Affichage des articles dont le libellé est Buster Keaton. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Buster Keaton. Afficher tous les articles

9 juillet 2025

Jurassic Park

Honnêtement, on doit dire que tous les films suivants n’ont jamais pu atteindre le premier Jurassic Park. Quand on dit "tous les films suivants", on ne pense pas seulement aux suites de Jurassic Park (Le Monde perdu bien sûr, Jurassic Park III et tous les infames Jurassic World), non on pense à "tous les films suivants". L'ensemble de la production cinématographique post-1993. En effet, le premier, le vrai Jurassic Park, l'unique, est une œuvre d'art cinématographique. Au premier sens de chaque terme. Prenez le temps de les relire un par un. Et on ne saurait même pas dire combien de fois on l'a vue, cette œuvre d'art cinématographique... Notre père qui êtes aux cieux (il est bien vivant, mais on l'appelle toujours comme ça), notre paternel, car nous sommes frères, a toujours dit qu'il jetterait le magnétoscope par la fenêtre si on le regardait encore une fois... Il n'a jamais ressenti le cinéma... Pourtant ce film nous a fait traverser notre adolescence. On avait exactement 7 et 8 ans quand on a vu cette merveille en salle, en 1993, au CGR de Manosque. Maintenant on en a 70 à nous deux et on l'aime toujours autant... C'est bizarre parce que normalement on était partis pour être deux intellos précoces, loin de se laisser berner par des animatroniques, mais dès la première séquence, Spielberg nous avait rattrapés... On a lâché les études après cette séance, soit en CE1 pour l'un et en CE2 pour l'autre. C'est tôt pour arrêter d'apprendre. Mais la vie nous a souri quand même, et nos trois enfants, cousins, désormais adultes, Mado, Lucho et Macho, adorent aussi le premier Jurassic Park... On leur a transmis nos gènes pathologiques, nos pieds carrés et notre passion. De rien.


 
 
Frères de naissance mais devenus meilleurs amis en 94, nous avons tous deux acheté la VHS le jour même de sa sortie. On l'avait en double donc, chacun la sienne, et nous avons tous deux épuisé notre exemplaire, car nous avons tous deux regardé cette révolution artistique en boucle pendant les années, les décennies, qui ont suivi. Tant d'années, tant de souvenirs... RIP le magnétoscope qui a fini en vol plané sur la pergola. Pour nous, tout le film a l'équilibre parfait entre anges (Laura Dern) et démons (Richard Attenborough), entre nature humaine céleste (L. Dern) et bestialité préhistorique infernale (T. Rex), entre pur chaos (Jeff Goldblum) et pure harmonie (Laura Dern), chaos et harmonie à l'intérieur et à l'extérieur de nous et à travers l'univers, mais surtout entre pure évolution (Laura) et pure perfection (Dern). Le film donne la banane (Sam Neill) et ne vieillit jamais (Samuel L. Jackson). Spielberg est un génie du cinéma. On l'aime autant que ses films, que tous ses films, que l'on serait bien en peine de nommer et, pire encore, de départager, de même que l'on serait incapables de faire une préférence entre nos trois gosses (même si Lucho a une place à part dans nos cœurs).


 
 
On ne se lasse jamais de ce film. Vous non plus, avouez. Peu importe votre âge. Si vous passez une mauvaise journée, si le monde ne va pas dans votre sens (et il ne va jamais dans le nôtre) : c'est toujours le médicament. Merci Steven. On vient de le regarder après quelques années sans y retoucher et on a pleuré presque tout le long. C'est fantastique. Juste un morceau incroyable de cinéma moderne avec des paysages visuels si captivants... Cela vous balance dans un monde différent et vous pouvez vous y plonger corps et biens ! (?) Ce film place Steven Spielberg et John Williams au même rang que les nombreux grands cinéastes et compositeurs classiques qui ont créé un cinéma qui sera vu et une musique qui sera écoutée pendant des siècles ! Ce qui fait de Spielberg l'un des plus grands cinéastes de l'histoire, quelque part entre Buster Keaton, David Lynch et Franck Gastambide. Oui, au début des années 2000, on regardait ce film tous les soirs dans notre lit. On avait environ 20 ans. Aujourd'hui, on est septuagénaires en pré-retraites à nous deux et quand on le regarde à nouveau (on aurait dû faire un plan avant de se lancer au brouillon), on est toujours submergés par sa beauté. C'est la première fois depuis toutes ces années qu'on en parle, qu'on vide notre banane devant vous, et cela nous fait très plaisir. Quelqu’un l’a appelé le film quantique : c’est bel et bien ce qu'on pense de Jurassic Park.
 
 
Jurassic Park de Steven Spielberg avec Sam Neill, Laura Dern et Jeff Goldblum (1993)

27 février 2012

The Artist

Très remarqué à Cannes, lauréat de trois prix aux Golden Globes, recouvert de BAFTA awards, sept au total, vainqueur des Césars avec six récompenses dont celles du meilleur film et du meilleur réalisateur, et grand gagnant des Oscars avec cinq statuettes dont celles du meilleur acteur et, encore une fois, du meilleur réalisateur et du meilleur film (une première pour un film français), The Artist est un film sans grand intérêt. Il y a bien quelques idées de ci de là, que la plupart des critiques ont relevées : celle de "faire entendre" par l'image quand Georges Valentin sourit soudain pour nous faire comprendre que le public de son film applaudit ; la scène du cauchemar, où le son surgit et s'avère plutôt bien exploité ; un joli plan où Dujardin verse un verre d'alcool sur son propre reflet à la surface d'un piano ; l'intertitre "Bang !" à la fin du film où l'onomatopée n'est pas celle qu'on croit. En dehors de ces idées certes bien pensées mais pas non plus incroyables, l'histoire, celle d'un acteur du muet viré de son grand studio hollywoodien lors du passage au cinéma parlant, est ni plus ni moins (façon de parler, c'est beaucoup moins que ça) celle du grand chef-d’œuvre de Stanley Donen et Gene Kelly Chantons sous la pluie, auquel Hazanavicius rend plus qu'hommage puisqu'il en reprend l'idée de départ et un certain nombre de séquences. Le scénario n'a donc rien d'original et le film s'avère de fait peu surprenant, d'autant qu'il stagne énormément et n'évolue guère. Et vu que les idées ne sont pas nombreuses, le film s'étale pour faire difficilement une heure et demi. Observer durant de très longues séquences un Dujardin déprimé, brûlant ses anciens films, voulant se suicider, buvant pour oublier et ainsi de suite devient très vite lassant.


John Goodman fait le geste "emblématique" du film, le geste fétiche du personnage de Dujardin et que l'acteur a reproduit douze mille fois sur tous les plateaux télé du monde et à chaque récompense reçue. Le chien vedette ou ce gimmick gestuel : autant de manières de marquer les esprits au fer rouge.

On s'ennuie devant ce film un peu trop sage qui manque cruellement de contenu. The Artist, qui serait laborieux à voir une seconde fois, a oublié d'être autre chose qu'un exercice de style bourré de références au passé, certes élégant, mais qui tourne finalement en rond sur pas grand chose. C'est une œuvre qui se tient à peu près grâce à son honnête réalisateur mais qui s'avère plutôt maigre, et on aimerait que le triste Thomas Langmann cesse de se traîner devant toutes les caméras pour se vanter d'avoir rendu ce film possible avec son argent, son carnet d'adresse et son audace extraordinaire : un film muet en noir et blanc, rendez-vous compte, quel exploit ! Pour trouver le noir et blanc faramineux en soi en 2011 il faut avoir une connaissance bien mince du cinéma d'auteur tel qu'il se pratique aujourd'hui. Et quand bien même c'est effectivement une tentative hors du commun, voire louable, pour un gros producteur de daubes comme Langmann, ça reste un film tout à fait classique et facile d'accès, qui ne déroutera jamais le grand public et dont l'éventuelle audace initiale, plaire au plus grand nombre sans couleurs et sans dialogues, est vivement contrebalancée par un récit conventionnel au possible.


Moi devant ce film.

On a pu lire ici et là que le film est important parce qu'il réapprend à vraiment "regarder" au cinéma au lieu de juste suivre bêtement une histoire, or The Artist est très très très narratif, il procède d'une narration littéraire et non "imagée". Le film est paradoxalement très bavard et donne vraiment l'impression de raconter avec des mots bien plus qu'avec des moyens proprement visuels. On aurait aimé qu'Hazanavicius ne se contente pas de trois idées sympathiques sur le concept du muet, qu'il s'efforce de fournir un vrai travail sur le sujet à l'aune de 83 ans de cinéma parlant. The Artist n'est pas un "vrai" film muet de l'époque, évidemment, mais il ne propose pas non plus une approche moderne (ou post-moderne) de l'art cinématographique via le réinvestissement d'une forme ancienne. La maigreur du propos et la faiblesse des moyens cinématographiques mis en œuvre sont peut-être un dommage collatéral de la vraisemblable humilité de l'auteur. Car il faut dire que la modestie dont ce dernier fait preuve dans son approche de l'histoire du cinéma le sauve. Voulant rendre hommage aux films du répertoire sans tomber dans la bouffonnerie grindhouse, Hazanavicius fait preuve d'une élégante sobriété sans laquelle on aurait largement pu taxer son film de stricte arnaque intellectuelle, et cette simplicité nous change pas mal de la tendance actuelle.

Bérénice Béjo : "Who's that girl ? That's the question on nobody's lips."

Le jeu des acteurs est lui aussi dans un entre-deux un peu bancal : nécessairement plus expressifs que dans un film "normal", rien ne se passe vraiment quand on les regarde, et on imagine très bien le même jeu d'acteur dans un film basique (on a déjà vu Dujardin mille fois plus cabotin qu'ici, du reste l'acteur se contente de rejouer ce qu'on l'a déjà vu jouer mille fois et que les Américains découvrent avec enthousiasme). Le nouveau Dieu des planches affirme en interview et avec entrain que ce film lui a permis de comprendre à quel point le langage du corps est important dans son métier. C'est bien de le découvrir maintenant. En ce qui nous concerne, nous n'avons rien appris que Chaplin, Lloyd ou Keaton ne nous avaient déjà prouvé il y a des lustres, et nous n'avons pas non plus découvert qu'un film doit se regarder et s'écouter avant d'être lu comme un simple scénario. A l'ouest que dalle de nouveau. L'exercice paraît d'autant plus vain que Dujardin, malgré ses douze récompenses dont un prix d'interprétation à Cannes et un Oscar du meilleur acteur à Hollywood, et malgré son imitation du chameau sur les plateaux américains, ne révolutionne pas franchement l'acting. De même, Hazanavicius n'utilise pas vraiment le muet pour mettre l'image toute-puissante sur un piédestal. En bref, l'exercice paraît bien vain, et s'il n'est pas médiocre pour autant on le trouvera rapidement lassant. Malgré les prouesses du dénommé Weinstein et de Miramax, qui à force de publicité et de bourrage de cranes avaient déjà fait sacrer Shakespeare in Love et d'autres films du même acabit, The Artist n'est certainement pas le meilleur film de l'année. On lui reconnaîtra le seul mérite d'être finalement moins misérable et plus original que la plupart des derniers lauréats de l'Oscar du meilleur film, et c'est déjà pas si mal.


The Artist de Michel Hazanavicius avec Jean Dujardin, Bérénice Béjo, John Goodman, Penelope Ann Miller, Malcom McDowell et James Cromwell (2011)

5 décembre 2011

Répulsion

Le deuxième film de Roman Polanski, Répulsion, tourné en 1965 au Royaume-Uni avec Catherine Deneuve dans le rôle principal, est selon moi l'un des meilleurs films de son auteur, et peut-être celui que je préfère. C'est dans cette œuvre-là que Polanski est allé le plus loin dans la mise en scène de la déperdition mentale, dans l'esthétique de la folie psychiatrique et dans la représentation de la phobie de la persécution. Je parle bien d'esthétique, car le héros du Locataire n'est sans doute pas moins fou que l'héroïne de Répulsion, mais c'est dans celui-ci que Polanski a sans conteste travaillé le plus directement, et peut-être le plus brillamment, sa mise en scène pour dresser le portrait de cette folie. Et c'est paradoxalement avec ce film aussi précoce qu'abouti qu'il s'est ouvert la voie du cinéma d'horreur urbain, en réalisant le premier jalon d'une trilogie officieuse complétée en 1968 et 1976 par Rosemary's baby et Le Locataire.


Inconsciente et victime de ses charmes, Carole, incarnée par une Catherine Deneuve plus sublime que jamais, devient elle-même prédatrice.

A l'origine de ce terrible triptyque il y eut donc Répulsion, qui nous raconte l'histoire de Carole, une très jeune et très belle femme un peu étrange, légèrement dérangée, comme nous le découvrons dès l'introduction : dans la première scène du film, exerçant son petit job de manucure, la frêle employée se laisse déconcentrer par des pensées envahissantes et s'égare dans une absence dont ses collègues ont du mal à la tirer, chose qui se reproduira un certain nombre de fois jusqu'à ce que Carole écorche violemment la main d'une vieille cliente bourgeoise antipathique. Rentrée chez elle après avoir découragé l'audace de Colin, un jeune et pourtant plaisant prétendant, l'héroïne retrouve sa sœur, dont elle partage l'appartement, qui lui apprend qu'elle part en vacances avec son compagnon, la laissant seule en ville pour plusieurs jours. De simplement étrange, Carole se révèle rapidement paranoïaque au dernier degré et victime d'une psychose de persécution. Elle est terrifiée par la convoitise des hommes.


Inutile de préciser que traitant de la répugnance d'une jeune femme telle que Catherine Deneuve, froide blonde hitchcockienne, pour le sexe, et suivant ses déambulations en nuisette dans un huis-clos, le film se pare d'une dimension érotique non-négligeable.

Carole s'enlise progressivement dans sa folie en même temps qu'elle s'enferme dans son appartement, dont les murs se craquèlent pour laisser pénétrer le(s) mal(es). Polanski se laisse alors lentement dériver vers le fantastique, comme inspiré par Cocteau, et joue d'un noir et blanc très impressionniste pour mieux créer un univers tantôt sombre et glaçant tantôt moite et gluant. Toute une dialectique s'installe ainsi entre la rigidité oppressante du béton (incapable cependant de contenir l'intrusion irrépressible du mal - et pour cause, le mal étant principalement interne, mental, suscitant des visions fantasmagoriques où les murs cassent et se fissurent comme du verre), et l'incarnation de la chair la plus animale, pour ne pas dire bestiale : la stupide viscosité de la viande. C'est cette animalité du sujet dément qu'installe le générique d'ouverture du film, qui montre un œil hagard, celui de l'héroïne, filmé en très gros plan. Représenté de la sorte, il nous apparaît dans toute sa vulgaire existence, dans sa vitalité crasse, la paupière clignant régulièrement pour s'ouvrir sur un globe humide dont la pupille se déplace vivement en tous sens. La valeur de plan choisie par Polanski, ainsi que la longueur du générique qui se déroule sur la courbe de l’œil, rendent toute sa bestialité au regard humain.


L’œil de l'actrice n'est pas tranché par une lame mais par le mal qui la ronge : sa psychose du dégoût.

Le grand sujet traité par Roman Polanski tout au long de sa longue, inégale, mais brillante carrière n'est autre que la peur d'être réduit à l'état de viande et, par suite logique, dévoré. Du Bal des vampires à Oliver Twist en passant par Pirates, ce thème parcourt en creux l’œuvre du cinéaste, et c'est avec Répulsion que Polanski l'a le plus immédiatement exploré. A travers sa phobie des hommes et du viol, Carole manifeste une panique insurmontable à la seule idée d'intrusion, de domination et, au bout du compte, face à toute idée de consommation. Même si elle rit un instant du cannibalisme quand sa collègue de travail lui raconte la scène de La Ruée vers l'or où Charlot mange ses propres chaussures, puis cette autre scène où un type essaie de le manger en le prenant pour un poulet géant, ce qui tétanise Carole c'est l'idée de se faire dévorer par l'autre. De là cette séquence où elle sort du frigidaire une assiette contenant un lapin dépecé qui semble la dégoûter au point qu'elle abandonne l'animal mort aux mouches sur le sol ainsi qu'à un pourrissement aussi lent que répugnant, que le montage ne manquera pas de nous laisser apprécier à plusieurs reprises tout au long du film. Polanski a répété cette scène matricielle, qui présente le personnage dans son rapport ambigu à l'acte de dévoration et qui le confronte dans le même temps à sa propre dimension charnelle, à son statut de chair fraiche consommable, dans Rosemary's baby et dans La Jeune fille et la mort entre autres.


Près du lapin dépecé, l'arme du crime, la lame tranchante du Chien andalou ou, plus encore, le rasoir castrateur du Spellbound d'Hitchcock.

Après avoir lentement et insidieusement installé une ambiance plus que malsaine, Polanski laisse exploser la folie froide de son héroïne, son délire paranoïaque et répulsif, son cauchemar primordial, et il nous offre des séquences magistrales, comme celle de l'attaque dans la chambre, où le travail sur le son est absolument remarquable. Le cinéaste parvient à suspendre notre souffle avec un faux silence d'une puissance incroyable, dans une séquence quasi muette qu'un sombre travail bruitiste sur les moindres froissements des draps, doublé d'un tic-tac obsédant, rend terriblement dérangeante en exacerbant dans le même temps la part phantasmatique de la scène et son horreur réaliste. C'est le début dans la filmographie de Polanski de ce qu'on pourrait appeler la "figure de l'appartement maléfique". Le béton et ses fissures symbolisent littéralement l'intrusion du Mal dans l'esprit humain, ainsi que la hantise du viol. Les bruits de la ville et du voisinage, que le cinéaste travaille finement malgré un apparent silence pesant, et par lesquels il aiguise notre attention, sont autant d'échos à la solitude du personnage, dont la vie est rythmée par le vrombissement d'un ascenseur, des cris de jeunes filles dans la cour d'un couvent lointain ou encore l'écoulement régulier d'un évier qui fuit. L'exiguïté du lieu n'est qu'un piège de plus dans le repli mental que Carole espérait claustration salvatrice et qui s'avère être un piège infernal, à l'image de cette scène sublime où des mains jaillissent des murs dans le couloir pour s'emparer des formes aussi sulfureuses qu'innocentes de la juvénile héroïne, déambulant chez elle dans une nuisette presque transparente et attirant tous les regards par sa beauté supérieure, y compris ceux qu'elle fantasme et qui la répugnent au plus haut degré.


L'une des scènes les plus géniales du film, qui offre un spectacle inoubliable, celui d'un appartement organique, dont les murs n'ont pas seulement des oreilles mais aussi des mains masculines sur le point de s'emparer du corps de l'héroïne.

Petit à petit Carole devient complètement folle et s'engouffre jusqu'au point de non-retour dans sa phobie du viol (de l'autre en général) au point de commettre un meurtre de sang froid, inconscient, sur son soupirant, puis un autre, presque machinal, sur le propriétaire de l'appartement venu réclamer le loyer impayé et charmé par les formes élégantes de la jeune femme, offertes aux regards vicieux à travers la toile transparente de sa chemise de nuit. Polanski joue de tous les éléments à sa disposition pour construire des plans incroyables et représenter la folie comme jamais via une suite d'idées purement cinématographiques et formellement sidérantes. Les éléments de bravoure sont autant visuels que sonores et marquent l'esprit par leur inscription originale dans le grand bain des clichés du film d'horreur, qu'il s'agisse de ces bruits violents et soudains qui ne sont pas le fait de la sempiternelle bande originale à grands coups de "VLAM !" (le trop fréquent recours au jump scare), mais du craquement sec du béton qui se déchire sous les yeux de Carole ; ou qu'il s'agisse de l’œil inaugural, un motif incontournable du cinéma de genre, qui n'est pas sans rappeler par ailleurs le premier plan du moyen métrage Film de Samuel Beckett, avec Buster Keaton, sur un homme seul horrifié par son propre reflet, mais encore Un chien Andalou de Buñuel, deux œuvres géniales sur la folie même du cinéma. La folie, l'horreur urbaine, la peur démentielle de l'autre et la vulnérabilité du corps humain étaient donc déjà au cœur du deuxième film de Polanski, à mi-chemin entre le genre horrifique et le drame schizophrénique d'une femme répugnée par le sexe et par les hommes, un modèle en somme du film d'horreur psychologique. Répulsion est un chef-d’œuvre qui témoigna très tôt de l'immense talent de metteur en scène de ce cinéaste exceptionnel qu'est Roman Polanski.


Répulsion de Roman Polanski avec Catherine Deneuve, Ian Hendry, John Fraser, Yvonne Furneaux et Patrick Wimark (1965)

31 août 2009

Le Temps qu'il reste

En 1948, l'armée d'Israël envahie Nazareth par la force et s'en empare. La ville devient Israélienne et demeure néanmoins peuplée de ces Palestiniens qui ne sont pas partis à l'arrivée de l'ennemi. Le futur père d'Elia Suleiman bricole des armes dans son garage, il veut lutter. Il sera battu et humilié comme beaucoup de ses compatriotes. En 1970, lui et sa femme ont un petit garçon, Elia. Ils vivent toujours à Nazareth, sous l'occupation Israélienne. La lutte continue, en sourdine. La propagande règne et la domination est largement assise. Le couvercle semble impossible à soulever. En 1980, Elia est un jeune homme qui voit son père mourir lentement, fatigué de vivre dans un pays occupé et tragiquement dénaturé. Aujourd'hui, Elia Souleiman retourne chez lui après un exil forcé à 18 ans vers les États-Unis. Il découvre un pays asphyxié et presque totalement résigné. A part quelques jets de pierre, rendus impossible par une domination militaire et psychologique absolues, les dernières infractions de la jeunesse Palestinienne américanisée tiennent dans le fait d'écouter de la musique trop fort, house-music qui se confond avec les injonctions des jeunes soldats Israéliens venus imposer le couvre-feu dans un amalgame absurde qui traduit l'incompréhension de ces "fils de".



Le film tient tout entier dans sa première séquence, sublime, plus forte que toutes les suivantes réunies (ce qui lui est peut-être tout de même préjudiciable) : la nuit, un taxi emmène un passager dont on ne devine que la silhouette immobile, tapie dans l'ombre à l'arrière du véhicule. Un énorme orage éclate, aussi assourdissant qu'aveuglant. Ne pouvant plus suivre la route, le chauffeur finit par arrêter son taxi sur le bas-coté puis dit dans un soupir, exténué par la puissance désemparante de l'orage : "Je ne reconnais plus la route. Où suis-je ?" Après cette introduction vient l'excellente première partie du film, l'invasion de Nazareth et les prémices vite étouffés d'une lutte impossible. C'est presque étonnant qu'on ait laissé Suleiman filmer ça. La torture, l'oppression, le meurtre arbitraire d'une civile par un cortège de soldats Israéliens (qui rappelle certaines scènes du Pianiste de Polanski). Bien sûr Suleiman ne filme qu'une mince partie de ce qui a pu se passer et de ce qui se passe lors de toute invasion, mais c'est déjà beaucoup pour un conflit aussi polémique et douloureux, et qui n'est pas fini.



Ensuite le film ralentit son rythme et devient plus absurde, parallèlement à l'absurdité grimpante de la situation qui gagne le pays. Suleiman filme la monotonie, le quotidien d'une vie entérinée où les plus petits gestes de lutte deviennent banals et insignifiants. Le caractère décousu du récit vient signifier l'incompréhensible de cette histoire. Si la première partie est assez brillamment ficelée, et si la seconde, transitionnelle, se veut significative du bégaiement de la vie empêchée, la troisième est une suite de sketchs saugrenus qui témoignent de la folie d'une ville transformée par la guerre et la colonisation, où les enfants devenus adultes ont perdu la force vitale de la lutte dans l'incompréhension d'une situation ubuesque. L'intelligence de Suleiman est de traiter toutes ces scènes sur le même ton, avec un certain minimalisme (la première partie y compris, qui n'est pas à proprement parler une grande scène de guerre) et un détachement assez opportun. Cette quête de simplicité à laquelle se mêle un humour pince sans rire, un peu burlesque (apparemment caractéristique du cinéaste) permet d'éviter les gros écueils des films de guerre historiques ou des films réalistico-politico-documentaire sur la dure épreuve de... Il y a une réelle originalité chez Elia Suleiman à ce niveau-là, qui parvient à être à la fois touchant et très politisé, drôle et très grave, anecdotique et "pédagogique".



Dans la dernière partie du film, le cinéaste, qui joue donc son propre rôle, fait penser à Buster Keaton (dont il prend un peu la démarche et l'air dégingandé) et à Chaplin, les plus illustres des grands clowns tristes. Le danger pointe en revanche quand il se rapproche dangereusement de Kusturica ou du Caïman de Nanni Moretti : ce cinéma politique où le goût du gag métaphorique n'est pas toujours, voire pas souvent, justifié par un talent inouï comme celui des deux génies pré-cités. Suleiman pèche parfois de ce côté-là, comme dans cette courte séquence (on pense à un sketch aux accents publicitaires intercalé dans le film) où le cinéaste saute à la perche par-dessus le mur qui sépare Israël de la Palestine ou de la Cisjordanie ; mais aussi dans cette autre séquence où le canon d'un tank israélien suit à la trace les moindres faits et gestes d'un Arabe sorti dans la rue pour passer un coup de fil anodin. Ces séquences d'un symbolisme littéral et un peu massif rompent l'abandon au récit, mais paradoxalement elles accouchent d'images frappantes et efficaces qui restent et qui nous hantent. Dans l'ensemble, Suleiman s'en sort donc plutôt très bien avec un sujet ô combien délicat. Néanmoins le cinéaste est meilleur dans la première partie de son film, plus tenue, plus cohérente et plus maîtrisée que la seconde (si on accepte que la partie centrale sert de transition entre la rage de la lutte et l'absurdité de la résignation). La seconde partie, où Suleiman fait son entrée en personne et emmène avec lui ce sens du burlesque, est nécessairement plus risquée, plus inégale et parfois plus maladroite. Mais Suleiman se sauve en se servant de cette réelle prise de risque cinématographique pour exprimer l'état improbable et insupportable de sa terre natale.



La séquence d'introduction, reprise à la fin du film, se situe aujourd'hui, et le passager à l'arrière du taxi est Suleiman lui-même, cet "absent-présent" présenté comme tel dans le sous-titre du film, qui revient dans son pays pour aller au chevet de sa mère mourante. C'est bien cette idée "d'absence-présense" que le cinéaste parvient le mieux à mettre en scène. Et cette impression passe aussi à travers son propre personnage, toujours en position d'observateur, ou par les attitudes des membres de sa famille obligés d'habiter leur propre pays comme autant des locataires indésirables, de purs fantômes. La seconde partie du film bénéficie en somme d'un potentiel beaucoup plus grand que la première qui est d'autant mieux réussie qu'elle est quelque part plus facile à maîtriser. C'est néanmoins bel et bien la seconde partie du film, avec sa part de risques et ses défauts, qui reste en mémoire.


Le Temps qu'il reste d'Elia Suleiman avec Saleh Bakri, Yasmine Haj et Elia Suleiman (2009)