audiard ne sachant où chercher de l'air pour sortir son film des sentiers battus et rebattus. Sur ce, je retourne voir Un condamné à mort s'est échappé, un film français, de prison, réalisé par un authentique grand "metteur en scène".
Un Prophète de Jacques Audiard avec Tahar Rahim, Niels Arestrup, Adel Bencherif et Gilles Cohen (2010)