Avec son argument de poids et son casting douze mille étoiles, le nouveau film de Benoit Jacquot aurait pu être tellement bien ! Aurait pu… Mais n'est pas. Malheureusement le cinéaste, à mi-chemin de son film, sabote lui-même son entreprise pourtant bien engagée et pleine de promesses. La première partie des Adieux à la reine est vraiment remarquable. On y suit, dès le matin du 14 juillet 1789 - date qui s'inscrit immédiatement à l'écran - et sur les trois jours qui suivent, le parcours de la jeune lectrice de la Reine, Sidonie Laborde (Léa Seydoux), obnubilée par son idole Marie-Antoinette (Diane Kruger) et préoccupée par les émeutes du peuple révolutionnaire qui vient juste de prendre la Bastille et s'apprête à réclamer la tête de plusieurs centaines d'aristocrates, dont bien sûr Louis XVI et son autrichienne. Jacquot a l'intelligence de se servir de ce que tous ses spectateurs connaissent par cœur les événements de cette journée fatidique et en profite non seulement pour s'éviter de les représenter mais pour en prime les rendre malgré tout mystérieux en nous immergeant dans le quotidien d'une demoiselle de Versailles mal informée et déconnectée de Paris, donc du monde. Le début du film prend le personnage de Sidonie comme pivot pour montrer non seulement le chaos angoissé qui s'empare de la cour mais aussi à quel point la reine et les siens n'y entendent rien. Plusieurs séquences sont même admirables. Par exemple quand on accompagne Léa Seydoux dans les appartements privés de Marie-Antoinette, allongée comme une enfant sur son lit, occupée de littérature et de broderies et surtout, il faut bien le dire, incarnée par une Diane Kruger au faîte de sa beauté, dont le visage tel qu'il est alors filmé par le cinéaste, avec un peu de la délicatesse d'une Jane Campion, nous fascine littéralement. Il y a aussi cette scène haletante, emballée par la musique de Bruno Coulais, où Sidonie parcourt en pleine nuit avec son vieux camarade Moreau (Michel Robin) les allées de Versailles encombrées de nobles effrayés, éclairés à la torche et ne sachant que faire, si ce n'est défaillir à l'annonce des futures têtes coupées.
Mais au bout d'un certain temps le personnage de Léa Seydoux n'est plus un simple regard permettant au cinéaste de faire entrer son spectateur dans un monde incroyablement réaliste, captivant et même impressionnant, elle cesse d'être l'axe sur lequel la caméra se fixait pour dévoiler tout un monde alentour et devient le personnage central du film, dans le sens où la caméra se met à tourner autour d'elle. Or il faut avouer que si les derniers jours du microcosme versaillais à l'aube des décapitations royales avait tout pour nous intéresser, la toute petite personne d'une groupie tiraillée entre son amour pour la reine et sa jalousie à l'égard de sa favorite la Duchesse Gabrielle de Polignac (Virginie Ledoyen), nous laisse complètement de marbre. En fin de compte le film se met à ressembler à son affiche, c'est-à-dire à une histoire de chamailleries et de bisous dans le cou entre de très jolies pimbêches tout en bijoux, maquillage et robes à décolletés pigeonnants (et décolletés il y a ! et pigeonnants !). Tout le travail de Benoit Jacquot retombe dès lors comme un soufflé. Un peu comme dans Villa Amalia, l'antépénultième film du cinéaste, adapté de Pascal Quignard, avec Isabelle Huppert dans le premier rôle, dont la première partie était aussi très belle, avec une mise en scène raffinée et tout un travail sur les espaces et les lumières pour révéler le rapport d'une femme à un monde qu'elle ne supportait plus, avant que le scénario ne se perde dans le déjà vu et ne nous fasse verser dans l'ennui en suivant cette parisienne en espadrilles respirant l'air du large et se convertissant à l'homosexualité pour révolutionner sa vie.
De nouveau Benoit Jacquot gâche son talent en abandonnant la création par la mise en scène d'une tension palpable (entre le rêve et la réalité, entre la menace de mort et la frivolité, entre la haine de la couronne et son respect, entre les dorures de la chambre royale et la pierre vulgaire des appartements des laquais, entre les bijoux de la reine et les rats et moustiques qui prennent possession d'un lieu déjà pourri), en abandonnant aussi la représentation tout en subtilité de rapports complexes entre des individualités touchantes et intrigantes au profit d'un scénario de basse-cour filmé par le plus petit bout de la lorgnette. Le principe du point de vue unique reste à peu près le même mais n'a pourtant plus rien à voir quand on passe d'une caméra fiévreuse marchant dans les pas rapides et incertains de Léa Seydoux au milieu d'un couloir obscur empêtré d'hommes et de femmes aux regards d'enfants effarés (remarquable Jacques Nolot), incrédules, cloîtrés et condamnés à la guillotine, à une caméra balayant mollement d'un visage à l'autre la reine et sa duchesse, occupées à un marivaudage un peu surjoué, observées dans leurs jeux de regards et leurs grands gestes de désespoir par une Sidonie voyeuse, à quatre pattes devant la porte de la chambre. De même, on était complètement accaparés par le déroulement du récit quand Sidonie et ses amies domestiques observaient soudain depuis la fenêtre la première sortie du Roi (Xavier Beauvois), proche et lointain à la fois, on ne l'est plus quand, concernant le roi, on nous le montre en gros plan discutant mollement avec sa femme de son futur départ pour Paris, ni quand, concernant les domestiques, la jeune Honorine (Julie-Marie Parmentier) demande sans raison à Sidonie de lui dire qui elle est vraiment, elle qui ne se dévoile jamais et dont les autres filles ne savent finalement rien : "Qui sont tes parents ? Ils sont morts ou vivants ?". Le film essaie alors de s'imposer à lui-même le thème de l'identité... de faire entendre, et ce uniquement via les dialogues, que Sidonie serait une fille mystérieuse, et à la fin la voix-off lui fait dire : "Je suis orpheline de père et de mère, je suis la lectrice de la Reine, et bientôt je ne serai plus personne". Comme si tout ce qu'on venait de voir était en fait lié à un problème de filiation, d'identité, de place à tenir et de rôle à jouer, ce que le film n'a absolument pas traité jusque là, le sujet tombant soudain comme un cheveu sur la soupe en conclusion d'un film qui ne l'a jamais abordé.
C'est d'ailleurs pour ça que le personnage de Léa Seydoux passait bien dans la première partie, parce qu'il en était à peine un. Sidonie était quasiment un prétexte pour s'immiscer dans Versailles depuis les cantines des valets jusqu'au lit de la reine, mais quand Sidonie cache, et gâche, par son omniprésence ce vaste projet pour devenir le cœur du récit, la chose fonctionne d'autant moins que son personnage se limite finalement à une fille un peu paumée dont l'adulation d'abord ambigüe et insaisissable pour la reine se limite ensuite au comportement inintéressant de n'importe quelle adolescente béate devant sa star. D'ailleurs tous les personnages finissent par être insupportables. La Reine devient une véritable garce, il n'y a pas d'autre mot, supérieure et arrogante, elle force sa chère lectrice à revêtir la robe de la Duchesse dont elle est amoureuse afin de couvrir la fuite de cette dernière, quitte à ce que Sidonie se fasse trancher la tête pour une autre ; la Duchesse de Polignac se révèle être une écœurante égoïste hautaine et méprisante qui abandonne la reine et parle à celle qui risque sa vie pour elle comme à un chien ; et la lectrice elle-même, l'héroïne, qui souffre de ce que son idole la condamne à mort pour en sauver une autre, accepte ce projet et obéit bêtement, comme une idiote tête à claques. Mais Sidonie ne s'abandonne pas aux caprices de sa reine par devoir, par obéissance, par réflexe culturel ou civilisationnel, elle le fait par un amour auquel nous ne goûtons pas. Sa colère ou son adoration n'ont rien à voir avec un geste politique, pourtant crucial dans ce contexte, et c'est d'autant plus regrettable que Benoit Jacquot parvient assez bien à montrer l'ambivalence de la révolution, son horreur barbare consubstantielle (les aristocrates assassinés en masses et sans procès pour leur arbitraire appartenance à une famille) et sa nécessité (l'accablement d'un peuple ne pouvant plus tolérer l'injustice et les privilèges d'une classe dominante résolument puante). Le cinéaste soulève cette dualité notamment en opposant deux dames de la reine, l'une déférente et l'autre opportuniste, interprétées par d'excellentes Noémie Lvovsky et Dominique Reymond. De même, Sidonie et sa vénération sans condition, sacrificielle même, pour la reine, s'opposent au comportement plus libre des autres servantes, qui pestent contre leur maîtres et n'oublient pas de se marier ou de se sauver.
Quitte à ce qu'elle prenne tristement le dessus sur des événements qui la dépassent et qui se veulent ô combien plus passionnants que ses peines de cœur, on aurait pu souhaiter que Sidonie, le personnage malheureusement "central" du film, ne soit pas une simple suiveuse, une imbécile amoureuse (ou alors cet amour-là aurait-il dû supplanter le contexte et l'écraser, sur ce point Jacquot échoue), une fade adulatrice, un être sans vie disparaissant avec sa reine. On aurait aimé qu'elle existe, qu'elle décide, qu'elle agisse, qu'elle se révolte (ce que l'amour n'interdit pas, soit dit en passant). D'autant plus qu'en voyant le film avec ces galeries bourrées de courtisans rapaces cavalant après la moindre apparition d'un Roi disgracieux et fat mais si précieux puisque paré des plus riches ornements, presque prêts à lui demander un autographe (on n'en serait qu'à moitié surpris vu le parallèle fait par Jacquot entre la royauté d'alors et le star system bling bling d'aujourd'hui), on pense forcément à nos puissants actuels, et le film aurait pu, comme on l'a vu récemment dans Habemus Papam ou La Dernière piste, se grandir d'un message violemment ancré dans le contemporain sur le rapport au politique et au pouvoir, à la figure du dirigeant en tant que guide plus ou moins fiable, plutôt que de simplement raccorder le XVIIIème siècle à aujourd'hui par le biais plus facile et plus maigre de la "peopolisation" des dirigeants (ou par d'autres biais, comme la question de l'homosexualité affichée). Il est un peu vain, voire idiot, de refaire le film et de le souhaiter différent, mais pour le coup avouons qu'on aurait aimé voir Sidonie réagir, ou que sa non-réaction signifie quelque chose d'autre que son soi-disant manque d'identité pallié par un aplatissement absurde face à une icône, défaut d'identité complètement auto-proclamé du reste mais, malheureusement pour le film, bien réel, le personnage que Jacquot décide tardivement et très préjudiciablement de prendre pour unique et minuscule sujet n'existant pas.
Les Adieux à la reine de Benoit Jacquot avec Léa Seydoux, Diane Kruger, Virginie Ledoyen, Noémie Lvovsky, Xavier Beauvois, Dominique Reymond, Julie-Marie Parmentier, Jacques Nolot, Lolita Chammah et Michel Robin (2012)