Affichage des articles dont le libellé est Paul Schrader. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Paul Schrader. Afficher tous les articles

5 juillet 2023

Master Gardener

On l'aime bien Paul Schrader, mais il faut reconnaître qu'il tire un peu sur la corde là... Master Gardener est donc le troisième volet de ce que certains ont nommé sa "trilogie bressonnienne" pour tout ce qu'elle emprunte à l'auteur du Journal d'un curé de campagne ; trilogie qui risque même de bientôt devenir une tétralogie, si l'on en croit les derniers indices donnés par le cinéaste. Autant de films mettant en scène un personnage central abîmé par la vie, en quête de rédemption, et qui, chaque nuit, dans sa chambre, à la seule lumière d'une lampe de bureau, note ses pensées plus ou moins sombres dans son journal intime (d'autres ont intitulé cette trilogie "Man in a Room", mais rappelons-nous que Willem Dafoe griffonnait déjà des carnets entiers pour y étaler ses réflexions de dealer de drogue en pleine crise existentielle dans l'excellent Light Sleeper). Bref, Master Gardener s'inscrit donc dans la droite lignée de First Reformed et The Card Counter mais force est de constater que l'inspiration du cinéaste paraît cette fois-ci clairement sur le déclin. Si ce nouveau film se regarde sans aucune souffrance, Schrader restant appliqué et plein d'estime pour son spectateur, un léger ennui pointe parfois. Le vieux cinéaste paraît fatigué, trop sûr de sa recette, en roue libre, bien tranquille sur ses rails habituels.



 
On suit ce coup-ci un ancien membre actif (Joel Edgerton) d'un groupe de suprémacistes blancs, désormais sous protection judiciaire et jouissant d'une nouvelle identité après avoir aidé le FBI à nettoyer ses anciens rangs. Apparemment vacciné de ses orientations politiques passées, il s'est reconverti horticulteur des plus méticuleux pour les besoins de l'entretien quotidien de l'immense jardin d'une riche veuve (Sigourney Weaver). Leur relation va au-delà du simple rapport patronne / employé et leurs existences et routines bien huilées vont gripper un brin quand la veuve demandera à son jardinier de prendre sous son aile sa petite-nièce (Quintessa Swindell) pour lui transmettre son art et son savoir de jardinier hors pair. Ce décor et ce contexte, intrigants et plutôt singuliers, sont adroitement posés par Paul Schrader. On est content de retrouver Sigourney Weaver dans un rôle a priori intéressant et devant la caméra d'un réalisateur respectable. Joel Edgerton semble lui aussi faire l'affaire. Nous avons envie d'y croire et on espère encore avoir droit à un film au moins aussi bon que The Card Counter et First Reformed. En réalité, la première partie du film s'avèrera de loin plus réussie que tout ce qui suit l'arrivée de la petite-nièce...


 
 
Tout semble alors cousu de fil blanc. Le triste passé du personnage principal nous est révélé à coups de brefs flashbacks dont on aurait peut-être pu se passer. On ne croit pas une seconde en l'espèce de romance surgie de nulle part entre cet ancien skinhead et la petite-nièce métisse. L'actrice qui l'incarne est plutôt mignonne mais, la pauvre, son rôle est épais comme du papier à rouler ; elle n'amène avec elle que des lieux communs : ex-boyfriend violent à qui il va bien falloir régler son compte, addiction à la drogue trop bien dissimulée et vieilles rancœurs familiales qui vont faire éclater ce petit monde. Si l'on pouvait avoir une certaine curiosité pour les liens un peu malsains entre Weaver et Edgerton, on en a aucune pour ce qui se noue entre le jardinier et son élève. On ne comprend même pas ce que cette dernière peut trouver à son prof. Schrader ne s'y consacre tout simplement pas assez. Mais c'est bien dans le maître jardinier du titre que réside sans doute le plus gros souci. Nous avons là un acteur, Joel Edgerton, qui fait son maximum mais dont on finit par se dire qu'il n'est peut-être pas de la trempe d'un Ethan Hawke (forcément !) ou même d'un Oscar Isaac. Surtout, son personnage intéresse nettement moins, ne nous fascine guère. Car franchement, Paulo, tes histoires de rédemption, on commence à les connaître par cœur, on en a soupé. Reviens plus tard, et avec autre chose !


 
 
Bon, restons mesuré, Master Garderner n'a tout de même vraiment rien de honteux et n'est pas un mauvais film, mais il y a comme un décalage entre le sérieux et l'emphase que met Paul Schrader à nous raconter cette histoire et son réel intérêt. Le retour en forme et l'état de grâce du cinéaste américain sont-ils déjà derrière nous ? Réponse définitive lors de notre prochain rencard avec lui. On lui laisse encore le bénéfice du doute, lui qui a connu des bas tellement plus bas, et on continue de suivre avec plaisir sa grosse moue boudeuse sur les réseaux.
 
 
Master Gardener de Paul Schrader avec Joel Edgerton, Sigourney Weaver et Quintessa Swindell (2023)

28 décembre 2021

The Card Counter

Son précédent film, le virulent First Reformed, offrait un rôle en or au grand Ethan Hawke et marquait son retour en forme inattendu, à 70 piges passées. Quatre ans plus tard, Paul Schrader récidive : il confirme que son inspiration, de cinéaste et de scénariste, est encore au beau fixe et donne à Oscar Isaac le meilleur rôle de sa carrière. L'acteur, au charisme indéniable dont la filmographie n'est sans doute pas à la hauteur du potentiel, incarne ici William Tell, un ancien militaire hanté par les horreurs commises à Abu Ghraib. Ayant mis à profit ses années d'incarcération pour maîtriser les cartes à la perfection, il traverse désormais l'Amérique, d'hôtels en motels, de casinos en casinos, se contentant de gains toujours modestes pour ne pas attirer l'attention et pouvoir ainsi continuer sa singulière expiation. Sa route croise un jour celle de Cirk (Taylor Sheridan), un jeune homme en colère désireux d'en découdre avec un ex-colonel de l'armée (Willem Dafoe) qu'il accuse d'être à l'origine du suicide de son père, ancien militaire également traumatisé par les exactions américaines perpétrées lors de la guerre en Irak. Plutôt que d'alimenter la haine et les envies de vengeance du si hargneux Cirk, qui essaie en vain de réveiller en lui de vieux démons, William Tell choisit de prendre le jeune homme sous son aile. Il lui propose de sillonner les routes en sa compagnie, tandis qu'il participera à des tournois de poker sous la houlette d'une agente bienveillante (Tiffany Haddish), afin de purger ses dettes et lui permettre une nouvelle vie.




Le scénario incisif de Paul Schrader explore la face noire de l'Amérique et convoque les fantômes de son passé récent par le biais d'un personnage de grand névrosé qui en est le véritable centre de gravité. Un homme énigmatique que l'on essaie de comprendre, de percer à jour, qui nous intrigue du début à la fin et demeurera un mystère ; un homme qui, chaque nuit, tel un curé de campagne, couche ses plus sombres pensées dans son journal intime, un verre de whisky à portée de main, sous la lumière tamisée de chambres d'hôtels qu'il a auparavant transformées en espaces anonymes et froids, déshumanisés – avec un soin maniaque, il enveloppe systématiquement chaque meuble dans d'épais draps blancs, lit, chaise et bureau compris, ce qui occasionne quelques images d'une fascinante étrangeté. A travers ce personnage magnétique, Paul Schrader laisse libre cours à ses obsessions habituelles, toujours sous l'influence du cinéma de Robert Bresson (mais je ne développerai pas plus ce dernier point, par manque de cartes en main – je vous oriente vers les nombreuses thèses écrites à ce sujet). Aussi, ce protagoniste retors, mutique et solitaire, rongé de l'intérieur, derrière une façade impénétrable et savamment construite, par une culpabilité qui ne l'abandonnera jamais, permet à Oscar Isaac d'étaler tout son talent et de nous livrer une véritable masterclass. Il faut dire que Paul Schrader, qui a soigné son texte – certains dialogues sont délectables –, lui donne à jouer du lourd : c'est un rôle costaud, au moins autant que celui d'Ethan Hawke, qui était parfait en révérend en pleine crise de foi dans First Reformed. Parmi les scènes qui permettent à Oscar Isaac de briller de mille feux, il y a notamment ce monologue glaçant lors duquel il raconte à son jeune acolyte, au moins aussi scotché que nous, son expérience à Abu Ghraib. Chaque mot, chaque intonation, chaque pause, chaque regard, tout, tout sonne juste, tout est parfait. Ce passage met également en évidence, bien entendu, la qualité de l'écriture de Paul Schrader, très précise et acérée. L'acteur et son réalisateur se rendent donc mutuellement service dans ce qui constitue un sacré bon moment de cinoche et l'une des nombreuses scènes fortes de ce film enlevé, marqué par la patte reconnaissable entre mille et la forte personnalité de son auteur, plus vigoureux que jamais.




Alors certes, le style de Paul Schrader est peut-être ici parfois un brin poseur, une impression renforcée par l'utilisation récurrentes des chansons lentes et ténébreuses de Robert Levon Been qui, de sa voix caverneuse, accompagne plusieurs scènes, les nimbant d'une atmosphère lourde et funèbre un poil forcée. Mais par ailleurs, la réalisation du scénariste de Taxi Driver est aux petits oignons, le plus souvent sobre, classe, concise, presque un peu austère, mais moins que celle adoptée pour First Reformed, qui était seulement illuminée par la présence du diamant brut Hawke et quelques parenthèses quasi psychédéliques surprenantes. Là encore, Schrader distille quelques très beaux moments, poétiques, lumineux, où l'on entreverrait presque avec un solide espoir une sortie du purgatoire pour notre si ténébreux joueur de poker. Quelques choix osés, comme celui du super grand angle avec image toute déformée – je ne vois pas comment appeler ça autrement, là encore, je manque à l'évidence de connaissances de base en matière de cinéma – pour ces quelques aperçus terrifiants de la prison d'Abu Ghraib, que l'on réintroduit par les cauchemars persistants du protagoniste, attestent de la personnalité et de la vigueur d'un cinéaste qui n'a pas froid aux yeux et remue avec une frontalité saisissante les souvenirs traumatiques d'une Amérique nauséabonde... Soit dit en passant, l'amateur de poker pourra presque regretter, face à la maîtrise de Schrader, que celui-ci ne donne pas une part plus importante à un jeu dont son protagoniste, en voix off, décrit le fonctionnement si particulier ; mais ce serait oublié qu'il ne s'agit pas là du sujet du film. On aurait aussi peut-être aimé que The Card Counter, après une longue montée en tension, termine plus fort, ou différemment, on ne sait pas. Une chose est sûre : le final nous laisse dans un drôle d'état, difficile à définir, mais il y a là un petit goût d'inachevé. Cependant, même ainsi, on tient là un excellent film américain, l'un des meilleurs de l'année à n'en pas douter, et il faut peut-être un peu de temps pour le digérer comme il se doit... 
 
 
The Card Counter de Paul Schrader avec Oscar Isaac, Taylor Sheridan et Tiffany Haddish (2021)

31 août 2020

Adopt a Highway

Adopter une autoroute... Derrière ce titre étrange, qui fait référence à un programme américain de sponsorisation de segments d'autoroute pour garantir leur propreté (?!), se cache un très beau petit film signé Logan Marshall-Green, cet acteur souvent associé à Tom Hardy pour leur ressemblance physique troublante et que l'on a déjà vu être contaminé par un alien dans le pitoyable Prometheus de Ridley Scott et, avec plus de bonheur, devenir une sorte de surhomme dans le très cool Upgrade de Leigh Whannell. C'est d'ailleurs très vraisemblablement suite à sa participation dans ce dernier film, également produit par Blumhouse, que Marshall-Green a pu faire financer une œuvre personnelle par la désormais célèbre société de production spécialisée dans le cinéma de genre qui ajoute ainsi un titre plutôt atypique à son répertoire. Pour son premier long métrage en tant que réalisateur et scénariste, Logan Marshall-Green offre un rôle en or au grand Ethan Hawke qui, plus magnétique que jamais, fait ici étalage de tout son talent et de sa capacité exceptionnelle à porter un film à lui tout seul.




Ethan Hawke incarne Russell, un type qui vient de passer 21 ans en taule pour avoir dealé quelques grammes d'herbe, en vertu de l'application de la loi dite "des trois coups" (en vigueur en Californie, celle-ci permet aux juges de prononcer des peines de prison perpétuelle à l'encontre d'un prévenu condamné pour la troisième fois pour un délit, aussi mineur soit-il). Peu adapté à la vie en société et soucieux de ne plus faire de vague, Russell bosse avec le plus grand sérieux du monde à la plonge d'une sandwicherie et habite dans un motel. Sa vie, très morne et solitaire, se voit bousculée par la découverte d'un bébé abandonné dans une benne à ordures. Sous le charme du bambin, il va s'en occuper quelques jours...




Il n'est pas méprisant ou réducteur de dire d'Adopt a Highway qu'il s'agit d'un petit film : à peine un peu plus d'une heure au compteur, guère plus de 20 pages de scénar, un seul personnage principal... Mais Adopt a Highway est un beau petit film, vraiment, et si tous les films indé ricains étaient aussi jolis et sincères, je ne serais peut-être pas autant dégoûté par la chose. Logan Marshall-Green fait preuve d'une humilité tout à fait louable et confère à sa première œuvre prometteuse un rythme assez tranquille, tout doux, qui m'a mis à l'aise du début à la fin. J'étais dans mes chaussons... Son film a aussi cela d'agréable qu'il arrive toujours à prendre une nouvelle direction juste à temps. Pas de grand rebondissement ni de bouleversement à la clé, mais simplement une trajectoire intelligente, légèrement modifiée et inattendue, qui lui fait retrouver son souffle, si bien que notre intérêt pour ce personnage et son histoire n'est ainsi jamais perdu. Il est très plaisant de découvrir la tournure, plutôt heureuse et positive (spoiler), que prennent les choses pour ce pauvre gars, qui ne fait pas les conneries tant redoutées, refait surface peu à peu et qui est même promis à un avenir radieux grâce à un p'tit coup de pouce du destin. Et puis, évidemment, le gars en question est incarné par un comédien hors pair.




Dès les premières minutes, on est admiratif du jeu d'acteur au millimètre de l'aigle-fin d'Austin (Texas), dont les pas timides et hésitants, à la sortie de prison, nous plongent dans une compassion immédiate pour son personnage de marginal dont la moitié de la vie a été gâchée par un système judiciaire impitoyable. On a déjà qu'une seule envie : le voir kiffer, prendre du bon temps... Il faut ensuite admirer le géant Hawke jouer celui qui surfe pour la première fois sur internet, dans un web café, à la recherche d'information sur son père, dont il apprend la mort les yeux humides, à la lecture d'une banale nécrologie, lors d'une scène qui nous serre le cœur. Il faut aussi le voir mettre ses lunettes de presbyte, une monture assez dégueu à clipser par le devant, avec des verres bien épais qui lui grossissent les yeux mais ne gâchent en rien sa beauté naturelle et viennent même renforcer son adorable air de chien battu. Je préfère arrêter là l'inventaire de toutes ces scènes où Hawke en met plein la vue. Vous l'aurez compris : Adopt a Highway est un véritable festival, un récital, un must pour tous les fans de la star, sur un nuage et quasi de tous les plans. On se dit que Logan Marshall-Green doit également compter parmi ses premiers admirateurs pour lui avoir donné, sur un plateau d'argent, une telle scène d'expression. On l'en remercie au passage.




Qui, aujourd'hui, peut s'assoir à la table d'Ethan Hawke ? Quel autre acteur peut se targuer de faire cohabiter sur son CV des noms comme Peter Weir, Hirokazu Kore-Eda, Bob Redford, Joe Dante, Sidney Lumet, Paul Schrader, Dick Linklater, les frères Spierig ou encore le jeune Ti West ? Combien ont tourné pour de telles pointures ? Tous les talents des cinq continents et de toutes les générations sont réunis en une seule et même filmographie. Soyez sûrs que des types comme Sidney Lumet et Kore-Eda, qui comptent parmi mes cinéastes chouchous, ne font pas tourner n'importe qui. Tous se bousculent pour travailler avec eux, et c'est Hawke qu'ils choisissent d'appeller au beau milieu de la nuit pour lui proposer un rôle. Un chapitre entier et inédit du célèbre ouvrage de Sid' Lumet, Making Movies, est consacré à l'effet galvanisant qu'eut la collaboration avec la star sur le réalisateur des 12 hommes en colère. Combien, aussi, peuvent attester d'une telle longévité ? C'est grâce à des choix de carrière audacieux, une loyauté et une fidélité à toute épreuve envers des types valables que notre homme a su demeurer si longtemps au premier plan. Combien de jeunes éphèbes sont devenus de beaux vieux en vieillissant si bien que lui ? Ne cherchez pas. Aucun. Ethan Hawke est le faucon maltais du cinéma américain, qu'il survole avec une grâce sans pareille et contemple d'un œil supérieur mais bienveillant. Son plus gros souci aujourd'hui, c'est que notre homme mange seul à tous les repas. Car personne ne peut s'assoir à sa table...




Passez donc outre son drôle de titre, qui fait métaphoriquement sens avec les thèmes abordés par le cinéaste mais peut effectivement dérouter quand on connaît mal la législation californienne et toutes ses subtilités, et donnez vite une chance à Adopt a Highway : vous passerez 78 minutes de bonheur auprès d'un acteur au sommet de son art qui parvient à donner vie à un personnage que l'on n'oubliera pas de si tôt. 


Adopt a Highway (New Lives) de Logan Marshall-Green avec Ethan Hawke (2020)

3 février 2019

Bilan 2018



1. Une affaire de famille de Hirozaku Kore-Eda
2. Phantom Thread de Paul Thomas Anderson
3. L’Île au trésor / Contes de juillet de Guillaume Brac
4. Burning de Lee Chang-Dong
5. La Caméra de Claire / Seule sur la plage la nuit de Hong Sang-Soo
6. Les Garçons sauvages de Betrand Mandico
7. First Reformed de Paul Schrader
8. Mademoiselle de Joncquières de Emmanuel Mouret
9. Une Pluie sans fin de Dong Yue
10. Pentagon Papers de Steven Spielberg
11. Mektoub my love : Canto Uno d'Abdellatif Kechiche
12. Coincoin et les Z'inhumains de Bruno Dumont
13. Plaire, aimer et courir vite de Christophe Honoré
14. La Nuit a dévoré le monde de Dominique Rocher
15. Shéhérazade de Jean-Bernard Marlin

Pour vous, 2018, c'est une deuxième étoile sur le cœur, mais pour nous c'est une dixième étoile sur le cul. Dix années de blogging ciné. Et toujours aussi peu de respect dans les commentaires... Ces dix années de labeur à éructer dans le vide ne nous valent par une once d'admiration ou d'estime de la part de ceux qui s'égarent parfois ici. Forts de ce constat, nous allons continuer dans la même droite lignée. On s'en remet pour dix piges. Le mot d'ordre : se faire plaisir, puisqu'il semble que vous faire plaisir est peine perdue.




Comme chaque année, il nous a fallu un bon mois pour établir un classement, pour trier le bon grain de l'ivraie, séparer les films de 2017 de ceux de 2018, 1998 et 2019. Ce n'est qu'en toute fin d'année que nous avons appris l'existence fort pratique de sites tels que l'Internet Movie Database (IMDb), Allociné (ALOc) ou Wikipédia (WKPd), permettant d'abandonner les listes manuscrites, les recherches dans les archives de la bibliothèque nationale de France et les coups de fil hebdomadaires (appeler le mercredi matin) aux 2184 salles de cinéma de l'hexagone afin de recouper les infos. Ces sites merveilleux offrent la possibilité de connaître en une paire de clics les films officiellement sortis entre le 1er janvier et le 31 décembre d'une année civile. Or, ces nouvelles ressources à l'appui, nous avons constaté que rien ne nous a échappé des sorties annuelles. Nous avons vu les 267,093 titles recensés par la base de données d'IMDb. Du premier film paru sur grand écran, à savoir A Thin Life, au dernier, Migraine Documentary - People in Pain (qui tombait à point nommé).




En bon cinéphages, nous avons donc passé, en temps cumulé, 45 années (oui, "années") devant des films en 2018. Aussi avons-nous quelque mal à parler d'un top "2018" dans le sens où tous les films de 2018 mis bout à bout représentent une durée totale de visionnage d'environ quarante cinq années (et nous les avons strictement tous vus, ce qui représente grosso mierdo la bagatelle de 400 500 heures de vol). Il est ainsi bien difficile d'évoquer sereinement la possibilité d'établir un simple top de 2018, puisque la totalité des durées des métrages accumulées représente 45 années de cinéma non-stop. La seule année 2018 ne suffit pas à voir tout ce qui a été tourné ou dévoilé en 2018 et nous ne pouvions pas anticiper en 2017, ou même avant, les films qui allaient être réalisés ou révélés un an plus tard. Mais tout ça n'est peut-être pas très clair... 




Alors reprenons. Étant donné qu'on est deux, et qu'on fait tout par paire, par deux, doublement, deux fois, 2018 est une année double et bicéphale, qui n'a pas la même durée pour nous que pour le quidam habituel qui établit son top en solo oklm. Nous avons relevé le défi : on a pu voir pour 45 années de films et, au total, en volume horaire de visionnage, on enfile le mi-centenaire de cinéma. On a passé 45 ans devant des films cette année, mais on vous rappelle qu'on est deux, et cinéphages au dernier degré... Vous vous demandez si nous nous sommes partagé la tâche ou si au contraire nous avons tout vu deux fois (une fois chacun). Deuxième option camarades. Ce qui cumule 90 ans de métrage. Et si on arrondit avec les quelques reprises, ressorties et autres "rattrapages" de rigueur (il fallait que Carpenter choisisse 2018 pour sortir de sa tombe... et il y a peut-être deux ou trois films de fin 2017 ou début 2019 qui se sont glissés dans nos soirées  c'est la date de sortie en France métropolitaine qui fait foi, mais il y a quelques cas qui posent problème...), on peut facilement dire qu'on touche le siècle de cinéma. On dit qu'on "arrondit", le mot n'est pas innocent. C'est pour vous, pour ne pas vous assommer de chiffres, que l'on fait simple. Nous connaissons les vrais chiffres, précis, à la décimale près, mais comme tout bon prof d'algèbre (qui prétend tel Aronofsky que Pi fait 3,15 pour ne pas rentrer dans les détails et ne pas perdre son audience, alors qu'il connaît la centième décimale par cœur, laquelle, à moins de 0,5×10–15 près est de 3,151 592 653 589 793), on essaie de ne pas paumer la moitié du public dès l'introduction. En outre, dites-vous que l'on a bien dû vivre à côté de ça, en un temps particulièrement resserré, certes, que l'on a exclusivement consacré aux besoins vitaux (sommeil, alimentation, procédures judiciaires) et à l'écriture d'articles pour nourrir notre blog ciné. 




(Insérer un connecteur logique ici), on a aussi quelques failles, on fait ça par passion, on n'est pas non plus des robots, on a plutôt l'air de zombies à la sortie d'une telle année de cinéma. L'exercice d'un top annuel est toujours très problématique pour nous, d'où les retards systématiques, sachant qu'on passe généralement tout le mois de janvier à inventer un nouveau mode de calcul, dont nous ne sommes jamais entièrement satisfaits... Déjà : quelle date prendre en compte ? Celle du dernier coup de paraphe sur le scénario ? Celle du feu vert de tonton Weinstein ? Celle du premier clap ? Celle du premier tour de manivelle ? Celle du clap de fin ? Celle du début du montage ? De la fin de l'étalonnage ? De la première projo-test ? De la date de sortie ? Et si oui (car beaucoup de films restent sur les étagères), dans quel pays ? Et sous quel format ? Prenons pour exemple Yorgos Lanthimos, ce réalisateur si adulé par les masses populaires, et que nous avons de notre côté déjà épinglé comme il le mérite. Espiègle comme un grec, il a eu la fâcheuse idée de sortir La Favorite le 31 décembre 2018 à 23h55 aux États-Unis d'Amérique, dans un échantillon de trois salles, concourant ainsi légalement pour les plus grandes récompenses, mais le film ne débarquera sur nos écrans français qu'en décembre de l'année prochaine... Alors à quel saint se vouer ? De nombreux fanboys de Lanthimos se mordent encore les doigts de ne pas avoir pu placer ce film au sommet de leur top 2018, et on ne les comprend pas.




Il y a aussi les films qui ne sortent pas et, à plus forte raison, qui seraient formellement interdits par le code civil en vigueur, mais que nous avons vus et que nous avons beaucoup aimés. Nous pensons tout particulièrement aux deux derniers films de Tonton Scefo (il nous a fait un diptyque cette année, comme Sang-Soo et Brac). Deux films qui nous ont beaucoup impressionnés. Ceux-là, nous serions vraiment tentés de les faire figurer dans notre top, puisqu'ils font objectivement partie de ce qui s'est fait de mieux avec une caméra (en l’occurrence un téléphone filaire) et beaucoup d'armes à feu.




Que dire de tous ces petits festivals de "véritables" passionnés, où se joue l'avenir du monde et où se montrent les talents non pas de demain mais du sur-lendemain, et où nous avons vu des perles rares, d'obscures pépites, qui surpassent en qualités et en quantité de "peau" visible à l'écran tout ce qu'ont pu faire les palmés d'or de la tête aux pieds, les oscarisés de la dernière heure et autres césarisés du cœur. Mais ces films-là ne correspondent pas aux codes, ils ne rentrent pas dans les moules, oscillant entre l'art contemporain et la pure performance, de celle où le spectateur décide parfois de la fin, du début, voire du milieu. Le plus souvent, pas de date, pas de générique, pas d'auteur, pas de caméra, rien. On est là, au plus proche du réel, au plus près de la vie. Mais n'est-ce pas encore le meilleur film qui soit ? Faut-il avoir la chance d'accéder à ces petits festivals, d'avoir eu vent de leur existence, d'avoir une voiture pour se rendre dans des bleds pourris et une carte pour les trouver (là encore, nous venons tout juste de découvrir la géolocalisation sur nos smartphones respectifs : belle invention, mais quid de Big Brother...).




Que dire aussi de ces nouveaux services dits de "VOD" qui offrent des Vidéos quand On les Demande. Ils faussent tout ! Et ajoutent encore de la complexité... Comment appréhender la fameuse frontière de plus en plus friable entre fiction et documentaire, séries et films, cinéma et télévision, mini-séries et Shyamalanverse... Chaque semaine, un site comme Tënk propose une quinzaine de documentaires tournés dans la semaine par des employés sur-exploités et autres véritables "passionnés", des films tournés si vite qu'il manque souvent la fin ou le préambule et qu'ils sont parfois tournés-montés, si vite tournés qu'ils n'ont même pas besoin d'être vus pour être considérés avoir été produits. C'est aussi le fait de ce brouillage des pistes qui nous a poussés cette année à strictement tout considérer sur un pied d'égalité dans un top élargi de cent films classés (que nous révélerons peut-être pour les vingt ans du blog et dont nous nous justifierons sur notre lit de mort), un classement dingue où la mini-sérisodes de Bruno Dumont tutoie An Elephant Sits Stills, la fresque immobile de 4 plombes 40 sortie en queue de pie, fin-décembre mi-janvier.




Quand on pense à tous ces à-côtés, tous ces films oubliés, tous ces kourtrajmés, on se demande comment les autres blogueurs ciné (entre parenthèses, il n'en reste pas beaucoup qui tiennent le choc des années, alors un peu de respect svp) s'y prennent pour pondre un classement dont ils ont l'air si sûrs dès fin décembre, des dix meilleurs films d'une année qui en compte deux cent soixante sept mille quatre vingt treize (soit, pour rappel, 45 ans de temps humain, grosso modo, en oubliant toute velléité de se nourrir, de dormir ou de forniquer, et en arrondissant à 90 minutes par film, plutôt taille basse comme moyenne, un Kechiche sape la médiane). De notre côté, pas fous et plutôt prudents, nous préférons la boucler et sortir notre top provisoire "working on progress" autour généralement de la mi-février (la Chandeleur est notre dead-line).




Si vous nous lisez encore à ce stade de la démonstration (car nous ne sommes quand même pas dupes...), vous devez vous poser une question depuis quelques heures : comment voir une centaine d'années de cinéma en 365 jours ? Il faut d'abord vous dire qu'on s'est lancés là-dedans un peu feu follets. En effet, nous étions persuadés que 2018 faisait partie de ces années rares, nommées bissextiles, qui comptent 366 jours au lieu de 365. Et on a joué le jeu à fond. Ce n'est que le 3 mars que nos yeux bouffis et gonflés, rouge sang, se sont égarés sur un calendar qui nous a renseignés sur notre méprise. Mais c'était trop tard, on était trop avancés, et on a décidé d'aller au bout de l'idée quitte à avoir un jour de décalage sur le reste du monde (qui ne jouait pas le jeu). Le repas de Noël, à base de vieux restes, nous a un peu déçus et nous a valu une sacrée prise de bec avec notre belle-famille, qui ne "voyait pas" où nous voulions en venir, mais celui du 23 décembre au soir déchirait ! Sans parler des cadeaux, reçus en avance. Une bonne surprise. Mais niet à Noël. Dites-vous bien que le petit coup de pouce de 24 heures chrono de rab n'était pas anodin sur cent ans de films à voir... Mais nous y sommes parvenus quand même. Et l'astuce n'est pas très compliquée : il suffit de regarder la totalité des films d'une année en une année, ce qui est dans nos cordes, quand bien même cela nous a pris cent ans.


23 octobre 2018

First Reformed

On le croyait cinématographiquement mort, perdu à jamais, fini, fumé, complètement foutu... et le voilà qu'il nous revient en pleine forme ! Vraisemblablement très inspiré par son sujet, Paul Schrader signe en effet son grand retour avec First Reformed, un film qui, hélas, demeurera invisible dans nos salles malgré l'accueil chaleureux qui lui a été réservé outre-Atlantique et lors du Festival de Venise où il figurait en compétition. Également auteur du scénario, Paul Schrader renoue avec ses thèmes favoris : le terrorisme, le radicalisme et l'autodestruction, le christianisme, l'Amérique et ce monde de merde, corrompu jusqu'à la moelle, dans lequel nous vivons. C'est du lourd ! Le type est remonté à bloc et il a quelques comptes à régler !


Il a même perdu du poids !

Il était agréable pour moi de découvrir ce film sans rien savoir du pitch, je vais donc essayer de faire très simple car j'ai déjà mis dans le coma quelqu'un qui m'était proche en le lui racontant trop en détails... Ethan Hawke est le révérend d'une petite église protestante nommée First Reformed (d'où le titre, devenu par chez nous, pour les besoins de la triste sortie vidéo, l'ultra lourdingue Sur le chemin de la rédemption) qui va bientôt fêter ses 250 ans (l'église, pas Hawke, qui a toujours l'air d'en avoir 20 !). C'est un homme d'apparence solide mais, en vérité, au bord de la dépression. Pour se donner du pep's, il se met à tenir un journal, tel un bon curé de campagne, où il couche noir sur blanc ses pensées sordides.


Ethan Hawke reconnaîtra après le tournage "ne pas [s']être senti super à l'aise dans les oripeaux du révérend", soulignant "une sensation de gêne au niveau de la glotte".

On apprend que notre saint homme a perdu son fils en Irak après l'avoir incité à s'engager sous les drapeaux, son mariage n'y a pas survécu, et c'est depuis lors qu'il s'est réfugié dans la foi. Celle-ci se verra lourdement remise en question après le suicide du mari d'une de ses fidèles. Ce dernier, activiste écologique et adepte de la collapsologie, était pourtant sur le point de devenir papa mais il ne souhaitait pas éduquer un enfant dans un monde aussi pourri. Les belles paroles du révérend, prononcées lors d'une chouette scène de discussion et d'échanges de points de vue, n'y ont rien fait : il a choisi de se tuer et ainsi d'ébranler encore davantage les croyances du révérend...


Ethan Hawke ne se sent pas à l'aise non plus sous le lampadaire flippant d'Amanda Seyfried.

Dès la première image, on sent que Paul Schrader est plus inspiré qu'il ne l'a été depuis peut-être plus de 20 ans ! Je précise que je ne me suis pas amusé à regarder tous ses derniers films pour m'en assurer (je suis blogueur ciné mais faut pas pousser), je m'appuie simplement sur sa filmographie et la réputation de ses dernières créations (j'ai également subi de plein fouet The Canyons, c'était rude ; et mon acolyte s'est tapé La Sentinelle, ce qui n'est pas rien !). Bref, rien à voir avec ces égarements ici, le vieux bonhomme est sur le coup !


Un véritable camaïeu inspiré au dirlo photo par toutes les nuances de couleurs présentes dans les yeux anxieux de l'immense Hawke.

Générique classe et minimaliste. Typo élégante. Choix du format académique (1,375:1 pour les connaisseurs). Ouverture par un lent travelling avant vers le porche de la fameuse église, suivi de quelques plans aux cadres propres et travaillés sur la bâtisse. Tout cela intrigue immédiatement et installe d'emblée l'ambiance. Les mouvements de caméra seront ici très rares (4 ou 5 à vue de nez), Paul Schrader opte pour un rythme assez lent et des plans fixes, laissant ses acteurs habiter l'image, à commencer par Ethan Hawke.


L'expression d'Hawke ne trompe pas : l'haleine de sa collègue n'est pas de la première fraîcheur.

Et quel acteur, quel mec ! Malgré sa beauté encore une fois irradiante, le playboy d'Austin (Texas) est tout à fait crédible et même bluffant dans le rôle de ce révérend en pleine crise de foi. Lui aussi a l'air très concerné et impliqué par le projet, n'hésitant pas à s'enlaidir pour le rôle, à jouer sans maquillage, à paraître plus vieux, à dissimuler ses formes si avantageuses qui lui ont autrefois valu le surnom de "The Body" (au même titre qu'Elle Macpherson et Jamie Lee Curtis). Mais rien n'y fait, il est toujours beau comme un cœur, trimbale une classe de dingue sous sa chasuble et je compte bien participer activement à la campagne #UnOscarPourHawke !


Un plan que Paul Schrader avouera "avoir seulement torché pour la bande-annonce et le dossier de presse".

Malgré le lumineux Hawke, le style du film est assez austère et si Paul Schrader apparaît parfois un peu coincé par son dispositif, il parvient tout de même à lui donner vie et à nous maintenir en alerte grâce à un scénario intelligent qui remet à jour ses problématiques habituelles. Par deux fois, il sort habilement de sa petite mécanique, d'abord lors d'une scène assez osée où de beaux et simples effets spéciaux sont à l'honneur, actant un moment décisif entre le révérend et sa fidèle, puis lors du final, qui progresse lentement vers un vrai suspense digne du plus tendu des thrillers. On comprend alors que le cinéaste a atteint son but. Il nous laisse pantelant sur notre fauteuil après un dernier plan réussi où il a l'audace de choisir la voie de l'optimisme et de l'Amour. La conclusion idéale d'un film coup de poing en forme de retour fracassant. 


First Reformed (Sur le chemin de la rédemption) de Paul Schrader avec Ethan Hawke (2018)

24 juillet 2015

Hardcore

Sorti en 1979, Hardcore est le second long-métrage que réalisa Paul Schrader, alors auréolé du succès de ses scénarios portés à l'écran par Martin Scorsese (Taxi Driver), Sydney Pollack (Yakuza) et Brian de Palma (Obsession), et déjà auteur de très bons débuts derrière la caméra avec Blue Collar. Hardcore n'est pas un chef d’œuvre sous-estimé, comme le cinéma américain des années 70 en recèle en nombre, que je vous inciterai à redécouvrir absolument. Non, c'est simplement un bon film, tout à fait digne d'intérêt, qui se regarde sans déplaisir. Et surtout, surtout, Hardcore est le film d'un acteur, George C. Scott, au zénith de son talent. Pour les admirateurs de la star, c'est un immanquable et, si vous nous suivez assidument, vous aurez compris que j'en suis un ! Je suis un fan hardcore de cet acteur au charisme si imposant, bien connu du grand public pour ses performances inoubliables dans Docteur Folamour ou Patton, qui compte également bien d'autres faits d'armes notables à son compteur. Plus largement, Hardcore est à recommander à tous ceux qui aiment les œuvres portées à bout de bras par d'immenses comédiens au sommet de leur forme.




Hardcore nous propose d'assister à la descente aux enfers d'un homme d'une soixantaine d'années, parti à la recherche de sa fille disparue, dont il retrouve la trace dans les bas-fonds de Los Angeles et, plus exactement, dans le monde du porno... L'acteur vedette incarne bien entendu ce vieux papa fatigué, totalement déconnecté de certaines réalités et perdu dans un monde dont il ne soupçonnait même pas l'existence. Homme d'affaire prospère et très puritain, vivant seul dans une petite bourgade paumée du Michigan, vraisemblablement veuf, cet homme se retrouve en effet plongé dans un univers poisseux qui ébranlera toutes ses croyances et ses convictions. Le regard hagard, les cheveux fous, la mine patibulaire et une chemise hawaïenne sur le dos, George C. Scott arpente les rues de L.A., de nuit comme de jour, mais surtout de nuit, tel un chien errant, totalement déboussolé, et animé d'une rage intérieure grandissante, de plus en plus incontrôlable. Le spectacle offert par l'acteur, parfaitement capté par Schrader, est tout à fait saisissant. Au fond du trou, son personnage choisira même de se faire passer pour un réalisateur de films porno, organisant à la va-vite un casting pour mieux remonter jusqu'à sa fille en interrogeant les différents acteurs qui se présentent à lui.




De ce film, qui vaut donc surtout pour la prestation encore une fois géniale de George C. Scott, je retiendrai surtout deux ou trois scènes, en plus de celle du casting évoquée précédemment. Il y a d'abord celle que je considère comme la scène-clé du film, où George C. Scott découvre ce qu'il est advenu de sa fille. Sans le prévenir ni lui donner plus d'indice, le détective miteux qu'il a engagé (un personnage par ailleurs assez délicieux incarné par le génial Peter Boyle) l'installe dans une petite salle de cinéma lugubre et lui projette le film porno dans lequel, entourée de deux gaillards bien charpentés, apparaît sa fille disparue. Dans cette scène très difficile, d'autant plus qu'elle s'étale étrangement en longueur, peut-être pour mieux nous faire ressentir toute la détresse de son personnage, George C. Scott s'en tire véritablement à merveille. A deux doigts d'en faire trop, sur la corde raide, il est tout simplement parfait. Cette scène devrait être montrée comme exemple dans toutes les bonnes écoles de formation d'acteurs !




Plus tard dans le film, George C. Scott forme un duo assez étonnant avec une jeune prostituée, actrice porno à ses heures perdues, campée par Season Hubley. Paumée elle aussi, elle tentera néanmoins de guider un peu notre homme dans ses investigations. Les interactions entre ces deux personnages que tout oppose donnera lieu à quelques dialogues assez savoureux. Parmi ceux-ci, je me souviens tout particulièrement de celui où les deux personnages échangent sur leur rapport à l'acte sexuel, en dévoilant tour à tour leurs positions là encore diamétralement opposées mais qui finiront par se rejoindre puisque la jeune femme conclura la conversation en disant, grosso modo, "Toi tu t'en fous parce que tu ne le pratiques pas, moi je m'en fous parce que je me fous de la personne avec qui je le fais". Autre scène, autre facette, plus discrète, du talent de ma regrettée idole : quand George C. Scott, démoli par la disparition de sa fille, lance un terrible regard noir à l'un de ses amis lui conseillant simplement de se relaxer, de respirer un bon coup et de laisser pisser. Une de perdue, dix de retrouvées, lui fait-il quasiment comprendre. George C. Scott se tourne alors vers lui en disant seulement "Could you ? Could you ?!", le tout accompagné d'un regard revolver à vous glacer le sang...




Hardcore est donc un film très plaisant pour tous les georgecéscottophiles dont je fais partie. Quand on voit la performance de la star, à aucun moment on peut se dire que les relations entre lui et son metteur en scène devaient être mauvaises. Et pourtant, c'était bel et bien le cas ! Durant le tournage, les rapports entre Paul Schrader et George C. Scott étaient si explosifs que la star aurait supplié son réalisateur de ne plus jamais faire de film ! Un accord que Paul Schrader s'engagea à respecter pour mieux apaiser l'ambiance sur le plateau mais qu'il contredit très vite en tournant un an plus tard American Gigolo. George C. Scott était à coup sûr un grand professionnel avant d'être un surdoué de l'acting... Un homme de devoir, un vrai pro au caractère impossible !


Hardcore de Paul Schrader avec George C. Scott, Season Hubley et Peter Boyle (1979)

22 juillet 2015

Dying of the Light

Totalement ignorant de la carrière de Paul Schrader, j’ai décidé de me la faire à l’envers. J’ai donc découvert le cinéaste à travers son dernier film en date, Dying of the light, La Sentinelle en France, titre qui n’a d'ailleurs aucun sens (l'original étant déjà le résultat de l'assemblage hasardeux de quelques mots relevés lors d'une partie endiablée de Scrabble, le jeu de plateau, et Schrader se vante d'avoir lui-même posé "of" et "the", mots comptent simple). Le film est sorti directement en dvd le 15 juillet dernier, malgré un pitch très d’actualité (le film s’inscrit dans le bain des purges sur la guerre d'Irak ou contre le terrorisme, paumé entre Dans la vallée d’Elah, Grace is Gone, The Messenger, Démineurs, American Sniper et tant d’autres daubes) et surtout malgré la présence au casting, dans le premier rôle évidemment, de Nicolas Cage. L’explication ? Il faut bien avouer que Dying of the light est une authentique chierie. Schrader s’est plaint de ne pas avoir pu bénéficier du final cut. Mais quand on constate la nullité assourdissante de chaque scène, de chaque ligne du script, de chaque instant de son film, on peut comprendre que les producteurs (parmi les exécutifs se trouvait Nicholas Winding Refn, qui décidément aura fait du mal au cinoche) aient retiré les bobines faisandées des panards de Schrader à la sortie de la projection des rushs pour tenter de sauver les meubles. Mais c’était peine perdue tant le film n’est ni fait, ni à faire, ni à avoir été à faire !



Très tôt dans le film, on sait que Nic Cage va s'imposer et que le scénario ne pèsera pas lourd.

Tout, dans Dying of the light, fait intensément pitié. A commencer par l’écriture. Qu'est-il arrivé à Schrader, l'auteur du script de Taxi Driver ? Le scénariste-cinéaste est apparu récemment sur I-télé au volant d'un yellow cab perdu en plein paname, tout rouge de colère contre Uber, nous révélant ses positions sur la question en même temps que sa triple carrière de scénariste-cinéaste-taxi. Cette vie trop chargée est-elle la cause d'un scénario si bidon ? Le film raconte l’histoire d’Evan Lake (Nicolas Cage), un agent de la CIA qui fut capturé et torturé, il y a 22 ans de cela, par un terroriste, Muhammad Banir, dont plus personne n’a entendu parler depuis l'extraction de Lake mais dont lui, Evan Lake, entend bien se venger. Désormais condamné à des tâches administratives et souffrant, suite à de longues séances de torture à base de coups de latte, d’un traumatisme du lobe frontal dont les symptômes sont de périodiques accès de démence et une perte progressive de la mémoire, Lake apprend enfin grâce à son jeune collègue de boulot, Milton « Milt » Schultz (Anton « Ant » Yelchin), qu’un type, en Afrique, se fait livrer un médicament soignant la thalassemie (obsédé par l'émission de George Pernoud, le malade ne parvient plus à décrocher de Planète+ Thalassa, la chaîne télé dérivée de l'émission phare de France 3). Le sang ne fait qu'un tour dans le cerveau pourtant à moitié obstrué de notre agent de la CIA multi-médaillé : c’est forcément Muhammad Banir qui se fait livrer ce traitement, car son père était déjà fan du magazine de découverte titulaire d'une des plus grandes longévités du paysage audiovisuel français. 


Schrader veut nous faire croire que cette scène se passe à Bucarest. J'ai tout de suite reconnu le Carrouf de Port-de-Bouc, sur la nationale Fos Martigues. J'y ai passé des plombes.

Notre vétéran décide alors, contre l’avis de ses supérieurs, qui le congédient aussitôt, de remonter la piste de ces médicaments avec l’aide de son acolyte prépubère, et d’avoir sa vengeance. Pourquoi pas. Sauf que tout cela semble avoir été écrit par un type qui n’a jamais vu le moindre film sur la CIA. Outre que toute cette histoire de traitement médical à distance et de thalassothérapie est d’un chiant à tout rompre, les scènes de filature et d’action sont autant de sketches parodiques qui s’ignorent, et ça va de nos deux supers agents secrets qui, en planque pour traquer l’ennemi, se tiennent assis, côte à côte, face au suspect, le fixant du regard sans broncher, la tête dévissée vers lui, à une dizaine de mètres de distance, sur une place peu fréquentée, à cette scène formidable où Milt, le jeune collègue d’Evan Lake, poursuit à travers la foule un probable sbire de Muhammad Banir et, l’ayant plaqué au sol et immobilisé, choisit tout à coup de l’égorger et de jeter son corps derrière une poubelle, au lieu de l’interroger pour s’assurer que le récipiendaire de l’acheminement de médocs que lui et son vieux pote revanchard pistent depuis des jours est bien le jihadiste Banir…




Deux agents spéciaux ultra qualifiés de la CIA en planque, ça donne ça.

Le film doit compter un goof par minute à peu près. Et ce n’est pas son seul problème. Il y a aussi tous ces couacs, moins graves dans la mécanique scénaristique, mais qui foutent mal au bide quand même. Par exemple dans la scène où Evan Lake ressort de chez Banir et ère dans les rues de Mombasa. Aussitôt, débarque dans son dos son pote Milt, qui semble l’avoir retrouvé en un coup de volant, et il déboule, tenez-vous bien, au volant d’une Twingo (?) rose hallucinante. La bagnole est presque en 3D tant elle n’a rien à foutre là et nous saute aux yeux sans crier gare. Elle mérite d’avoir sa plaque d’immatriculation au générique, troisième rôle du film avant Catherine Jacob (qu'on avait aimée en maman nympho dans Neuf mois de Pat' Braoudé), qui joue l’ex-maîtresse de Lake. Voire devant le fameux « Milt », aka Anton Yelchin (Pavel Chekov dans les reboots de Star Trek, Schtroumpf maladroit dans Les Schtroumpfs et Schtroumpf déjà chauve à 11 ans et demi dans Les Schtroumpfs 2), qui, durant tout le film, prend une voix grave et éraillée de narrateur de bande-annonce à se chialer dessus pour essayer de faire oublier au spectateur qu’il a le physique d’un enfant chez qui le cancer du côlon menace faute d'une alimentation suffisamment riche en calcium, et qu’il ne correspond en rien à son rôle de brillant agent de la CIA. 



UVU 3356 avait sa place dans le générique, assez haut.

Il n’y a bien que Nicolas Cage pour, une fois de plus, tirer son épingle du jeu dans une des innombrables et gigantesques daubes qui jalonnent son incroyable filmographie. Avec ses cheveux teints en gris, son oreille déchirée et son air mi-enragé mi-commotionné, l’acteur a ses petites fulgurances. Bien trop rares pour sauver le film, mais tout de même ! Il croit briller dans ces passages obligés où il pousse une gueulante contre ses supérieurs, les dents serrées et le nez tordu dans tous les sens, mais il est en réalité beaucoup plus génial quand son personnage sort d’une crise cérébrale, notamment quand son side-kick l’interpelle alors qu’il comatait à la table d’un pub, ou quand le même Milt le retrouve assis sur un banc de Bucarest, une chapka sur la tête, en train de buller la bouche ouverte : quand il revient à lui, Cage tripote lentement le tissu de la veste de son pote, sans rien dire, fin de la scène. On obtient l’explication de ce geste bien plus tard, quand il explique soudain à son ami : « Tu sais l’autre jour, quand je tripotais ta veste, c’était de la laine et j’avais la sensation de la fourrure : je suis dans la merde ». Il n’y a bien que Nic Cage qui mérite vaguement notre attention dans ce foutoir.





 Nicolas Cage en grande forme. L'acteur, adepte de la méthode Stanislavski, a demandé à sa femme de lui tabasser le lobe frontal à coups de planche pour être à fond dans le rôle. A un moment donné, ça paye.

On sent sa patte un peu partout, comme dans la scène où, pour prouver à Milt qu'il est encore un homme de terrain, il lui demande de poser un dictionnaire (de 150 pages env. seulement, faut pas déconner) sur sa main tendue à l'horizontale, fier comme Artaban de tenir le coup pendant cinq secondes. Ou bien dans cette autre scène où il reçoit son associé chez lui et lui sert du saké comme si c'était une évidence, avant d'expliquer à son jeune apprenti que, je cite et traduis de mémoire : les croyants comme Banir, ça ne tombe pas mort comme ça, il faut leur arracher le cœur ! L'autre répond un truc très con aussi, du genre : « Avoue que tu penses à tout ça depuis un bail... », et là, Cage, en pleine bourre, lâche les chiens : « Juste once a day » « every day ? » « all day long », et les deux cons partent d'un rire tonitruant, gueules et mirettes dilatées au maximum, que seul le retentissement de la sonnette interrompra. C’est à Cage qu’ils auraient dû confier le final cut. On dirait bien que c’était le seul type encore capable d’une ou deux étincelles dans toute l’équipe. Quoi qu'il en soit, j’aurais dû m’encastrer dans la filmo Schrader par la porte d’entrée au lieu de passer par la fenêtre du grenier, les combles de la baraque chlinguent de ouf et la visite aura tourné court…


Dying of the Light (La Sentinelle) de Paul Schrader avec Nicolas Cage, Anton Yelchin et Irène Jacob (2015)

28 avril 2012

Le Fossé

Notre fidèle guest-rédacteur Joe, le chef d'orchestre et fondateur du webzine musical et polémique C'est Entendu, aka Joe Bean, littéralement Joe le Harricot, vient nous parler du Fossé de Wang Bing, dont nous regrettions l'invisibilité dans notre édito du 1er avril, pour nous en dire tout le bien qu'il en pense et l'urgente nécessité pour le public, notamment français, de voir ce film, de voir d'autres films, de voir, tout court.

Le film de Wang Bing a vraiment raté son audience, pour le coup. Ou disons plutôt qu'on n'a pas vraiment laissé au public une chance de le rencontrer. Très peu de séances dans un nombre réduit de salles, le temps d'une semaine et demi : même à Paris, il fallait se presser pour le voir. Passons sur le manque de visibilité offert aux "petits films", surtout lorsqu'ils sont comme celui-ci présentés dans le cadre d'un diptyque (dont l'autre moitié est Fengming, chronique d'une femme chinoise, un documentaire du même auteur sur le même sujet paru en même temps mais encore moins visible dans les salles), ça ne sera pas le sujet d'aujourd'hui. Si je déplore que Le Fossé n'ait pas bénéficié d'une véritable chance d'être vu, c'est surtout parce qu'il me semble capital de faire voir aux français de 2012 les conditions de détention des prisonniers "droitiers" du régime communiste chinois de 1960.



Parallèlement à l'interview-documentaire de Fengming, survivante chinoise des camps de déportés, Wang Bing a ainsi tourné une fiction autour du camp de "rééducation par le travail" de Jiabiangou, dans le nord-ouest aride et sec de la Chine, qui dépeint les conditions de vie et surtout de mort des "travailleurs" qui par manque de vivres, de forces et d'espoir deviennent rapidement des morts en sursis. On y voit s'élever, tant bien que mal dans cette atmosphère délétère, quelques pics d'énergie aussi éphémères qu'inutiles lorsqu'une discussion politique "éclate" entre un fidèle du parti enfermé à tort et qui y croit encore et d'autres beaucoup plus critiques, lorsque la femme d'un condamné vient le retrouver et arrive huit jours trop tard, lorsque la nouvelle de la mort de son époux lui est annoncée et qu'elle hurle son désespoir, lorsqu'elle exige de connaitre l'emplacement de sa tombe et qu'on la menace de représailles pour ses velléités dissidentes, lorsqu'elle parcourt le désert de tombe en tombe pour finalement trouver les restes de son bien-aimé, lorsqu'enfin le plus "candide" des prisonniers et son ancien professeur se lancent dans une évasion perdue d'avance. Tout cela étouffé par le désespoir extrême entourant le camp, jusqu'à ses figures d'autorité, du chef résigné au kapo que le destin condamnera à ne jamais quitter les lieux.



Le réalisateur fait montre de détermination, de réalisme et de simplicité pour transmettre des sentiments de honte, de péril et de profonde désillusion. Dans le même temps, en filmant non seulement les "ennemis" du régime communiste mais aussi des amis déchus ou exilés des idées de Mao, Bing défie la déchéance des idées communistes et dénonce une soumission totale (face au régime et en son sein). De très beaux plans très clairs, dénués de vie mais bourrés de sens, alternent avec des séquences sombres, poussiéreuses, dans les abris souterrains des prisonniers rendus cannibales par la fin. La faim, ça n'est pas la leur qu'ils ressentent mais celle dont ils font l'objet. On les a envoyés s'entasser dans le désert afin qu'il les dévore, d'abord les corps, puis le langage, l'âme et enfin la vie elle-même.



C'est en somme une rengaine "connue", si je puis dire. La dénonciation des camps de travail ou de concentration, on y a eu droit au cinéma, de Lanzmann à Resnais en passant par Rithy Pahn et d'autres... Ne restait-il pour Wang Bing que l'espace d'une chinoiserie de l'horreur, certes cinématographiquement parlante et idéologiquement pertinente ? Je ne le crois pas. Le Fossé et Fengming présentent une valeur particulière, supplémentaire, qui me semble fondamentale dans le contexte de leur parution (et en dépit de leur maigre visibilité) en Europe, et puisque nous y sommes plus particulièrement en France, en 2012. Ce pour la bonne raison que le désespoir soumis que dépeint Bing à travers son portrait de Jiabiangou, ce fossé entre les promesses d'une société et la réalité de ses enfants devrait nous concerner directement, nous autres français, puisque nous sommes en plein dedans.



Le sommeil dans lequel nous baignons depuis si longtemps ne saurait durer éternellement. En 2012 ressent-on seulement les frémissements précédant le glissement de terrain qui surviendra forcément. Loin de moi l'idée de dénoncer ici la mort d'une civilisation et la fin annoncée du système capitaliste dans le détail et les effusions, mais comprenez-moi bien : je suis persuadé que ces choses surviendront. Sinon par un soulèvement interne généralisé (et non pas une indignation de pacotille), en tout cas par un conflit général. C'est inévitable. On ne peut pas asséner nuit et jour aux gens qu'ils doivent faire de l'exercice et s'enfiler dix fruits et légumes par jour tout en les incitant à travailler davantage et à manger vite et mal pour gagner du temps (de travail, pas de vie). Ceux qui travaillent au bureau, au chantier, à l'usine, et qui n'ont pas la chance d'avoir une cantine bon-marché-mal-bouffe à disposition font comme moi : ils mangent des sandwiches à la pause déjeuner. Ca n'est pas une simple question de temps (celui de commander dans un restaurant) ou d'organisation (on peut préparer ses repas la veille au soir et les tupperwarer), c'est une question d'argent. Pas besoin d'être au SMIC pour ne pas disposer des moyens de déjeuner au restaurant, pas même une saucisse/salade. Même en faisant grimper le SMIC à 1700 euros comme certains le promettent, un tel train de vie (je ne parle que de la simple idée d'être en mesure de déjeuner allez, disons deux à trois fois par semaine dans un bistrot de quartier) resterait impossible.



Ceci n'est qu'un exemple et pas le pire de ce que la situation a de terrible. Ne pas avoir les moyens de déjeuner, peu importe à la limite, ça n'est pas quelque fracture sociale ou quelque précarité généralisée qui soit le sujet. Il s'agit de réalisme ! Les français d'aujourd'hui veulent à tout prix conserver un modèle social déjà disparu, parce qu'ils refusent de voir qu'il a disparu, de se l'avouer. Oh pas tous, bien entendu. Les plus précaires le savent bien, mais tant d'autres semblent s'accrocher à l'idée que nous pouvons bricoler ces crises, tripatouiller le système qui fuit de partout, reboucher les trous avec des mensonges (pas ceux des politiques, ceux que la masse exige d'eux !) et vaille que vaille. On en est là. Dans un pays d'aveugles ou les borgnes sont bien emmerdés et qui ne demande qu'à s'effondrer pour mieux renaître. Or, pour que les choses avancent, il faut combattre cette cécité opportune et le film de Wang Bing participe de cet effort, à sa façon, en proposant une réflexion sur le regard. Regard des masses chinoises détourné des camps, regard des communistes brouillé par l'idée unique de Mao et regard des condamnés interdit de cité. Malgré ses faibles moyens et sa visibilité réduite, Le Fossé peut éveiller le regard de non-voyants français et c'est là toute la force de sa parution ici et maintenant.



Seulement voilà : qui pour voir Le Fossé ? Évidemment personne, ou presque. La réponse était dans la question. Pas de robots géants pour divertir, pas d'exotisme pour éveiller les sens (un désert, ça n'a jamais fait vendre au Club Med) et pas même une belle musique signée John Williams (le film est dénué de tout habillage musical, il est nu, sincère) capable d'en faire un Schindler du pauvre (du chinois). Justement ! C'est là l'une des manières les plus intelligentes de montrer l'horreur. Sans voix off, sans travelling sur des barbelés et sans divertissement. Nous sommes bien assez divertis par ailleurs, nous autres riverains de la Société du Spectacle et adeptes quotidiens du festivisme. Si l'on entreprend de nous faire voir ce que l'on refuse (la vérité), qu'on le fasse de façon intelligente, après tout. Il y a bien des façons de dénoncer, de démontrer et de défendre des idées, mais toutes n'ont pas ou n'ont plus la même force à une époque où l'attention est en baisse et la réflexion ne fait plus bander. En 1966, Raoul Servais pouvait se permettre d'user du dessin animé, d'un manichéisme enfantin et d'une schématisation de cour de récré pour "montrer" le Mal (évidemment très germanazié) sans l'explorer vraiment. De ce point de vue, Chromophobia apparait encore comme une introduction valide à la critique de la violence, mais une introduction seulement, et même un brin anachronique tant on a dépassé la lutte idéalisée d'un bien contre un mal aisément identifiables. Aujourd'hui, pas de tsar, de nazis, l'ennemi est diffus. Ou alors il s'appelle El-Assad et il ne sert à rien d'éveiller les consciences contre ses méfaits : il s'en charge pour vous. Éviter simplicité et manichéisme ne suffit pas : les français refusent la plupart du temps, pauvres d'eux, la pédagogie appliquée. Voyez l'échec auprès du public d'un film comme Les Amours d'Astrée et de Céladon, pourtant éclatant de sincérité, d'enseignements et de beauté. Peut-on citer un autre film qui s'intéresserait à l'adaptation d'Honoré d'Urfé, à l'époque Gallo-Romaine ou qui prenne le temps de renseigner personnages et spectateurs quant à la religion des Gaulois d'alors ? Imagine-t-on tant de scénarios consacrés à la politique de l'amour qu'il faille en snober un si beau, un qui professe avec une telle sagesse les enseignements de sentiments aussi importants que le respect, la colère, la jalousie et l'adoration ? Une œuvre pédagogique aurait peut-être davantage de prise sur la réflexion des spectateurs, c'est en tout cas mon sentiment profond et je regrette que le public n'y soit pas sensible, mais si l'on ne peut enseigner, il convient de renseigner, d'ouvrir des yeux trop souvent mi-clos, et la sincérité crue et directe du film de Wang Bing me semble plus à même d'être accueillie avec bienveillance par nos concitoyens. Ne prenez pas cela pour de la condescendance, d'ailleurs. Essayer d'être honnête avec les siens, jusque dans leurs travers, ne me parait pas négatif, au contraire ! C'est parce que je convoite le bien de mon pays et de mes frères français (et européens, le nationalisme n'étant pas mon dada) que je me permets de suggérer qu'ils seront sans doute plus réceptifs face à un film quasi-documentaire comme Général Idi Amin Dada : Autoportrait (de Barbet Schroeder, 1972), tourné en Ouganda face au charismatique leader, le montrant sans fard (et sans grandeur cinématographique) au quotidien, qu'au Mishima : A Life in Four Chapters de Paul Schrader (1985) qui montre avec poésie et théâtralité que tout combat, même réactionnaire, même perdu d'avance, vaut mieux que la paresse et la soumission. Le Fossé n'est pas simple à voir, c'est une vision effrayante, éprouvante, désolante et inaccessible au plus grand nombre. Je soutiens que si l'on faisait l'effort de régler la question de l'accès, les spectateurs, les français et les européens qui le verraient, eux se joueraient de l'épreuve et en sortiraient les yeux agrandis.


Le Fossé de Wang Bing avec Li Xiangnian, Lu Ye et Lian Renjun (2012)