16 février 2011

Copie conforme

Au sommet de mon classement des meilleurs films de 2010 je n'ai eu aucune difficulté à placer le film d'Abbas Kiarostami. Beaucoup ont cherché à déceler la vérité dans ce récit, ou leur propre vérité. Si ceux-là ont trouvé quelque satisfaction dans une tentative de résolution personnelle de l'énigme posée par le film, très bien. Mais la seule vérité qui compte à mes yeux c'est celle du pouvoir de l'art cinématographique qui est au principe même de l'œuvre. Je me fiche personnellement de savoir si le couple filmé en est un vrai qui fait d'abord semblant de se rencontrer ou si c'en est un faux qui feint de s'être aimé. Je l'ignore et je ne me pose pas vraiment la question. Je me la suis posée en découvrant le film, surtout au moment fascinant du basculement dans le café de la mamma italienne, mais très vite et à jamais la question s'est effacée au bénéfice d'une sidération.




Sidération devant une actrice d'abord, Juliette Binoche, au faîte de son talent, car il faut bien en parler et dire combien la comédienne impressionne par son travail, son aisance, sa vitalité. Devant la mise en scène de Kiarostami surtout, au service d'une idée remarquablement simple, pour un art du récit pas si répandu. Excusez la dithyrambe mais un film pareil m'y contraint. C'est un film si enthousiasmant et si riche à la fois, qui procède d'une liberté totale et qui en laisse autant au spectateur. C'est aussi un film sur l'art, sur la question de la copie et de la reprise, qui s'inscrit sans détour dans l'héritage du Voyage en Italie de Rossellini, à la suite du Mépris de Godard et d'Un Couple parfait de Nobuhiro Suwa. Le renversement au cœur du film rappelle aussi celui qui ouvre mystérieusement Pierrot le fou, quand Pierrot-Ferdinand (Jean-Paul Belmondo) et Marianne (Anna Karina) passent subitement du statut de parfaits inconnus l'un pour l'autre à celui d'anciens amants réunis par hasard après cinq ans de séparation, sans que l'on soit sûr de la véritable nature de leur relation, la rencontre ouvrant le film pouvant tout aussi bien réunir des partenaires de toujours que de nouveaux amants partis à l'aventure au hasard d'un jeu de rôle aussi sincère qu'éprouvant, totalement engageant pour les protagonistes comme pour le spectateur. Les personnages de Godard changeaient de relation et de vie au détour d'une conversation poétique dans une voiture dont le pare-brise reflétait des lumières rouges et bleues (image tant et tant reprise et imitée), comme se reflètent le ciel et les bâtiments de Florence sur le pare-brise hypnotique de la voiture dans laquelle Juliette Binoche emmène William Shimell au début de Copie Conforme. Le film s'élève d'autant plus facilement qu'il prend appui sur un héritage.




De la première séquence dans la salle de conférence, jusqu'à la dernière dans le petit hôtel marital, en passant par le trajet en voiture, inévitable chez Kiarostami, la visite au musée, la fameuse séquence centrale dans le petit café, le dialogue avec Jean-Claude Carrière autour de la statue, mais encore la dispute lors du repas au restaurant, mitoyen d'un mariage, d'un bout à l'autre le film est comme porté par une grâce un peu miraculeuse. Point d'hermétisme ou de lourdeur du dispositif méta-discursif, aucune entrave aux enthousiasmes conjugués du cinéaste, des comédiens et du spectateur. Car non content d'être intelligent, le film se veut léger et touchant, comme lors de cette scène où, alors qu'un homme providentiel (Jean-Claude Carrière donc) rencontré par hasard vient de conseiller au personnage principal du film de poser délicatement sa main sur l'épaule de sa femme au détour d'une promenade, l'évocation de cette représentation se réalise soudain et subrepticement à l'image au moment où les protagonistes passent derrière un arbre. C'est un film qui ne donne pas de réponses, se laissant plutôt porter par son propre mouvement qui fait rejaillir la beauté essentielle, la puissance d'un art du cinéma dont on aurait failli oublier à quel point il est aussi simple que précieux.


Copie conforme d'Abbas Kiarostami avec Juliette Binoche, William Shimell et Jean-Claude Carrière (2010)