12 mars 2012

Les Chants de Mandrin

Accueillons à nouveau notre ami Simon pour nous parler aujourd'hui des Chants de Mandrin. Je (Rémi) prendrai ensuite le relai pour en parler encore, parce que ce film mérite toutes les louanges.

L'avis de Simon :

C’est le quatrième film du français autodidacte Rabah Ameur-Zaïmeche (scénariste, réalisateur, acteur, producteur), après Wesh Wesh, qu’est-ce qui se passe ?, Bled Number One et Dernier Maquis, qui s’inscrivaient tous trois dans un quotidien contemporain très proche de l’univers du cinéaste dans la vie (banlieue de Seine Saint-Denis, zones industrielles, Algérie). Son choix de s’attaquer à la légende d’un célèbre brigand du XVIIIème siècle peut donc étonner de prime abord.



Mais très vite on voit qu’une partie de ce qui intéresse RAZ dans cette histoire a une résonance très forte dans la société française (et mondiale) contemporaine : le film est la critique d’un système centralisé, policier et castrateur, et un éloge à la liberté et à un système social et économique alternatif, à la limite de l’anarchie. Évidemment tout ce discours plus ou moins sous-jacent a sa part d’ambiguïté et ne suffirait pas à faire un grand film s’il ne s’accompagnait d’une mise en scène d’une grâce et d’une puissance impressionnantes.




Le film ne raconte en fait pas l’histoire de Mandrin en elle-même. Il démarre après la mort du personnage, écartelé en place publique par les troupes du roi, à l’aube de la révolution française (jamais vraiment évoquée mais dont l’ombre plane sur le film), et s’intéresse à la troupe de ses fidèles compagnons, qui tâchent de faire perdurer son esprit et ses actions, en pratiquant la contrebande et en diffusant sa poésie (Les Chants de Mandrin, qu’ils veulent faire imprimer et distribuer, avec l’aide d’un marquis joué par le toujours génial Jacques Nolot). D’emblée le film frappe par la force de sa représentation conjointe des hommes et de la nature, faune et flore confondues. Pas comme chez Terrence « et Phillip » Malick, on n’est pas dans la contemplation béate et les voix off mystiques à la con. Ici la nature est hyper prégnante, active, à la fois aidante et menaçante. On s’en sert pour se nourrir, se cacher, méditer… L’ouverture du film, qui voit un jeune déserteur blessé poursuivi par d’autres soldats, avant qu’un des contrebandiers (joué par RAZ lui-même) n’intervienne, est exemplaire du caractère à la fois doux et violent du film, de sa mise en scène et de sa façon de représenter les hommes, leurs rapports entre eux et à la nature. Le film est donc autant une ode à la liberté et à la solidarité qu’à la vie sauvage et à la poésie. Un film autant ancré dans une réalité sociale (passée mais diablement actuelle) qu'envahi d’ambitions lyriques et métaphysiques. Et il parvient à transmettre tout ça sans lourdeur, toujours dans une certaine euphorie baignée de noirceur. Je me rends compte que j’accumule les antinomies : doux/violent, social/sauvage, euphorique/noir. Le film est tout ça en même temps, et c’est ce qui fait une partie de son prix.




RAZ fait ses films pour pas grand-chose, ça se voit mais ça ne gêne jamais, au contraire. Celui-ci fait partie de ces films où « on voit le faux » (le faux sang, la « fausseté » d’un comédien amateur…) mais où tout fait plus vrai : les visages, les corps, les arbres, les pierres… Il atteint cette vérité en faisant sienne cette histoire et cette époque, en les investissant avec son regard, probablement le même que celui qu’il porte sur le monde contemporain, et avec sa troupe de techniciens et d’acteurs, qui viennent comme lui de Montreuil, d’origines ethniques variées, et qui donnent chair de façon étonnante, à la fois décalée et idéale, à ce gang du XVIIIème siècle. Ces notions de groupe sans chef, de libre échange, de libre mouvement, de fraternité qui dépasse même les barrières sociales (entre autres via le personnage de marquis joué par Nolot), ces valeurs se défendent dans le film aussi bien par l'intellect que, parfois, par la violence. On meurt et on tue pour ces valeurs. Qui culminent in fine dans la dernière scène, poétique et musicale, stupéfiante de puissance esthétique et idéologique. Dans une France idéale en ce mois de mars 2012, tout le monde verrait ce film.

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L'avis de Rémi :

Film libre s'il en est, réalisé avec trois fois rien par un cinéaste qui est aussi producteur, scénariste et acteur et qu'on admire d'un bout à l'autre de son travail. La première séquence dure une dizaine de minutes et passe en un battement de cil : un homme blessé parcourt la lande, s'arrête dans un bois près d'un arbre et perd connaissance. Des soldats du roi sont à ses trousses. Un autre homme armé d'un fusil (joué par le cinéaste lui-même) découvre le blessé, prend son pouls, examine sa blessure puis voit passer trois de ses camarades derrière des arbres quand les soldats arrivent, lui demandent de partir et, dès qu'il suggère au contraire d'emporter le mourant avec lui pour en faire un des siens, le menacent. L'homme tire, deux autres coups de feu retentissent, les trois soldats sont morts. Le sauveur de l'homme traqué enjoint alors ses compagnons invisibles à partir et nous les voyons récupérer les armes des tués avant de disparaître dans le hors-champ, emportant sans aucun doute le fuyard avec eux. Dès le départ la mise en scène se base sur de subtils décadrages, notamment quand la caméra filme le corps du déserteur agonisant posé seul contre un tronc d'arbre puis se redresse sensiblement avant le cut comme pour appeler l'arrivée d'un autre personnage, qui aura bien lieu deux plans plus tard. Durant l'affrontement et après, l'objectif se resserre fixement sur un point aveugle au milieu de l'action, découpant imperceptiblement les visages des duellistes puis cadrant de préférence le bas des corps et le sol quand les soldats abattus sont détroussés, un peu comme dans le Lancelot du lac de Robert Bresson. On sent qu'Ameur-Zaïmeche s'en inspire probablement, ici et ailleurs, mais il tend aussi vers Rohmer dans toutes ces séquences où il filme beaucoup plus simplement, de façon apparemment anodine, parfaitement non-ostentatoire, avec l'air de ne pas y toucher, alors que tout est fin et précis et que toutes les scènes, millimétrées ou improvisées, sont frappantes de simplicité et de vérité.




C'est un film qui ne cherche pas à mettre en avant le moindre de ses éléments (pas même des acteurs pourtant remarquables, et notamment Christian Milia-Darmezin, dans le rôle du colporteur), au contraire on a le sentiment que toutes les composantes du film travaillent conjointement, à égalité. Devant Les Chants de Mandrin on repense à la fameuse sentence de Serge Daney à propos du Pont du Nord de Jacques Rivette, un film qui ne lui "vendait rien". Rabah Ameur-Zaïmeche ne nous vend rien. Rien ou presque n'est attendu dans le scénario, tout surprend, mais ces surprises ne sont pas le fait d'une volonté du réalisateur de prendre le contre-pied de ce qui se fait habituellement ou de contredire son scénario pour nous épater, elles sont simplement le résultat d'une autre façon de faire. Et puis il y a dans ce film (qui peut rappeler parfois La France de Serge Bozon, autre film français récent et méconnu traitant un genre rebattu, le film historique, mais ici de guerre, sur une tonalité unique en son genre, et qui accordait lui aussi une immense importance à la musique) des choses que l'on ne voit jamais au cinéma : cette scène où le colporteur masse les pieds du marquis en le sermonnant gentiment sur sa façon de traiter ses servants (une scène de lutte des classes que le réalisateur des Adieux à la reine devrait voir, mais tout le film devrait servir de leçon à pas mal de cinéastes, suis mon regard Bertrand Tavernier) ; ce moment où, après une escarmouche que l'on attendait mortelle pour les contrebandiers mais qui est remportée par eux en quelques secondes, on entend Ameur-Zaïmeche lui-même, qui incarne donc Bélissard, le continuateur de l’œuvre du hors-la-loi Mandrin, dire "C'est tout pour aujourd'hui" avant que les hommes partent d'un éclat de rire, sans que l'on sache si le réalisateur s'adresse à l'équipe du film ou si le chef de meute parle à ses guerriers ; mais encore cette séquence où les contrebandiers vont libérer le colporteur, prisonnier des soldats du roi, qui hurle leur nom pour qu'ils viennent le sauver et qui pleure, lâchant un "Ils m'ont tapé !" une fois libéré qui sonne plus vrai que tant et tant de dialogues du cinéma français.




Le film de Rabah Ameur-Zaïmeche sonne constamment vrai et cela passe non seulement par la mise en scène, par l'intelligence du scénario, par ces moments où la caméra continue de tourner malgré un dérapage et capte alors une autre réalité de la scène, que par la façon de parler des acteurs, en équilibre entre un vocabulaire plus ou moins d'époque et une élocution contemporaine. Certains trouveront que tout cela sonne faux quand rien ne sonne plus vrai. En réalité ça ne sonne tout simplement pas "cinéma", mais presque tout le reste du cinéma parle faux et c'est ici (comme chez Rohmer, encore) qu'on entend enfin le vrai son des choses. La grande idée d'Ameur-Zaïmeche à travers cette façon de parler légèrement anachronique, c'est d'abolir la faille entre les époques non pas pour dire ce qui serait un mensonge, à savoir que les paysans de 1755 étaient exactement comme nous (on est loin de la Marie-Antoinette made in 2008 de Sofia Coppola avec sa bande-son ultra décalée à base de Pulp et de Blur ou que sais-je, là où la musique des Chants de Mandrin est edans un indémêlable entre-deux judicieux), mais pour dire que leurs aspirations étaient déjà les nôtres. Ces personnages veulent se défaire du joug du roi et obtenir leur liberté, la liberté de vendre leurs produits sans être taxés, de publier leurs rêves et de les distribuer eux-mêmes aux gens, celle de chanter et de danser, d'être libre et joyeux ("Pour la joie !" crie Bélissard avant la fulgurante bataille des barricades).




Dans la dernière séquence, émouvante au point de tirer les larmes, Jacques Nolot récite son chant et dit : "Je portais l'habit blanc des…", l'acteur tarde alors à finir sa phrase, et on attend la rime "brigands" quand il finit par enchaîner : "Entendez-vous ? L'habit blanc des marchands". On peut trouver le portrait que fait Ameur-Zaïmeche des contrebandiers enjolivé, tous les personnages étant d'honnêtes hommes là où les soldats du roi passent pour de rustres illettrés, mais le cinéaste sait ce qu'il fait, en joue quand Bélissard accueille le blessé du début, surnommé Court-toujours, en lui souhaitant la bienvenue au "paradis de la contrebande", et le fait précisément pour évidemment pointer du doigt les abus des gouvernements d'alors et d'aujourd'hui et le manque de liberté d'expression qui pousse les gens à s'en sortir et à prendre la parole malgré tout, quitte à s'extraire des contraintes de la loi. Le film, dans la continuité par exemple de La Dernière piste de Kelly Reichardt, nous parle directement de nous et le fait comme intuitivement en confondant deux époques qui de toute façon, en matière d'aspirations humaines, se ressemblent. Il ne s'agit pas de faire parler des français du XVIIIème comme des beurs de banlieue mais bien de mêler ces deux mondes pour mieux les raccorder. La dernière image du film où, derrière Jacques Nolot et dans le flou de l'arrière-plan, se distingue peut-être le mouvement fluide et rapide des phares d'une voiture, idée toute bête mais géniale et réalisée avec beaucoup de poésie, achève d'établir cette jonction d'autant plus pertinente et forte qu'imperceptible.


Les Chants de Mandrin de Rabah Ameur-Zaïmeche avec Jacques Nolot, Christian Milia-Darmezin et Rabah Ameur-Zaïmeche (2012)

9 commentaires:

  1. Léonard Herbert12 mars, 2012 15:41

    ça donne diablement envie !

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  2. MGC Pompadour13 mars, 2012 00:16

    ça donne terriblement envie oui ! Je suis vert qu'il ne passe plus près de chez moi :-(

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  3. La fausseté que tu dépeins et qu'on retrouve notamment dans les dialogues pas foncièrement "écrits" (je ressors d'une revision du Perceval de Rohmer) et où parfois les phrases se closent en "quoi", m'a tout d'abord un peu géné mais la sincérité qui déborde de ces hommes-là,tous amateurs qu'ils soient, permet de dépasser cette gêne, et surtout de comprendre toute l'actualité du thème des Mandrins.

    J'ai par ailleurs été vraiment touché par cette quète de la survivance qui pousse les contrebandiers à mettre sur papier et à largement distribuer la légende de leur chef prématurément mort, et la séquence à l'imprimerie m'a parue très belle !

    J'ai bien aimé aussi la virilité qui tient la bande, cette camaraderie sans égoïsme ("y'a pas de chef !" alors que Bélissard les mène et que Mandrin les guide) qui les fait adopter Court-Toujours et le colporteur (un acteur amateur que j'ai trouvé très bon), comme le marquis. Cette dimension-là du film lui offre, en plus de l'omniprésence de la nature dont tu parlais, ce qui m’apparaît comme le caractère d'un western ! Mais alors, contrairement à Peckinpah, Ameur-Zaïmeche ne filmerait pas la mort d'une époque, mais bien les prémices d'une autre, qu'elle soit passée (la Révolution) ou future (la révolte qu'appelle le film contre le jacobinisme d'aujourd'hui).

    La dernière séquence, musicale, est fantastique. Je suis heureux que le cinéma ait su cette année donner à la musique les honneurs qu'elle se refuse elle-même.

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  4. Très belle article sur ce film que je viens juste de voir. Je rajouterai l'apparition peu anodine de Jean Luc Nancy qui laisse voir une interprétation philosophique et politique contemporaine surement subtile et importante.

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  5. Sacré film ! Sacré RAZ ! Respect éternel à ce gars.

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  6. Tu m'as filé les larmes aux yeux et des frissons avec ton dernier paragraphe. Quel film ! J'hésite presque à le mettre en haut de mon Top 2012. (il est pour l'instant fort second).

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