27 mai 2012

Cosmopolis

Une fois de plus très déçu par le nouveau film de David Cronenberg. Je me demande pourquoi vu qu'à chaque fois c'est pareil, pire, je me demande pourquoi j'espère à chaque fois quelque chose de formidable. Pourquoi en effet m'obstiner à aller voir les films de Cronenberg au cinéma avec un vif espoir d'être emporté alors que je n'ai jamais été un grand fan du bonhomme, et alors que j'ai particulièrement peu apprécié ses derniers films, le mal écrit et vulgaire A History of Violence, le très creux et assez grossier Les Promesses de l'ombre puis le si bavard et surtout si fade A Dangerous Method. Je sais pourquoi. C'est parce que Cronenberg sait choisir des sujets qui, sur le papier, font rêver. Je m'étais déjà laissé piéger à la perspective de voir le cinéaste le plus organique d'Amérique, le plus charnel des cérébraux, se confronter aux chantres de la psychanalyse. Je me suis fait avoir à nouveau par le programme alléchant du roman de Don DeLillo, écrivain postmoderne par excellence ayant traité plus ou moins en avance le sujet brûlant de la chute des empires financiers et de la fin annoncée du capitalisme. Sauf que dans un cas comme dans l'autre, l'attente fut déçue et l'espoir incomblé.



Même si Cosmopolis est finalement beaucoup plus ambitieux et beaucoup plus riche que les plates querelles psycho-sexuelles des sieurs Jung et Freud, on peut lui reprocher les mêmes bavardages insipides et besogneux. La dernière scène du film, qui oppose Robert Pattinson à un Paul Giamatti en toute petite forme, scène qui dure 22 minutes mais qui passe pour une éternité, atteint un comble dans ce verbiage sans consistance, aussi permanent que bassinant. Dans ce film à 99% parlé, les dialogues sibyllins, paraboliques, métaphoriques, systématiques et diarrhéiques sont peut-être ce qui pèse le plus. David Cronenberg n'arrête pas de se vanter d'avoir lu le roman de Don Delillo en deux jours et de l'avoir adapté en six. Il lui a suffi, dit-il, de surligner dans le roman les répliques qui l'espantaient le plus et de les juxtaposer sur un document wordpad vierge pour voir apparaître son film. Les journalistes de tous bords reprennent en cœur ces paroles et s'extasient de la rapidité d'exécution du maître. Qu'un artiste prétende avoir accouché de son œuvre en trois heures (Cronenberg) ou en trente ans (Terrence Malick), et les médias font identiquement dans leur froc. Sauf que devant le résultat on ne peut s'empêcher de penser que Cronenberg aurait peut-être pu prendre un poil plus de temps et travailler davantage pour que son film si ambitieux soit à la hauteur de son ambition.



On peut certes trouver bien des qualités à ce film ambitieux. La première est son extrême actualité, puisqu'en bonne antithèse de la success story énamourée de Mark Zuckerberg par David Fincher, il fait le portrait d'un milliardaire de la finance âgé de 28 ans, reclus dans sa limousine blindée, insonorisée et incrustée de multiples écrans permettant au personnage de jouer avec le monde sans être infiltré par ce dernier. Le golden boy Eric Packer fait un mauvais pari sur le yuan, commence à perdre son immense fortune et préfère par conséquent s'autodétruire en une journée. Cronenberg a la bonne idée de rester avec son personnage dans chaque plan du film et de se cloitrer avec lui dans le véhicule "prousté", comprendre "rallongé", qui lui sert de bureau et de foyer, où il accueille à longueur de journée et à tour de rôle ses différents coopérateurs. Le cinéaste en profite pour travailler sérieusement sur le son, plus précisément sur le silence, et pour faire quelques plans ingénieux, notamment sur le corps rampant de la marchande d'art Juliette Binoche. Il y a aussi de bonnes idées de scénario, notamment celle d'un personnage principal ne vivant que par la pensée, du moins par le langage qui est censé l'exprimer, dont le métier consiste à collecter des informations et à les utiliser à bon escient, mais qui passe son temps à se faire ausculter le corps, à faire des check-up médicaux très "profonds", à baiser pute sur pute, dont le seul projet à court terme est de se faire couper les cheveux, et qui finalement trouve sa chute dans la seule aporie possible de son système perfectionniste : il n'avait pas prévu la moindre probabilité d'anomalie dans son calcul, la moindre imperfection dans le cours des choses, à l'image de celle que contient son corps, son asymétrie de la prostate. Mais l'asymétrie de la prostate de Packer et sa mise en relation avec son mode d'approche du monde ne sont portés que par les dialogues. Pour le reste Cronenberg nous montre son héros dans ses divers rapports quotidiens au corps, avec ceci de spécial (mais aussi de banal) que le personnage ne semble jamais prendre son pied, contrairement aux Jung et Spilrein d'A Dangerous Method, le personnage de Packer retournant sans cesse au corporel, priant sans discontinuer pour du sexe, mais n'y trouvant manifestement aucun épanouissement, comme si la fracture avec le monde physique était définitive et consommée.



A porter au crédit du film, il y a aussi la façon dont Cronenberg montre l'inanité de la révolte populaire et son manque absolu d'effet probant, notamment dans la scène de la manifestation où les révoltés se contentent de taguer la limousine, qui sera nettoyée dès le lendemain matin, et de la bousculer un peu sans que cela n'interrompe la conversation du milliardaire confortablement assis à l'intérieur. Les brandisseurs de rats sont absolument incapables d'atteindre les magnats de la finance. C'est ce que traduit aussi la scène de Mathieu Amalric avec sa tarte à la crème, séquence plutôt drôle qui intervient comme une bouffée d'air frais dans un film rigide et beaucoup trop sérieux, qui dit elle aussi cette nullité des moyens d'action de la populace. Ce propos sonne assez juste à l'heure où des badauds occupent Wall Street, font des sittings ici et là, manifestent à qui mieux mieux, cassent des vitrines, brûlent des bagnoles, font un bienheureux bruit qui n'arrive pas aux oreilles de la poignée de financiers milliardaires qui dirigent le monde, contre lesquels on ne peut finalement rien, sauf à les descendre en mexican stand off, mais le film s'interrompt avant que ça n'arrive, ou à espérer leur autodestruction, l'erreur infinitésimale dans leur calcul qui nous fera tous chuter mais qui permettra peut-être un redressement ultérieur.



Bref, il y a des choses à sauver dans Cosmopolis, qui n'est pas un mauvais film, qui n'est en somme qu'un film raté. Raté parce qu'on s'ennuie ferme de chez ferme malgré le sujet et les quelques bonnes idées du cinéaste. Le film dit des choses vraies sur notre époque mais il les dit de telle manière qu'on a l'impression de n'entendre que ce que l'on sait déjà. Rien ne paraît neuf ou passionnant, notamment parce que le récit est servi par des personnages complètement faux, des sortes d'avatars que l'on a déjà vus et revus dans mille et un films et que l'on connaît sur le bout des doigts. Les dialogues sont peut-être magnifiques dans le roman mais ainsi portés à l'écran ils sont d'un ennui sans faille, et malheureusement la mise en scène n'est pas toujours aussi intense que lorsque la caméra filme Binoche. De nombreuses scènes, notamment entre le héros et son épouse, dans divers snacks et restaurants, sont loin d'être magnifiées par les cadrages de Cronenberg et on en cherche la sortie avec ardeur. Pire encore dans le salon de coiffure, où le chauffeur et le coiffeur échangent sur leur ancien boulot commun de taxis dans une conversation absurde et inquiétante. On se croirait chez Lynch avec cette bizarrerie très léchée, ces dialogues incompréhensibles, ces personnages énigmatiques, ces répliques barrées "à clés" et compagnie, mais sans les fulgurances de mise en scène et sans l'aspect magique déployé par le cinéaste à mèche folle. Celle de Cronenberg ne parvient pas à magnifier son propos et malheureusement on retient surtout les protagonistes clichés, au choix agaçants ou inintéressants, et leur blabla épuisant. Cosmopolis est un ennuyeux gâchis parce qu'il accomplit de bonnes choses, se maintient sur une ligne avec cohérence, installe une atmosphère particulière, propose une esthétique pas négligeable, mais rien ne se passe pour le spectateur, aucune émotion n'affleure, aucune réflexion ne persiste sur ce sempiternel milliardaire déconnecté, et c'est là sa limite, car on est devant le film comme Packer dans sa voiture : on s'emmerde. Dommage.


Cosmopolis de David Cronenberg avec Robert Pattinson, Sarah Gadon, Juliette Binoche, Mathieu Amalric, Samantha Morton, Emily Hampshire et Kevin Durand (2012)