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J’aime les films d’Hal Ashby. Et ce n’est pas une sorte de snobisme déplacé qui provoquerait chez moi une volonté d’affirmer fièrement mon goût pour l’œuvre de ce cinéaste américain plutôt oublié des années 70. On lui préfère en effet bien d’autres cinéastes de cette époque, qu'il me serait bien laborieux de citer mais que vous connaissez tous, et en comparaison, Hal Ashby apparaît comme un réalisateur au talent et à l'importance quelque peu méprisés. Non, j’aime ses films, tout simplement. Et évidemment, je m’imagine très loin d’être le seul. A vrai dire, Hal Ashby a même plutôt l'air d'être
à la mode chez toute une frange d'acteurs et réalisateurs se réclamant d'appartenir à un certain cinéma "indépendant" américain. Personnellement, je trouve ses films souvent beaux, drôles, émouvants et toujours intelligents. A part, en tout cas, et tous marqués par la même sensibilité. Je vous ai déjà parlé de
The Last Detail, qui est sans doute mon préféré, et je vais à présent vous dire quelques mots de
Bienvenue Mister Chance, peut-être son film le plus connu, que j’ai regardé très récemment, et qui ne déroge pas à la règle.
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Hal Ashby nous raconte ici l’histoire d’un homme naïf et simple (benêt, pourrait-on quasiment dire) qui a vécu toute sa vie retiré du monde, passant son temps à prendre soin d’un jardin et, surtout, à regarder la télévision. Cet homme nommé Chance, incarné par Peter Sellers, est obligé de quitter sa petite bulle suite à la mort de son patron, le propriétaire de la maison dans laquelle il résidait paisiblement. Un petit accident malencontreux l’amène ensuite à être accueilli au domicile d’un vieux businessman influent aux portes de la mort (Melvyn Douglas) et de sa charmante femme d’au moins 50 ans sa cadette (Shirley MacLaine). Le premier, devant faire face à la maladie, trouve en lui une source d’apaisement en ces dernières heures de souffrance, et la seconde, peut-être en manque d'amour, lui trouve progressivement un charme assez irrésistible. Dans leur immense demeure où il est invité à rester indéfiniment, Chance va fréquenter les plus hautes sphères du pouvoir et même rencontrer le Président des États-Unis, dont le vieil homme malade est un proche conseiller. L’attitude toujours calme et sereine de Chance va passer pour une sagesse à toute épreuve acquise suite aux présumés malheurs qu’il aurait traversés, en réalité nés de malentendus qu’il ne prend même pas la peine de rectifier. Toujours tiré à quatre épingles et d'une allure très sérieuse, Chance verra ses rares paroles être prises pour autant d’oracles rassurants, de proverbes lumineux et de métaphores éclairées, alors qu’il ne fait que parler posément de son savoir en jardinage.
C'est bien une télécommande que Peter Sellers, les yeux rivés sur son écran, tient si fermement dans ses mains, restant insensible aux charmes de Shirley MacLaine
Quelques lectures rapides effectuées sur internet m’ont permis de constater que Bienvenue Mister Chance est très souvent rapproché du Forrest Gump de Robert Zemeckis. Le seul point commun qu’ont ces deux films est qu’ils mettent en scène un personnage principal au QI anormalement bas qui va, plus ou moins accidentellement, passer pour un héros de la nation. Un point commun certes apparemment de taille, mais finalement assez superficiel puisqu’au-delà de ce simple état de fait, les films n’ont pratiquement rien à voir. D’autres lectures m’ont également appris qu’Hal Ashby faisait de son personnage de Chance l’équivalent d’un Dieu ou au moins d’un saint, notamment parce que le dernier plan du film nous montre un Peter Sellers semblant marcher sur l’eau. Mais c’est là faire preuve d’une certaine étroitesse d’esprit et complètement ignorer ce qu’Hal Ashby paraît nous démontrer pendant tout son film. Le cinéaste, que l’on a peut-être connu plus inspiré, plus relâché, semble ici dresser le portrait apeurant d’une Amérique définitivement sortie des Trente Glorieuses, en pleine récession économique, dont le Président est un homme puant et sûr de lui qui ne supporte pas de se faire voler la vedette. L’état du pays est si désespéré que sa population en vient à se raccrocher aux phrases faussement sibyllines diffusées par la télévision d’un personnage rapidement poussé sous les feux de la rampe, dont seules l’inconscience et la naïveté lui permettent d’être tout à fait heureux. Peter Sellers, extraordinaire dans l’un de ses derniers rôles, incarne en effet le seul personnage complètement content du film. Je ne dis pas « épanoui », car le mot serait bien trop fort pour ce personnage unique en son genre qui véhicule également une certaine tristesse, une douce mélancolie portée par son étrange légèreté et soulignée par la musique d’Erik Satie qui l’accompagne régulièrement.
Ne suffit-il pas de savoir serrer les mains et de bien passer à la télé pour entamer une belle carrière politique ?
Revenons sur la prestation de Peter Sellers. L’acteur est à l’origine du film puisque c’est lui qui effectua les efforts pour obtenir les droits du livre dont il est l’adaptation et c’est lui qui présenta directement le projet à Hal Ashby. Peter Sellers trouve ici un rôle particulièrement significatif lui permettant de démontrer tous ses talents d’acteur dramatique sérieux. Lorsque l’on regarde le film, il nous arrive d’attendre que l’acteur se fasse comique, les occasions ne manquant pas pour qu’il vienne perturber le bon déroulement d’une émission télé, d’un repas mondain ou d’une rencontre de prestige. Mais cela ne survient jamais, car Peter Sellers donne à son personnage une réelle existence, une vraie crédibilité et ce, même quand il prononce bien malgré lui une ligne de dialogue effectivement drôle. Je pense par exemple au gag dans l’ascenseur, où son personnage fait des remarques idiotes uniquement provoquées par son extrême ignorance. L’acteur semble porter un masque de placidité, ou bien s’être enfin défait de son masque comique, lui qui fut si souvent condamné à faire rire, à l’exubérance.
Petit aperçu de la dernière scène du film
La mise en scène de Hal Ashby est, comme je l’ai dit, rarement surprenante. Ainsi, le cinéaste ne rappelle que de façon très exceptionnelle la fantaisie qui habite en permanence un film comme Harold et Maude, et ce notamment lors de la première sortie en ville de Chance, qui se fait sur le fameux morceau de Richard Strauss auparavant immortalisé par le 2001 de Stanley Kubrick. On dirait que Hal Ashby s’est fixé de très platement filmer son histoire et, surtout, son personnage incroyable, probablement pour être, d'une certaine façon, à son image et mieux capter ou renforcer les sentiments que celui-ci dégage. Le cinéaste conserve néanmoins tout son talent et ne manque pas d’atteindre une certaine poésie. Une poésie qui atteint son point culminant lors de ce fameux plan final, effectivement équivoque, où l’on voit donc Chance avancer sur un étang, s’en étonner puis parvenir à enfoncer son parapluie à côté de lui, tandis qu’est prononcé la phrase « Life is a state of mind », les derniers mots du vieil homme que la maladie a vaincu. Porté par la chance ou par sa sainteté, on ne sait pas, le personnage pouvant très bien évoluer sur une jetée submergée autant qu’il peut réellement marcher sur l’eau. Toujours est-il que le générique de fin débute par la phrase « A story of chance », avant de défiler devant le bêtisier d’une scène coupée au montage, histoire de nous rappeler, quand même, tout le talent comique de Peter Sellers. Selon moi, le film d’Hal Ashby semble plutôt tourner en dérision et critiquer assez sévèrement la société américaine et la tournure qu'elle prend alors, en cette fin des années 70, avec un humour assez grave et caustique. Une société dont le besoin d’être rassuré est si fort qu’elle est capable de considérer les propos d’un simple d’esprit comme autant de prédictions lumineuses et de mener au pouvoir ce même individu, tel que nous le suggère la dernière scène. La fin, cette ultime image, est peut-être là pour enfoncer le clou, en nous montrant en un seul plan la double-image de cet homme-enfant profondément innocent, à la fois perçu comme l'équivalent d'un saint bienfaisant et qui est aussi un simple d'esprit seulement porté par une chance hors-norme. Un personnage qui se contente d'être là, Being there étant le titre original. Bienvenue Mister Chance est dans tous les cas un bien beau film, et surtout le portrait d'un personnage inoubliable.
Bienvenue Mister Chance de Hal Ashby avec Peter Sellers, Shirley MacLaine, Melvyn Douglas et Jack Warden (1979)