4 mai 2012

Les Révoltés de l'île du diable

Officiellement sorti en France en novembre 2011, Les Révoltés de l'île du diable (Kongen av Bastøy en VO), réalisé par Marius Holst, est un film norvégien qui a reçu de nombreux prix dans son pays et qui est néanmoins passé relativement à la trappe par ici. C'est pourtant un film modeste mais poignant qui parvient à traiter dignement un sujet bien difficile, jugez plutôt : 1915, l'institut Bastoy, isolé sur une île façon Alcatraz et initialement conçu comme un "centre d'aide aux enfants négligés par leurs parents" est progressivement transformé en impitoyable maison de redressement pour délinquants. Au début du film le centre accueille deux nouveaux détenus, Erling et Olav, qui deviendront respectivement C19 et C5 selon les nominations numériques du camp. Le premier, incarné par Benjamin Helstad, un jeune acteur non-professionnel d'un charisme hallucinant, est un dur à cuire rompu au conflit et immédiatement obsédé par la perspective de l'évasion. Le second (Trond Nilssen), est au contraire une brindille, faible physiquement et psychologiquement. Mais tous deux vont bouleverser le fonctionnement du camp, chacun à sa manière, puisqu'après leur difficile intégration parmi les autres garçons du bloc, Erling en mobilise rapidement un pour tenter de s'évader tandis qu'Olav est pris pour cible par un gardien particulièrement dur qui le prend sous son aile et abuse de lui sexuellement. Quand Erling est reconduit au camp après son évasion, quand les viols à répétition subis par Olav sont découverts par ses camarades, et après maintes injustices et punitions atroces, un vent d'insurrection se lève qui conduit tous les enfants à l'émeute.




Formellement le film ne propose rien de vraiment remarquable, si ce n'est la froide grisaille de la photographie, une constante du cinéma russe et scandinave, et une assez belle musique qui accompagne entre autres les images d'une gigantesque baleine harponnée, héroïne de l'histoire inventée par Erling dans une lettre à sa sœur qu'il demande à Ivar (le C1 du bloc, joué par Magnus Langlete, autre jeune non-professionnel remarquable) d'écrire pour lui, afin de cacher aux siens qu'il est prisonnier d'un camp de redressement inhumain. Les mots de son récit en voix-off, celui d'une baleine harponnée trois fois qui mit toute une journée à mourir, accordés aux images de cette créature grise animée par une énergie folle bien que vouée à perdre le combat, résonnent sèchement avec la présence explosive (Erling jouant le rôle de pur détonateur d'une bombe en sommeil) de ces adolescents écrasés et pourtant pleins de vie, combattant jusqu'à la fin, animés par un fantastique désir de justice et de soulèvement. L'absence de parti pris esthétique original correspond au traitement brutal et sans fioritures du sujet, affronté avec une économie de moyen et une frontalité qui s'appliquent parfaitement aux êtres filmés et au rythme tendu des événements qu'ils traversent. Si le scénario évoque celui de Sleepers, le film de Barry Levinson où Kevin Bacon et Brad Pitt se faisaient martyriser et violer dans une maison de redressement de New-York, la représentation des enfants fait étrangement penser aux 400 coups de Truffaut ou à L'Enfance nue de Pialat, avec ces personnages ni enfants ni adultes filmés comme autant de blocs d'affects mus par une sincérité absolue, une sensibilité à fleur de peau sous les aspects rustres de petites teignes, réagissant à la médiocrité des adultes d'une façon viscérale faute de mieux, ce "faute de mieux" n'étant pas le fait d'une incapacité intellectuelle mais bien d'une impossibilité concrète d'agir autrement.




Après qu'Erling, Ivar et un troisième larron se sont libérés des cages minuscules où on les avait enfermés pour avoir tabassé des gardiens, la foule des adolescents se déchaîne, arrachés à leur fausse résignation non plus par Erling mais par Ivar, l'ancien "kapo" docile désormais enragé. Son allure quand il poursuit le gardien violeur, sa jambe blessée traînant derrière lui, avançant comme une machine, le regard perdu dans une soif de violence déclenchée par la pire des colères, évoque celle du jeune soldat russe basculant du côté de la folie et vidant son chargeur sur un portrait d'Hitler à la fin de Requiem pour un massacre, du russe Elem Klimov. Lorsque la bande des jeunes détenus se révolte enfin par les armes et par le feu en un groupe plus ou moins organisé, naît soudain en nous un sentiment de libération. Même si l'acteur Stellan Skarsgard (seul véritable "star" du casting, qui incarne le gouverneur de Bastoy) a plus d'allure que bien des puissants actuels, l'on ne cesse de penser durant tout le film aux discours de certains de nos dirigeants sur la délinquance comme tare génétique, comme maladie incurable à nettoyer au kärcher et autres joyeusetés du genre, et quand les détenus de l'île du diable se révoltent enfin on pense soudain à l'implacable puissance des masses en colère poussées par leurs chefs (de pénitencier, d’État ou d'entreprise...) à s'ériger contre l'injustice, le mépris, l'exploitation, la violence, le harcèlement et l'enfermement psychologique que ces derniers leur imposent, quitte à ce que le soulèvement ne puisse pas durer, quitte à ce qu'il ne serve qu'à brûler ce qui nous entrave avant d'être matés par les armées, quitte à ce qu'il ne débouche que sur plus de difficultés, et cette piqûre de rappel fait froid dans le dos. Ce film, tout en nous interrogeant sur le sens que l'on veut donner à la prison, qui devrait être le lieu de la réinsertion sociale et qui est trop souvent celui d'une exclusion définitive des détenus, accomplit un geste politique fort sans asséner son discours, en nous démontrant avec une simplicité biblique le caractère inéluctable de la révolte même inutile de ceux que l'on bafoue trop longtemps. L'inquiétant, c'est que la chose nous parle si directement...


Les Révoltés de l'île du diable de Marius Holst avec Benjamin Helstad, Stellan Skarsgard, Trond Nilssen, Magnus Langlete et Kristoffer Joner (2011)