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7 avril 2022

Mountain

Mountain, de Jennifer Peedom, me plonge dans un océan de perplexité. D'accord, le film est visuellement magnifique. Vraiment. C'est un régal pour les mirettes, de la première à la dernière seconde. Des drones ont sans doute été utilisés en nombre pour capturer de telles images et ces engins portaient en eux des caméras dernier cri. Il devait y avoir de véritables maîtres aux commandes, des techniciens hors pair, capables de les diriger avec une fluidité et une délicatesse impressionnantes, pour des trajectoires époustouflantes et des angles ahurissants. Il y a quelques passages proprement vertigineux, qui feraient peut-être pâlir des gars comme Fulvio Mariani ou Gerhard Baur, bref, tous ces types vaillants et courageux qui, jadis, n'hésitaient pas à chausser les crampons pour torcher des plans impossibles en très haute altitude et sur les pics les plus dangereux de la planète. L'australienne Jennifer Peedom a notamment collaboré avec le photographe et grimpeur turco-américain Renan Ozturk pour aboutir à un tel résultat. Mountain est rempli à ras bord d'images saisissantes qui nous scotchent à notre fauteuil et nous laissent bouche bée. C'est en pleine cohérence avec le sujet même de ce documentaire qui veut interroger le pouvoir de fascination des montagnes et se montre ainsi capable de provoquer cette fascination chez le spectateur, médusé.



 
 
A la vue de ce spectacle sensationnel, on se sent comme un peu moins confinés, quand nous sommes contraints à l'être, et nous avons envie de partir aux quatre coins du globe, dès que ce sera de nouveau permis. Pour les écoutilles aussi, le film est un délice, grâce à sa bande-son aux petits oignons que l'on doit à l'Orchestre Philharmonique de Sydney, sous la direction de Richard Tognetti (qui avait participé à la musique du chef d'œuvre de Peter Weir, Master & Commander). Les musiciens, que les premières secondes nous montrent s'installer ensemble derrière leurs chevalets et leurs instruments, paraissent jouer en direct, collant de plus près à chaque mouvement d'appareil, épousant le rythme des images choisies par la réalisatrice. Du travail d'orfèvre. La voix d'un Willem Dafoe également très appliqué ne gâche rien à l'affaire : en off, l'acteur déclame un texte parfois assez inspiré et beau que l'on doit en partie à l'écrivain britannique Robert Macfarlane (de larges extraits sont issus de son propre bouquin intitulé Mountains of the Mind : A History of a Fascination). Bref, Jennifer Peedom a su s'entourer et nous a effectivement concocté un film de toute beauté. Si je devais choisir une paire de films en guise d'écran de veille, Mountain en ferait forcément partie.



 
 
Quelques bémols tout de même, y compris sur le plan formel, pourtant si étourdissant de prime abord. Il y a, au milieu de toute cette belle symphonie montagnarde qui procure un plaisir visuel et auditif indéniable, un passage que j'ai trouvé fort déplaisant et laid. De mauvais goût, disons-le tout net. Dans sa volonté de démontrer la supériorité de la Nature en général et des montagnes en particulier, Jennifer Peedom tombe dans le sensationnalisme de bas étage en nous proposant une triste succession de chutes et d'accidents en haute ou moyenne altitude, parfois capturés à la GoPro, ce qui jure cruellement avec l'esthétique si soignée de l'ensemble. On doit ainsi supporter quelques plans en supercontreplongée hideux où des tocards dont la caméra est riftée à la glotte apparaissent tout déformés, encore plus moches qu'ils ne le sont au naturel, et en très grande difficulté après avoir osé un mouvement audacieux ou tout simplement fait preuve d'une maladresse qui aurait pu leur être fatale... "Qui aurait pu" seulement car, bien sûr, aucun mort n'est à déplorer (même si j'ai de gros doutes pour l'un d'entre eux qui, s'il est encore parmi nous, est un véritable miraculé !). Tout cela reste bien sage et calibré. Quitte à nous livrer une parenthèse enchantée de ce genre-là, autant y aller à fond et nous montrer des horreurs, de terribles tragédies. Bref, cette séquence pitoyable n'apporte rien de bon et ne satisfera même pas les aficionados de snuff movies. C'est moche et inutile.



 
 
Plus gênant encore, Mountain a le cul entre plusieurs chaises. Essai ? Documentaire ? Sur le sport de montagne ? Sur la montagne tout court ? A mesure que le film avance, on ne sait plus trop ce à quoi nous avons affaire. Cela pourrait ne poser aucun problème si l'ensemble se tenait mieux que ça, mais ce n'est pas tout à fait le cas ici. Mountain est déjà bien entamé quand nous est proposé une petite parenthèse sur l'histoire de l'alpinisme, avec quelques jolies images d'archive sans doute restaurées pour l'occasion. Mais malgré cette façon de retourner dans le passé et d'aller chercher des documents rares, la cinéaste n'adopte jamais une vraie démarche documentaire et a tôt fait de délaisser certains thèmes abordés, au profit d'un message global somme toute assez sommaire (le texte débité par Willem Dafoe est de qualité, certes, mais il y a quand même deux ou trois phrases qui font tiquer et foutent la rage). Dans le même esprit, on ne sait jamais où l'on se trouve, ce qui est filmé, quel massif, quel sommet, etc, comme s'il ne fallait surtout pas gâcher la magnificence des images souveraines avec quelques informations jugées superflues à l'écran. Ce choix a priori anodin s'avère très révélateur : il nous rappelle que ce sont effectivement les images qui sont ici portées aux nues et, à travers elle, la technologie qui a permis de les obtenir, et non la montagne, les paysages ou la nature...  



 
 
On nous sert aussi quelques digressions sur certains sports de montagne (snowboard, VTT, marche à pieds...) qui raviront peut-être les amateurs et pratiquants desdits sports (que je salue au passage tout en désapprouvant certaines de leurs pratiques, qui mettent parfois en danger des écosystèmes fragiles) mais qu'un critique impitoyable de mon acabit de ne peut que trouver hors sujet. Oui, ce type en VTT est ultra doué et n'a pas froid aux yeux ; oui, ce snowboarder a un talent fou et des genoux incroyablement flexibles, mais bats les pattes, on s'en tape ! Ejectons-les du métrage, eux et les autres imbéciles malavisés évoqués précédemment, et on atteindra une durée qui nous permettra encore mieux d'apprécier tout le reste. Avec ses pourtant modestes 74 minutes au compteur, Mountain est un poil trop long et la cause est toute trouvée, il aurait été aisé de tailler dans le vif !



 
 
Ainsi, contrairement à ce que laisse supposer la simplicité de son titre, Mountain aurait peut-être gagné à être plus focalisé sur son sujet, la montagne. La montagne, bordel. On s'attarde parfois sur de simples dunes. Alors certes, ça donne encore de belles images à la clé, mais faut pas pousser, une dune n'est pas une montagne. Demandez à un alpiniste s'il a déjà gravi la Dune du Pilat, il va voir rouge... Jennifer Peebom aurait pu trier plus sévèrement la quantité de rushs à sa disposition et se consacrer encore plus pleinement à un étalage d'une maestria technique incontestable. Ma conclusion sera donc ambivalente. Car si Mountain, qui aurait plutôt dû s'intituler Relief, ne va finalement pas très loin et a quelques pénibles défauts, il n'en reste pas moins un must see pour les amateurs du genre, ne serait-ce que pour le caractère très impressionnant de certaines séquences bluffantes qui caressent nos rétines avec brio et nous donnent l'impression de tutoyer les sommets.


Mountain de Jennifer Peedom avec la voix de Willem Dafoe (2017)

28 décembre 2021

The Card Counter

Son précédent film, le virulent First Reformed, offrait un rôle en or au grand Ethan Hawke et marquait son retour en forme inattendu, à 70 piges passées. Quatre ans plus tard, Paul Schrader récidive : il confirme que son inspiration, de cinéaste et de scénariste, est encore au beau fixe et donne à Oscar Isaac le meilleur rôle de sa carrière. L'acteur, au charisme indéniable dont la filmographie n'est sans doute pas à la hauteur du potentiel, incarne ici William Tell, un ancien militaire hanté par les horreurs commises à Abu Ghraib. Ayant mis à profit ses années d'incarcération pour maîtriser les cartes à la perfection, il traverse désormais l'Amérique, d'hôtels en motels, de casinos en casinos, se contentant de gains toujours modestes pour ne pas attirer l'attention et pouvoir ainsi continuer sa singulière expiation. Sa route croise un jour celle de Cirk (Taylor Sheridan), un jeune homme en colère désireux d'en découdre avec un ex-colonel de l'armée (Willem Dafoe) qu'il accuse d'être à l'origine du suicide de son père, ancien militaire également traumatisé par les exactions américaines perpétrées lors de la guerre en Irak. Plutôt que d'alimenter la haine et les envies de vengeance du si hargneux Cirk, qui essaie en vain de réveiller en lui de vieux démons, William Tell choisit de prendre le jeune homme sous son aile. Il lui propose de sillonner les routes en sa compagnie, tandis qu'il participera à des tournois de poker sous la houlette d'une agente bienveillante (Tiffany Haddish), afin de purger ses dettes et lui permettre une nouvelle vie.




Le scénario incisif de Paul Schrader explore la face noire de l'Amérique et convoque les fantômes de son passé récent par le biais d'un personnage de grand névrosé qui en est le véritable centre de gravité. Un homme énigmatique que l'on essaie de comprendre, de percer à jour, qui nous intrigue du début à la fin et demeurera un mystère ; un homme qui, chaque nuit, tel un curé de campagne, couche ses plus sombres pensées dans son journal intime, un verre de whisky à portée de main, sous la lumière tamisée de chambres d'hôtels qu'il a auparavant transformées en espaces anonymes et froids, déshumanisés – avec un soin maniaque, il enveloppe systématiquement chaque meuble dans d'épais draps blancs, lit, chaise et bureau compris, ce qui occasionne quelques images d'une fascinante étrangeté. A travers ce personnage magnétique, Paul Schrader laisse libre cours à ses obsessions habituelles, toujours sous l'influence du cinéma de Robert Bresson (mais je ne développerai pas plus ce dernier point, par manque de cartes en main – je vous oriente vers les nombreuses thèses écrites à ce sujet). Aussi, ce protagoniste retors, mutique et solitaire, rongé de l'intérieur, derrière une façade impénétrable et savamment construite, par une culpabilité qui ne l'abandonnera jamais, permet à Oscar Isaac d'étaler tout son talent et de nous livrer une véritable masterclass. Il faut dire que Paul Schrader, qui a soigné son texte – certains dialogues sont délectables –, lui donne à jouer du lourd : c'est un rôle costaud, au moins autant que celui d'Ethan Hawke, qui était parfait en révérend en pleine crise de foi dans First Reformed. Parmi les scènes qui permettent à Oscar Isaac de briller de mille feux, il y a notamment ce monologue glaçant lors duquel il raconte à son jeune acolyte, au moins aussi scotché que nous, son expérience à Abu Ghraib. Chaque mot, chaque intonation, chaque pause, chaque regard, tout, tout sonne juste, tout est parfait. Ce passage met également en évidence, bien entendu, la qualité de l'écriture de Paul Schrader, très précise et acérée. L'acteur et son réalisateur se rendent donc mutuellement service dans ce qui constitue un sacré bon moment de cinoche et l'une des nombreuses scènes fortes de ce film enlevé, marqué par la patte reconnaissable entre mille et la forte personnalité de son auteur, plus vigoureux que jamais.




Alors certes, le style de Paul Schrader est peut-être ici parfois un brin poseur, une impression renforcée par l'utilisation récurrentes des chansons lentes et ténébreuses de Robert Levon Been qui, de sa voix caverneuse, accompagne plusieurs scènes, les nimbant d'une atmosphère lourde et funèbre un poil forcée. Mais par ailleurs, la réalisation du scénariste de Taxi Driver est aux petits oignons, le plus souvent sobre, classe, concise, presque un peu austère, mais moins que celle adoptée pour First Reformed, qui était seulement illuminée par la présence du diamant brut Hawke et quelques parenthèses quasi psychédéliques surprenantes. Là encore, Schrader distille quelques très beaux moments, poétiques, lumineux, où l'on entreverrait presque avec un solide espoir une sortie du purgatoire pour notre si ténébreux joueur de poker. Quelques choix osés, comme celui du super grand angle avec image toute déformée – je ne vois pas comment appeler ça autrement, là encore, je manque à l'évidence de connaissances de base en matière de cinéma – pour ces quelques aperçus terrifiants de la prison d'Abu Ghraib, que l'on réintroduit par les cauchemars persistants du protagoniste, attestent de la personnalité et de la vigueur d'un cinéaste qui n'a pas froid aux yeux et remue avec une frontalité saisissante les souvenirs traumatiques d'une Amérique nauséabonde... Soit dit en passant, l'amateur de poker pourra presque regretter, face à la maîtrise de Schrader, que celui-ci ne donne pas une part plus importante à un jeu dont son protagoniste, en voix off, décrit le fonctionnement si particulier ; mais ce serait oublié qu'il ne s'agit pas là du sujet du film. On aurait aussi peut-être aimé que The Card Counter, après une longue montée en tension, termine plus fort, ou différemment, on ne sait pas. Une chose est sûre : le final nous laisse dans un drôle d'état, difficile à définir, mais il y a là un petit goût d'inachevé. Cependant, même ainsi, on tient là un excellent film américain, l'un des meilleurs de l'année à n'en pas douter, et il faut peut-être un peu de temps pour le digérer comme il se doit... 
 
 
The Card Counter de Paul Schrader avec Oscar Isaac, Taylor Sheridan et Tiffany Haddish (2021)

13 décembre 2018

Mon Garçon

Le gamin de Guillaume Canet et Mélanie Laurent se fait enlever dans une réserve indienne alors qu'il était en colonie de vacances. A bout, Guillaume Canet décide de mener l'enquête lui-même et part, désespéré, à la recherche de son fils dans les beaux paysages enneigés du Vercors. Voici le pitch de Mon Garçon, le cinquième long métrage de Christian Carion à qui l'on doit également Une Hirondelle a fait le printemps, Joyeux Noël et En Mai, fais ce qu'il te plaît (du coup, moi, j'ai pas maté son film !). Bien qu'il ne sache pas monter à cheval, Christian Carion est Chevalier de la Légion d'honneur. Il fait partie de ces grands mystères du cinéma français, ces réalisateurs médiocres tout de même capables d'attirer dans leurs projets des "vedettes" (notez les guillemets). Guillaume Canet, Michel Serrault, Mathilde Seigner, Mélanie Laurent, Diane Krüger, Dany Boon, Emir Kusturica, Willem Dafoe, Alexandra Maria Lara, Niels Arestrup, Olivier Gourmet... tous ces gens ont défilé devant la caméra de Christian Carion, se mettant au service de ses scénarios minables, parfois même à plusieurs reprises. Comment est-ce possible ? Je laisse la question en suspend...





Mon Garçon nous propose donc d'assister à la détresse de Guillaume Canet. Bien décidé à gagner des oinps auprès de son ex-femme, sa rage lui ordonne de se faire justice lui-même. Nous le suivons donc dans son entreprise, très américaine, de vengeance. Après avoir repéré une voiture présente dans deux vidéos amateurs prises lors du départ en colonie du gamin, il retrouve immédiatement la piste des kidnappeurs à partir de la plaque d'immatriculation. Facile. Une fois arrivé au domicile du kidnappeur, nous avons droit à une scène mémorable de torture au chalumeau administrée par un Guillaume Canet enragé sur un pauv' type qui tient à garder le silence et ne livre aucune info, lui qui n'est qu'un maillon sans importance d'un vaste système de trafic de gosses. Cette scène-là vaut le coup car elle nous offre le spectacle d'un acteur poussé dans ses derniers retranchements. C'est la troisième collaboration entre Canet et Carion. Le réalisateur a demandé à son acteur d'improviser chacun de ses dialogues, chacune de ses réactions, selon le contexte et la situation. Quand Canet a vu ce poste de soudage équipé Oxyflam, son sang n'a donc fait qu'un tour : il s'est mis à menacer sa victime de lui cramer le ièp après lui avoir retiré, difficilement, sa godasse. Avant cela, l'acteur avait bien essayé de le faire causer par la menace verbale dans des interjections riches en insultes mais sans effet notable. "Enculé de ta race tu vas me dire où est mon garçon !" On remarque alors que Guillaume Canet insulte volontiers les races de ses semblables et qu'il est alors particulièrement ridicule.





Autre scène, plus tôt dans le film, autre performance de choix : celle de Mélanie Laurent qui, anéantie par la disparition de son fils et navrée par les agissements de son ex-mari, se met à hurler contre lui, après que celui-ci s'en soit pris à son nouveau compagnon (résultat des courses : deux côtes cassées et un séjour à l'hosto) qu'il accusait d'être dans le coup. Mélanie Laurent perd alors sa voix et se met à crier des dialogues infâmes en flirtant avec les ultrasons. Quiconque matera ce film avec son animal de compagnie au pied du canapé le verra fuir la pièce en toute hâte devant un spectacle aussi pénible pour leurs sensibles oreilles. Recherchant visiblement le réalisme à tout prix, Mélanie Laurent en oublie notre bien-être et prouve de nouveau toute sa bêtise. La dernière partie du film nous propose de voir Canet dégonfler un pneu de 4x4 (c'est long...) puis s'en prendre à chaque ravisseur à coups de club de golf. Quand il retrouve enfin son gosse, on se dit putain... tout ça pour ça ? Pour une telle erreur de la nature ? Pour cet avorton à peine humain ?





Alors que l'on croit avoir assisté au pire, Mon Garçon se conclut sur une scène surréaliste dans laquelle toute la petite famille est réunie au grand complet et joue ensemble au frisbee, dans un très joli décor immaculé et ensoleillé que Chris Carion croit embellir encore en filmant à contre-jour, le soleil inondant le cadre. Plus ridicule encore : Mélanie Laurent et Guillaume Canet commentent chacun de leurs lancers via des dialogues improbables ! "Oh, de la main gauche, joliiiii !", dit un Canet débordant d'un enthousiasme très forcé à son fils si problématique, heureux qu'il soit atteint de la même pathologie que lui. "Magnifique échange... C'est ce qu'on appelle un magnifique échange" ajoute Laurent, hilare sans motif valable, et Canet de répondre un incompréhensible "Elle va écrire des bouquins ta mère maintenant...". Ça laisse vraiment sans voix ! "J'ai eu un peu peur quand même..." précise ensuite Canet après avoir manqué de recevoir le frisbee en travers la gueule. C'est surréaliste !





Cette scène finale échappe aux mots. La légende raconte que la petite troupe devait initialement jouer au cerf-volant mais, face à l'absence total du moindre courant d'air le jour du tournage, le gamin a proposé le frisbee ! Quand on voit le résultat à l'écran, nous ne pouvons que nous réjouir que les éléments se soient mobilisés contre ce film. L'arrivée des flics vient conclure ce douloureux épilogue comme pour nous rappeler que nous sommes devant un film français et non américain : ils embarquent Guillaume Canet, qui a tout de même laissé trois ou quatre cadavres dans son sillage pour récupérer son morbac... Dans la catégorie "film français avec un acteur constamment à cran et en roue libre cherchant à se faire justice lui-même", Mon Garçon se pose là mais n'arrive tout de même pas à la cheville de Blanc Comme Neige, ce sommet d'humour involontaire porté par la frénésie d'un François Cluzet au top de sa forme.


Mon Garçon de Christian Carion avec Guillaume Canet et Mélanie Laurent (2017)

15 septembre 2018

The Florida Project

Après s'être intéressé à des prostituées transgenres qui arpentaient les rues de Los Angeles dans l'excellent Tangerine, Sean Baker continue de mettre en lumière les marginaux et les laissés pour compte en filmant cette fois-ci les résidents d'un motel situé en périphérie du parc Disneyworld, en Floride. Plus précisément, le cinéaste colle aux baskets d'une bande de gosses livrés à eux-mêmes et surexcités qui commettent les 400 coups sous le regard du gérant des lieux, incarné par Willem Dafoe, seule star du casting. La joyeuse petite troupe est emmenée par Moonee, une fillette de 6 ans à l'énergie débordante dont la jeune maman peine de plus en plus à subvenir aux besoins, et notamment à payer son loyer... Au fil de leurs mésaventures, le groupe se délite et c'est sur le devenir de Moonee et de sa mère que l'on finira par se concentrer.





La première heure du film nous baigne agréablement dans l'insouciance des enfants, elle est portée par leur énergie sans limite et rythmée par leurs facéties. On se régale de les voir filer à toute vitesse dans ces décors multicolores, déambuler devant ces bâtisses si kitschs qu'elles ont l'air sorti d'un jeu vidéo ou de s'être égarées à l'extérieur de Disneyworld. Devant la caméra joueuse, fluide et légère d'un Sean Baker qui a troqué ses iphones contre du 35mm, les gamins évoluent dans ce qui ressemble à s'y méprendre à un magasin de jouets géant à ciel ouvert, et ils y agissent comme tel, en s'amusant du matin au soir, quitte à enchaîner les conneries. Ils importunent les adultes, redoublent d'astuce pour récupérer quelques centimes, vont s'acheter des glaces, jamais plus d'une pour trois, épient les personnages haut en couleurs de leur motel et finissent souvent par traîner dans les pattes du gérant. On a l'impression de voir une sorte de Gremlins 3 au pays de Mickey ou, plutôt, juste à côté : les mioches n'ayant pas accès au fameux parc, faute d'argent, ils s'inventent des attractions de substitution, en toute liberté. Une visite aux quelques vaches broutant tranquillement la verdure du coin devient un tour au Safari, une incursion dans une vieille baraque abandonnée du quartier glauque est un ticket pour le Manoir Hanté. On continuerait volontiers à les regarder faire pendant des heures, à condition, évidemment, de supporter de tels sales gosses !





Mais un malaise pointe progressivement le bout de son nez et se fait de plus en plus pesant, à l'image du ciel de Floride, tour à tour traversé de part en part d'un arc-en-ciel féérique ou surchargé en nuages menaçants. On se met à craindre le pire pour ces enfants. L'inquiétude jusque-là diffuse et sous-jacente prend peu à peu les devants, et l'on se dit que le regard bienveillant et protecteur du gérant ne suffira pas à les tirer des problèmes qui les entourent, en particulier la petite Moonee, car sa mère en vient à faire n'importe quoi pour gagner quelques billets... Sean Baker évite encore une fois tout misérabilisme, toute complaisance, en choisissant de toujours filmer à hauteur d'enfant, avec cette distance qui les tient éloignés des soucis pourtant omniprésents des adultes et ressemble ici à de la pudeur. On retrouve cette façon si précieuse qu'a le réalisateur de ne porter aucun jugement sur les personnages borderline qu'il met en scène. On pourrait détester la jeune maman de Moonee, totalement irresponsable et incapable de s'occuper comme il faudrait de sa fille, mais ça n'est pas le cas. On la prend simplement pour ce qu'elle est et nous ne doutons jamais de l'amour qu'elle porte pour sa petite, encore plus prégnant lors des dernières scènes du film, particulièrement émouvantes.





Sean Baker joue très intelligemment des contrastes terribles qui donnent à son œuvre une ambiance singulière et la teintent d'une ironie amère. Des motels miteux portant des noms fantasmagoriques (Magic Castle, The Future...) aux enseignes de publicité immenses qui écrasent l'horizon en passant par les devantures de magasins ou de fast food exhubérantes, tout nous rappelle dans quel monde vivent les personnages et à quel point ils en sont éloignés. Le décor outrancier et les couleurs vives du rêve américain tranchent violemment avec la pauvreté des laissés pour compte et ne rendent que plus criante et cruelle la précarité de ces gens, condamnés à vivre au jour le jour, exclus et ignorés. C'est avec beaucoup de talent, en utilisant l'innocence et l'insouciance propres aux enfants, que Sean Baker nous montre cet envers si peu reluisant. Quand, à la fin du film, l'inévitable survient, que la séparation se fait inéluctable, on ne peut s'empêcher d'être réellement ému. D'abord par l'histoire personnelle de cette gamine aussi épuisante qu'attachante, et aussi par la situation globale dépeinte par le réalisateur. La jeune actrice, Brooklynn Kimberly Prince, est d'un naturel étonnant, à se demander comment le réalisateur a bien pu faire pour la diriger ainsi. Willem Dafoe livre lui aussi une prestation remarquable, tout en sobriété. Il est à la fois bourru, tendre et inquiet. Il fallait un acteur de cette trempe et de ce charisme pour parvenir à cela. Il ajoute encore une belle ligne à sa riche filmographie tandis que Sean Baker continue, de son côté, à dessiner une filmographie cohérente, prenant au fil des films de l'importance dans le paysage du cinéma indépendant américain. 


The Florida Project de Sean Baker avec Brooklynn Kimberly Prince, Willem Dafoe, Bria Vinaite, Valeria Cotto, Christopher Rivera et Caleb Landry Jones (2017)

31 août 2017

Seven Sisters

C'est avec une certaine frilosité que je me suis laissé tenter par ce Seven Sisters, qui a tout, au départ, pour inquiéter, de l'affiche au pedigree de son réalisateur norvégien Tommy Wirkola (réalisateur de Dead Snow et de Hansel et Gretel : Witch Hunters, deux trucs que je n'ai pas vus). Mais je dois bien dire qu'au final ce petit film de science-fiction, qui relève d'ailleurs plus directement du thriller, n'est pas inintéressant, et se révèle même très réussi dans sa première partie. L'histoire se déroule dans un futur relativement proche où la planète est plus que jamais victime de surpopulation. Pour y remédier, le Bureau d'Allocation des Naissances, dirigé par Nicolette Cayman (la flippante Glenn Close), met en place une politique d'enfant unique à la chinoise. Tous les enfants surnuméraires sont traqués puis confinés et enfin cryogénisés en vue d'être réveillés un beau jour, quand la Terre se portera mieux. Un type, Terrence Settman (Willem Dafoe, également à l'affiche de Death Note, un autre film Netflix actuellement sur les écrans, quant à lui totalement merdique : votre dernier pet a plus de qualités), refuse de se soumettre à cette loi quand naissent les sept filles jumelles de sa propre fille morte en couches.




Terrence nomme ses petites-filles d'après les sept jours de la semaine, leur construit un appartement-cachette et leur impose un certain nombre de règles vouées à les préserver : elles se partagent une seule identité, nommée Karen Settman, en hommage au patronyme de leur mère, et ne peuvent sortir de l'appartement qu'à tour de rôle, le jour de la semaine correspondant à leur prénom, pour ne pas être repérées par les innombrables flics et autres bornes de contrôles qui quadrillent la ville. Mais partager une identité à sept n'est pas évident, pas plus que rester calfeutrée six jours par semaine ou subir les conséquences logiques du plan de pépé Dafoe, qui veut que ce qui arrive à l'une des sœurs doit arriver aux autres (la perte d'un doigt par exemple). Or il se trouve justement qu'un lundi, Monday ne rentre pas à l'appartement. D'où le titre original, plus intriguant que le nôtre : What Happened to Monday ?




La mise en place du récit, claire et efficace, n'est pas avare en tension, et surtout parvient en un rien de temps à nous faire croire aux sept sœurs parfaitement identiques, à ce personnage officiel unique divisé en sept identités différentes, toutes incarnées par une Noomi Rapace démultipliée à l'écran, qui n'est sans doute pas pour rien non plus dans la faculté du film à nous faire très rapidement marcher dans sa combine (là où l'on passait tout Okja, par exemple et uniquement pour citer un autre film Netflix récent, à zieuter le gros tas de viande hideux sans mordre dedans une seule fois). L'actrice, qui a eu le bon goût de refuser d'apparaître dans Alien : Covenant pour jouer ici, parvient sans trop forcer à exister dans la peau de chacune des sept sœurs tout en dépassant les stéréotypes dont le scénario les affuble pour mieux les distinguer. Il est au bout du compte assez étonnant d'être confronté dans le même temps à des héroïnes fragiles (les sœurs sont intelligentes, vaillantes, voire combattantes, mais n'ont rien de wonder women indestructibles, et heureusement) et à une entité, Karen Settman, quasiment inépuisable, increvable (ou presque...), puisque dotée de sept vies, comme les chats. Dommage que Karen Settman ne soit pas un chien, car  si c'était un chien doté de sept vies comme un chat, ces sept vies seraient multipliées par sept comme chez les chiens, ce qui lui ferait quarante neuf vies...




La deuxième partie est moins convaincante, du fait de quelques incohérences, de scènes agaçantes où les personnages agissent soudain comme des abruties (cette discussion sur les exploits sexuels présumés d'une des sœurs à la tignasse peroxydée tandis qu'une autre est en danger de mort et a besoin d'aide... ou, juste après, quand ladite sœur s'en va perdre son pucelage avec un gardien de la paix et communique des codes secrets aux autres jours de la semaine tout en profitant au max d'un cunnilingus de tous les diables...), d'un certain trop-plein d'action, et d'une révélation finale attendue mais un brin énorme, qui tartine les méchants de plus de méchanceté qu'il n'en fallait et rend le propos du film plus grossier. Mais, sans crier du tout au chef-d’œuvre, on peut se satisfaire d'un film plutôt original (sur un seul aspect, mais central, celui d'une seule actrice pour incarner sept sœurs jouant toutes le même rôle, hors les murs de leur tanière), correctement ficelé et entraînant, nettement supérieur à ce qui sort en ce moment dans le genre, qui aurait pu être davantage mais qui est déjà bien agréable.


Seven Sisters de Tommy Wirkola avec Noomi Rapace, Willem Dafoe et Glenn Close (2017)

23 avril 2014

Speed 2 : Cruise Control

Fausse bonne idée. Bourrée de vraies mauvaises idées. Comme souvent chez De Bont, les intentions sont là, mais pour la première fois de sa carrière le ratage est complet. Première déconvenue : c'est exactement la même histoire que dans Speed, sauf que l'autocar est remplacé par un paquebot. Jan de Bont, qui n'avait jamais foutu les pieds sur un bateau et qui voyait dans ce projet l'occasion de faire sa première croisière aux frais de la princesse, avouera avoir surestimé la vitesse d'un tel engin. A trente nœuds (soit 55 km/h), le suspense a du mal à décoller, et la ceinture de sécurité prônée par le titre québécois s'avère plus encombrante qu'autre chose. Moins d'efficacité donc et pas vraiment de nouveautés puisqu'on retrouve un dingue des explosifs bien décidé à prendre en otage le gratin de la jet set américaine pour ramasser un petit paquet de fric susceptible de lui assurer des vieux jours pépères à l'ombre d'un palmier sec avec pour spectacle quotidien, non loin de là, l'épave aux œufs d'or échouée sur la plage.




Que nous vaut le coup de sang de ce malade, ici campé par un Willem Dafoe qui était alors dans le creux de la vague ? Notre bonhomme s'est fait virer d'une compagnie maritime et a décidé de se venger en détériorant le plus beau navire de ses ex-patrons, exactement comme Dennis Hopper dans le premier film. Mais comme cette suite répond à la règle du "bigger, louder, quoique pas faster", le gros méchant devait être encore plus taré qu'à l'origine, en tout cas devant la caméra (parce que dans la vie, aussi problématique soit l'individu Willem Dafoe, ça reste un enfant de chœur à côté de feu la toupie humaine nommée Dennis Hopper), d'où ce chapelet de scènes où le "vilain" se recouvre le corps de sangsues pour se libérer de quelque problème d’acné. Solution démesurée là où un peu de biactol suffirait. Et que dire de ces scènes coupées au montage où on devait se rendre compte que le jobard campé par Willem Dafoe souffrait également de la même maladie que Michael Fassbender dans Shame, mais c'est un autre propos...




Petite surprise quand même : un salop d'usurpateur a chipé la place de Keanu Reeves après le refus catégorique de ce dernier, trop occupé à dédicacer des culs et des poitrines (pas seulement féminines) en tant qu'élu tout de noir vêtu suite à son explosion dans Matrix. C'est Jason Patric, que l'on confondra toujours avec Robert Patrick, qui le remplace au volant de Sandra Bullock. Boloss, sosie de Mathieu Valbuena, docile et moins regardant que la star bouddhiste désormais inatteignable tout droit venue d'Eurasie et nommée Reeves, le fameux Patrick, que Jan de Bont a appelé Patrick Jason durant tout le tournage, fait ni plus ni moins pitié dans ce film, il fait pleurer de pitié. C'était le début et la fin de sa carrière, une carrière "rapide", comme l'indique le titre de l'unique film qui la compose. Malléable et sûr des choix de son réalisateur, l'acteur débutant accepta d'apparaître à chaque scène dans une nouvelle tenue, plus ou moins marquée par la folie typiquement hollandaise du sieur De Bont, au mépris d'une continuité narrative mise à rude épreuve, et au mépris du bon goût accessoirement. Première scène : Patric apparaît arcbouté sur sa moto et laisse apparaître ce qui à l'époque n'avait pas encore de nom et qu'aujourd'hui on nomme communément un "string". Voilà qui donne le ton ! Il enchaîne ensuite les cascades en pantacourt, les dérapages en tongs et chaussettes allemandes, et les roulés-boulés en kilt, laissant admirer une broussaille indigne d'un homo-sapiens-sapiens. Bref, Jan de Bont n'avait pas l'air décidé à faire de lui le Keanu Reeves des temps modernes, préférant manifestement en faire le gros mariole d'un flop gaiment consenti par son auteur.




Face à lui, Bullock, dont la carrière, à l'époque, n'a pas encore décollé au même titre que celle de Reeves, et qui a tout mis en œuvre pour flinguer à bout portant le petit charisme offert à son personnage dans le premier film. Elle campe ici l'idiote sympathique, la grosse otarie délurée, l'hystérique bien foutue de service qu'on a juste envie d'étouffer. Chacune de ses répliques semble échappée du cerveau d'un misanthrope machiste et misogyne bien décidé à faire passer son petit message craspec sur la place des femmes dans le monde à travers la bouche de l'un de ses plus beaux spécimens. La magie Bullock n'opère plus et se transforme en haine. Le charme bestial du couple que l'actrice formait avec Keanu Reeves est ici remplacé par un bal des maudits déprimant, une succession de disputes pour le moindre prétexte ridicule entre deux port-de-boucains, Patrick accusant notamment sa compagne d'avoir oublié d'embarquer son chargeur de gamegear à bord du bateau des vacances et ainsi de suite.




Conscient du naufrage et toujours très respectueux des directives qu'on lui donnait (dépasser la barre des cent millions de dollars de recette par jour d'exploitation), Jan de Bont espérait sauver les meubles par une dernière pirouette en intitulant le film : "Cruise control". Drôle de sous-titre qui cache simplement la volonté du cinéaste de nous faire croire qu'il s'était payé la star née un 4 juillet auréolée de son succès dans le Mission Impossible de Brian de Palma. Le piège a fonctionné sur certains spectateurs, qui ont scruté le générique de fin à la recherche de l'acteur nommé "Control", en vain. Cette malice du facétieux De Bont fait sourire aujourd'hui, même si on avait tous envie de le tuer après avoir découvert la suite fétide de notre film fétiche. Après tout ce temps on se dit qu'il a peut-être eu raison de passer l'intégralité du tournage allongé dans sa chaise longue sur le pont du bateau, en train de pulvériser son score à Tétris en enchaînant les oinjs entre trois tranches de Gouda. Il donnait quand même ses directives, en balançant ses mains de chaque côté de sa chaise, tournant sciemment le dos à l'équipe de tournage. Quand on voit les deux films à la suite on ne peut pas croire que le même homme les a tous les deux mis en boîte. On sent que quelqu'un lui a dit "fais Speed 2, s'il te plaît" et que De Bont, avec sa légendaire bonhommie, n'a pas su dire non. Certains diront que c'est à cela qu'on reconnaît les plus gros cons, de notre côté nous dirons simplement que c'est un homme de cœur qui, dans tout ce qu'il entreprend, quand le cœur n'y est pas, n'arrive à rien.


Speed 2 : Cruise Control de Jan de Bont avec Jason Patric, Sandra Bullock et Willem Dafoe (1997)

8 janvier 2013

4h44 Dernier jour sur Terre

On peut lire un peu partout que les deux derniers films d'Abel Ferrara, Go Go Tales et 4h44 Last Day On Earth, s'inscrivent dans la suite logique de l'ensemble de la carrière du cinéaste par la nature des sujets abordés, qui répondent aux mêmes obsessions, et notamment via les thème de la religion, de l'addiction, de la puissance corporelle et de son contraire, ou de l'accomplissement artistique. Mais ces deux films se répondent tout particulièrement entre eux et forment une sorte de diptyque sur la fin du monde, avec le même acteur principal, l'impayable et superbe Willem Dafoe, qui passe dans le dernier film d'une interprétation rentrée à des explosions corporelles étonnantes, sans oublier de nous faire bien rire quand il parle au Dalaï-lama à travers sa télé. Dafoe incarne deux héros plutôt mystérieux confinés dans des huis-clos truffés d'écrans, des cocons menacés où la passion artistique persiste à s'exprimer jusqu'au bout et même si tout s'écroule.




Si le film de 2007 traitait d'une catastrophe économique là où celui de 2012 aborde une apocalypse écologique, dans les deux cas l'idée de cycle revient, ici sous la forme des aléas d'un commerce inconstant, là par le motif du cercle, celui que peint Skye (Shanyn Leigh, qui joue la compagne de Cisco, interprété par Dafoe) au début du film et celui qu'elle peint à la fin, ce dragon bleu dessiné sur une toile à même le sol et dans la courbe duquel s'allongent les amants pour mourir, quand dans leurs yeux se reflète un autre cercle lumineux. Ces deux films peuvent également fonctionner par paire dans la mesure où ils s'écartent conjointement de la noirceur pessimiste et défaitiste d'un autre chef-d’œuvre comme Bad Lieutenant, pour se focaliser sur des personnages dont le salut est envisageable, et envisagé, par un cinéaste qui ne se leurre pas quant à l'état de dégénérescence avancé de notre monde mais qui veut en préserver et en révéler la beauté coûte que coûte.




C'est cet esprit qui règne quand Ferrara, avec un minimalisme de rigueur et une poésie inversement proportionnelle à la petitesse de ses moyens, filme le ciel nocturne de la ville de New-York plongée dans l'obscurité envahi d'une aurore boréale improbable, somptueuse lueur verte qui donne l'impression d'admirer le fantôme géant de ce ciel même, le spectre de notre monde surplombant nos têtes. La fin est globale, elle doit s'abattre sur l'humanité tout entière d'un seul coup, et c'est comme si l'humanité dans son ensemble était déjà transformée en un ectoplasme géant. Cette apparition par anticipation, de la même façon que Ferrara filme un monde fini avant sa fin effective, pourrait être une image mentale (celles dont parle le gourou que Skye écoute sur sa tablette en peignant) produite par l'humanité elle-même qui, obsédée par la fin des temps annoncée, projetterait sa mort commune dans l'écran du ciel quelques minutes avant que la fin simultanée de tous les habitants de la Terre n'ait eu lieu. Cette image peut aussi symboliser la réunion finale de tous les êtres vivants. Cisco, en même temps qu'il découvre ce ciel nouveau, regarde à la jumelle depuis la terrasse de son appartement ses voisins dans leurs gestes les plus anodins. Le film a un fort aspect religieux mais qui va bien au-delà de la question christique de Bad Lieutenant ou de la conversion récente de Ferrara au Bouddhisme, et qu'il faut entendre au premier sens du terme "religieux", comme "ce qui relie" les hommes.




De la même manière qu'il prenait le contrepied du scénario de cabaret-avec-patron-endetté dans Go Go Tales, Ferrara prend le contrepied du film catastrophe en ne se laissant jamais aller à filmer des règlements de compte de dernière minute, des agressions de la dernière chance, des tentatives d'isolement dans un bunker ou des combats à mort pour une survie impossible. Au contraire il filme des gens qui s'aiment, qui aiment jusqu'au livreur vietnamien, qui leur emprunte un ordinateur pour parler aux siens et que Skye prend dans ses bras sans le connaître, parce qu'elle ne le reverra jamais. Les personnages du film sans exception ne cherchent qu'une chose, être ensemble (c'est tout l'enjeu de la dispute entre Skye et Cisco, la jeune femme refusant que son homme se drogue juste avant la fin, pour qu'il soit bien avec elle à ce moment-là), n'aspirant qu'à se relier. Cisco y parvient quand, arrivé au bout d'une séance de méditation ou juste avant l'explosion finale, il voit lui apparaître des images du monde entier confondues les unes dans les autres (Ferrara profite de sa liberté jusqu'à frôler l'expérimentation), une mémoire universelle qui défile devant son esprit avant la fin de tout. Penser le monde comme une boucle et la mort comme la promesse d'un retour cyclique à la vie (Skye demande à Cisco de ne pas avoir peur car ils se retrouveront au-delà de la dernière lumière blanche) fait certainement partie des préceptes bouddhistes mais aboutit ici à un film moins idéologique que simplement humaniste et optimiste, qui place tout son espoir dans l'homme et dans sa faculté à aimer l'autre. Les moyens de se lier à l'humain sont nombreux et consistent principalement en une foule d'outils de vision et de communication que le couple exploite tout au long du film : les jumelles déjà évoquées, l'inénarrable et plutôt inefficace écran de télévision, le visiophone ou tous les moyens de vidéo-communication possibles (internet, téléphone, etc.), et si Ferrara est conscient que ces outils créent une distance autant qu'une proximité, il préfère en retenir la capacité à réunir les gens. D'ailleurs quand Cisco sort de chez lui pour aller rejoindre ses amis, il doit se fondre dans la nuit et grimper aux échelles de sécurité des immeubles avec difficulté, puis repart très vite pour ne pas laisser Skye toute seule, la réunion physique impliquant autant de séparations que les écrans tâchent de combler. Ultime rencontre des êtres, beaucoup plus probante, celle qui passe par le corps, et qui donne à Ferrara l'occasion de filmer une scène d'amour physique assez sublime où les corps nus des deux amants s'empoignent très simplement mais sur fond d'un grésillement faible, d'une vibration lointaine et sourde qui nous rappelle que la fin approche et que cette étreinte sera la dernière, nous conduisant à la trouver plus belle que toutes les autres.




Cette scène, minimale dans les termes mais maximale dans l'effet, est à l'image de l'ensemble du film. Car le plus fascinant dans tout ça n'est pas tant, par exemple, la séquence faite de bric et de broc mais parfaitement éblouissante de l'aurore boréale, c'est l'usage du presque rien. Ferrara, à partir d'une économie de moyens rare, parvient à nous faire croire à la fin du monde mieux qu'aucun autre film ne l'a fait. De la même façon qu'il raconte à ses personnages une histoire à dormir debout et à laquelle ils croient pourtant tous (comment pourrait-on prédire l'heure de la fin du monde par voie de destruction de la couche d'ozone à la minute près ?), le cinéaste nous convainc absolument de l'imminence et de la réalité de cette apocalypse improbable avec trois fois rien. Il suffit au début du film que la chose soit annoncée sur un écran de télévision, que les personnages aient l'air de le croire dur comme fer, que Skye recouvre sa toile de peinture noire et que Cisco écrive noir sur blanc dans son journal cet énoncé performatif, "The world is ending", pour que nous soyons parfaitement immergés dans cette réalité incontestable, pour que nous regardions passer les voitures en bas de l'immeuble du couple en nous demandant très sérieusement où vont ces gens qui perdent leurs derniers moments sur la route, et pour les imaginer désespérés d'atteindre leur dernière destination. Il suffit de rien enfin pour que nous soyons terriblement touchés de voir les amants du film et ceux qui les entourent prononcer toutes leurs paroles et faire tous leurs gestes, banals, idiots, insignifiants (et désormais plus importants que tout) pour la dernière fois, et pour que nous remettions en cause notre propre quotidien, dérisoire sans doute mais que nous serions fous de laisser filer.


4h44 Dernier jour sur Terre d'Abel Ferrara avec Willem Dafoe et Shanyn Leigh (2012)

6 janvier 2013

Go Go Tales

Go Go Tales c'est Cosmopolis avant l'heure (le film n'est sorti en France qu'en février mais date en réalité de 2007) et en mieux. On y retrouve un bel homme charismatique, maître en son domaine, un huis-clos sombre, artificiellement éclairé et sur-coloré. Notre patron est isolé dans cette bulle parsemée de mille écrans de contrôle, entouré à sa guise de femmes sublimes et de conseillers divers, en proie à une névrose, confronté à la mécanique marchande des corps, et il affronte directement la crise économique en bon emblème de la société américaine capitaliste. Or Ferrara fait non seulement preuve d'un raffinement esthétique extrême, à base de mouvements de caméra fluides et presque aquatiques, de plans séquences coulant les uns dans les autres et de cadrages sublimes, mais il excelle en prime à filmer un collectif certes marginal et parfois étrange mais d'une vraisemblance à toute épreuve, il capte sans forcer une infinité de mouvements de corps et de matières, s'empare d'une énergie concrète et saisit la présence de personnages vivants et attachants, qu'il semble aimer vraiment.




Le film consiste plus ou moins en une immersion dans un microcosme en fin de cycle (Ray Ruby, le héros du film et patron de la boîte, ainsi que ses sbires, n'arrêtent pas de répéter qu'un club de striptease fonctionne par cycles), où les numéros de lap-dance s'enchaînent tandis que le taulier essaie de maintenir de l'ordre dans une affaire menacée de toutes parts, par une propriétaire réclamant quatre mois de loyer, un frère pourvoyeur de fonds lassé par l'échec financier de la boîte, ou des filles qui parlent de faire grève si elles ne sont pas payées. Et dans la même journée, Ray attend que son fidèle assistant retrouve le billet de loterie truqué et gagnant qui leur permettra de remporter 18 millions de dollars.




Aux deux extrémités de cette plongée anxieuse dans un univers en déliquescence, deux séquences absolument magistrales. D'abord une courte introduction d'une grande beauté : un premier plan remonte le long du corps allongé de Willem Dafoe jusqu'à se placer au-dessus de ses beaux cheveux brillants tandis qu'il regarde une bague à son doigt ; Ferrara raccorde sur l'image vacillante des pieds d'une fille assise en tenue de danseuse classique, et grimpe lentement jusqu'à son beau visage avant de redescendre vers ses jambes ; retour au premier plan sur la tête de Willem Dafoe et retour, là encore, à la position première de la caméra, qui parcourt à nouveau et en sens inverse le corps de l'acteur. L'image tremblante, fragile, imprécise de cette danseuse en tutu au milieu d'un cabaret est une image mentale mystérieuse. Mais il ne sera pas question d'une histoire d'amour perdu ni d'une quelconque passion contrariée avec une employée (comme dans Tournée de Mathieu Amalric, sorti il y a deux ans, auquel on pense beaucoup, comme on pense forcément à la référence commune de ces deux films, le Meurtre d'un bookmaker chinois de John Cassavetes), et d'ailleurs Ferrara évite tous les passages obligés du film de genre : pas de mafieux à l'horizon, pas d'intervention de gorilles pour tabasser le héros endetté, pas de vrai problème avec les clients ni avec les filles. L'image désirée dans le prologue est un rêve pur et simple, le rêve d'une vie, celui de créer une communauté artistique et de voir des êtres s'épanouir. Ray Ruby aime ses filles et ne prend de plaisir qu'à les présenter au public dans l'exercice de leur passion, sauf à chanter lui-même sur scène une ritournelle sentimentale inappropriée à son commerce. D'où ces fameux jeudis soirs où il fout ses clients à la porte pour laisser à ses employés, hommes ou femmes, une chance de s'exprimer librement en tant qu'artistes devant quelques éventuels producteurs, à l'image de la danseuse étoile du rêve initial que l'on retrouve alors dans un numéro de pointes émouvant.




Ferrara dénonce un monde contemporain (et un cinéma américain contemporain, que la boîte de spectacle refermée sur elle-même symbolise, avec cette omniprésence d'écrans et ces danseuses qui rêvent de faire l'actrice à Hollywood) où il faut se prostituer pour espérer pouvoir s'exprimer de temps en temps, et où le manque de financement désintéressé brime la liberté (à ce titre les figures de producteurs, bien que délestées de tout cynisme pesant, font froid dans le dos, de la vieille propriétaire gueularde au frère coiffeur putanier et artiste raté incarné par Matthew Modine). Mais Ferrara n'est pas un doux ange et, comme son double Ray Ruby, il ne rechigne pas totalement à cette concession qui consiste à déshabiller des filles (même s'il le fait sans aucun voyeurisme, au contraire même, avec beaucoup de respect), d'où le vice assumé (celui du jeu) avec un sourire malsain par Ray Ruby à la fin du film, dans un monologue où Willem Dafoe fascine une fois de plus.




Dans cette dernière séquence, où le personnage est au fond du gouffre et avoue son échec, la faillite de son rêve de communauté artistique unie et solidaire, Ferrara a la géniale idée de ce gag quand Ray retrouve le billet gagnant dans la poche intérieure de sa veste porte-bonheur. Par cette pirouette, Ferrara évite un final trop écrasant après une longue et violente chute libre, il termine sur une note positive et sauve ses personnages en liesse en même temps qu'il enfonce le clou sans lourdeur quant à la perversité et l'illusion du système capitaliste, qui pousse ses membres au vice, le cinéaste remettant un jeton sur l'inévitable système cyclique de la crise, qui rattrapera bien vite le millionnaire Paradise de Ray Ruby. Cette fin permet aussi à Ferrara de conclure sur le sourire de détraqué légendaire de ce cher Williem Dafoe, et ça, ça n'a pas de prix.


Go Go Tales d'Abel Ferrara avec Willem Dafoe, Matthew Modine, Asia Argento et Bob Hoskins (2012)

25 février 2012

Le Patient Anglais

A côté de ce classique du dimanche soir signé Anthony Minghella et adoré de tous nos parents qui se l'enfilent sans se plaindre à chaque rediffusion télévisée, une fois par semaine, le pourtant presque écœurant Out of Africa passerait presque pour un modèle de sobriété et de distinction. English Patient bat le film de Pollack à plates coutures en termes de trophées et de renommée puisque feu Anthony Minghella (l'un des deux seuls Anthony cinéastes de l'Histoire du cinéma, avec Anthony Mann, l'écart entre les deux étant digne de celui qui sépare Sam Mendes et Sam Peckinpah) rafla deux Golden Globe et pas moins de neuf statuettes aux Oscars, neuf ! Ce qui le plaça au pied du podium hollywoodien où trône encore aujourd'hui Ben-Hur, récemment rejoint par Le Retour du roi et Titanic. Faut dire que ce gigantesque succès de pacotille synonyme de grosse manne à pognon était télé-guidé par la machine Minghella, et machine est le mot juste puisque l'homme, mort prématurément en 2008, ne réalisa qu'une poignée d'autres films du même calibre, des tragédies romantiques pour gonzesses vouées à faire main basse sur toutes les récompenses, dont Retour à Cold Mountain, une autre Rolls-Royce des cérémonies qui ne rencontra pas son public : 7 nominations aux Oscars, 8 aux Golden Globes, et seulement deux prix d'interprétation pour Renée Zellweger dans le pire second rôle de sa vie, alors qu'à ses côtés Kidman et Portman se disputaient les slips des quelques spectateurs mâles du film, dont votre humble serviteur, tiraillé entre le passé et le présent dans un grand écart douloureux pour les bijoux de famille. La machine Minghella s'était sans doute un peu enrayée après avoir brillé de mille feux dans Le Patient Anglais, un modèle quasi limite du genre : tout est réuni dans ce film pour faire chialer le monde. Tout c'est d'abord une mise en scène d'une platitude absolue et d'un académisme obtus qui met un point d'honneur à ne surtout jamais tenter quoi que ce soit pour ne pas déranger le confort de ces messieurs dames. La seule tentative formelle tient dans un fondu enchaîné qui confond les dunes de sable du désert vues du ciel et les plis du drap qui recouvre le corps souffreteux d'un personnage condamné à une mort lente par un accident d'avion dans le désert en question, personnage dont la troisième jambe intacte, et désormais plus vivante que lui, a valeur d'Everest saillant au milieu des dunettes que ses guiboles sans vie forment sous le plaid filmé avec amour par Minghella.




Tout c'est aussi et donc surtout un récit calibré au nanomètre pour épater la bourgeoise. Je vais essayer de vous faire un résumé de l'histoire, accrochez-vous à votre fauteuil et tâchez de ne pas fermer l’œil. La première scène du film nous montre un avion sur le point de s'écraser dans le désert. Le pilote (Ralph Fiennes, à l'époque au sommet des charts en Angleterre après sa performance entre autres dans La Liste de Schindler, et dont ce rôle chez Minghella fut le chant du cygne, vu qu'il se croûta ensuite lamentablement) essaie de s'extraire de l'appareil tant bien que mal au risque de se faire cramer le sommet du bulbe par les flammes que crache le moteur en feu de son zinc et de se retrouver avec une banane flambée à la place du crâne pour le restant de ses jours. Nous le retrouvons ensuite dans un camp de blessés, brûlé au dernier degré et agonisant (les flammèches embrasant ses cheveux secs se seront répandues comme un feu de paille sur l'ensemble de son habeas corpus). Il apprend alors à un infirmier qu'un certain officier, sur lequel on l'interrogeait, est mort, tué par un éclat d'obus, ce qui ne tombe pas dans l'oreille d'une sourde puisque Juliette Binoche, elle aussi infirmière dans le camp, fond en larmes au second plan en apprenant la nouvelle du décès de son fiancé. "J'ai dit un truc qu'il fallait pas ?", demande Fiennes, complètement dans les choux sur son plummard. Dans la séquence suivante la même infirmière éplorée, la belle Binoche, fait partie du convoi voué à déplacer les grands brûlés en lieu sûr quand elle aperçoit par hasard une amie à elle, assise à l'arrière d'une jeep sur le point de dépasser le cametard qui la transporte elle et les blessés (dont Fiennes, à prononcer "Fiénès", lequel fait décidément peine à voir, carbonisé de la tronche aux pieds). Binoche et son amie discutent cinq bonnes minutes pour fêter leurs retrouvailles tandis que les chauffeurs du camion et de la jeep se lancent des regards exaspérés en essayant de rouler à la même vitesse pour ne pas déranger la conversation, comportement assez improbable en temps de guerre mais soit. Binoche rend un bracelet en or à sa copine, qui le lui avait gentiment prêté... Puis la jeep accélère car son conducteur en a ras-le-bol, doublant le camion et traçant à fond la caisse sur la route avant d'exploser sur une mine 200 mètres plus loin. Binoche, qui a vu toute la scène, saute du camion en marche, court en hurlant vers ce qui n'est plus qu'un volant bouillant planté au milieu d'un cratère, et retrouve sur le bas-côté le fameux bracelet en or intact, dont la propriétaire s'est volatilisée sous l'impact de l'explosion, littéralement atomisée. Tout n'est donc pas perdu, mais Binoche l'a mauvaise et en conclut que les gens qui l'aiment sont condamnés à mourir très vite et de préférence dans un grand "BOUM !"



Dégoûtée par sa destinée, elle décide de se retirer dans un monastère en Toscane et garde Ralph Fiennes à ses côtés, qui est par ailleurs devenu amnésique après s'être extirpé de son avion thermostat 6, petit détail que j'avais omis de rappeler. Anthony Minghella n'a cessé d'affirmer en interview au moment de la sortie du film que le Comte László Almásy (Ralph Fiennes) a réellement existé, "c'est une histoire vraie !" clamait le cinéaste par monts et par vaux, même s'il ajoutait ensuite que la chronologie des événements, la liaison avec Katharine (Kristin Scott Thomas) et ses conséquences ainsi que tous les autres événements du script relèvent de la pure fiction nécessaire à la narration. Binoche s'occupe donc du blessé amnésique, véritable merguez humaine, tout en cavalant à droite à gauche comme une surexcitée. En parallèle à ça, Ralph Fiennes (prononcez-le comme bon vous semble car ce patronyme est jugé imprononçable par son porteur lui-même) recouvre lentement la mémoire, et le film est alors envahi de longs flash-backs, au point qu'on se retrouve face à deux films emboîtés l'un dans l'autre. On a deux histoires pour le prix d'une ! Avant de cuire dans son cockpit, Fiennes était le bel homme que l'on sait et il courtisait sans en avoir l'air une femme mariée sous les traits distingués de Kristin Scott Thomas, l'éternelle aristo du Commonwealth. Lors d'un trek dans le désert, on voit Fiennes (ne le prononcez pas) bâcher la jeune femme avec un sang froid de bad boy genre renard du désert intrépide typique, de quoi faire chavirer la belle comtesse, séchée en apparence par le soleil aride du désert maghrébin mais détrempée en réalité par les assauts du beau ténébreux. Quand elle lui pose une simple question, Fiennes le taciturne qu'il ne faut pas faire chier répond qu'il a fait le même voyage en bagnole avec un touareg quinze jours plus tôt sans que ni lui ni son passager ne prononcent un traitre mot en 5 heures de trajet, et de conclure : "c'était le plus beau jour de ma vie". Scott Thomas s'en prend plein la gueule pour pas un rond, au propre comme au figuré, littéralement tabassée par un vent de sable tapageur elle se fait en prime remettre en place dès qu'elle ouvre la bouche, elle n'a pas droit à un regard de la part de son interlocuteur focalisé sur la route (je rappelle qu'ils sont dans le désert, où il n'y a pas de route) à part quand, lors d'une pause bien méritée, elle se trouve de dos, penchée en avant... son guide britannique la considère tantôt comme une sous-merde tantôt comme un récipient : elle est amoureuse.




S'ensuit une scène clé du film. La voiture de tête du trekking est pilotée par un raciste notoire qui n'arrête pas de claquer dans ses doigts pour que l'arabe transformé en petit sablé assis sur le toit inconfortable de sa bagnole se penche sur le côté du véhicule et lui cause par la fenêtre, sans doute pour lui indiquer la "route". A chaque fois que le pauvre arabe s'exécute le fumier qui est au volant lui jette une cacahuète dans la bouche que l'autre chope difficilement au vol avant de retourner se percher sur le véhicule. Le conducteur, qui se veut un véritable enculé du quotidien, espère en foutre plein la vue à Fiennes, assis à ses côtés, qui a quitté la caisse occupée par Scott Thomas car elle le saoulait trop et pour se faire encore plus aimer d'elle. Mais à la troisième cacahuète, l'arabe glisse et se casse la gueule du toit, tombant à flanc de dune dans un précipice où le conducteur le suit par réflexe (ou pour l'achever en lui roulant dessus ?), lançant son 4x4 à la renverse dans un banc de sable. Le conducteur du véhicule suivant croit à un soudain changement de direction, un raccourci à travers sable, et fonce à son tour faire des tonneaux dans le sable, le tout sur la musique de Gabriel Yared. Bref on se retrouve avec deux véhicules enlisés sur trois et il faut que la dernière voiture fasse demi-tour pour aller chercher du secours auprès de l'époux de Scott Thomas, resté en ville. Les émissaires montent à bord du dernier tout-terrain fonctionnel, y compris notre charmante touriste déjà emballée et pesée par son guide anglo-saxon, qui s'installe à la place du mort. Mais au démarrage les pneus patinent et le bolide manque de rester tanqué dans le sable. Scott Thomas abandonne sa place de bon cœur pour camper pendant deux jours sous un soleil de plomb aux côtés de son bellâtre. Aussitôt la dame descendue de voiture, celle-ci démarre sans difficulté. Les 34 kilos que pèse l'actrice empêchaient l'automobile remplie à ras-bord d'une demi douzaine de sherpas de s'élancer convenablement. Passons. Si vous avez lu jusque là vous pouvez affirmer que vous avez "vu" ce film.



La nuit tombe et Scott Thomas la regarde tomber, assise en tailleur sur une dune. Fiennes la rejoint et lui conseille de se radiner dans une des deux bagnoles immobilisées. Mais madame "regarde les étoiles en désordre" (sic.), "J'essaie de les ranger" dit-elle à un Ralph Fiennes à deux doigts de péter les plombs. Ce renard de Tunis qui semble avoir roulé sa bosse dans tous les océans de sécheresse de l'Afrique du Nord lui montre alors une tempête de sable qui se lève à trente mètres de leur campement de fortune. Après en avoir pris plein la tronche, les deux tourtereaux ensablés de pied en cap se calfeutrent dans leur voiture embourbée et regardent les vagues déchaînées de poussière s'abattre contre les vitres de la carlingue. Fiennes, tout en caressant les cheveux de sa blonde, se lance alors dans un interminable laïus sur les différents types de vent qui sévissent dans le désert. Car non content d'être un baroudeur de Kebili et de Rabat, notre anglais est cultivé. Il lit aussi Kipling et tient un journal dans lequel il évoque Scott Thomas sans la nommer comme une femme "dont les vêtements flottent" (sic...). Quand sa compagne de déroute tombe sur ces pages secrètes elle en fond dans sa culotte, toute cette poésie, tout cet amour, ça la finit littéralement. Ils sont toujours coincés dans la voiture par la terrible tempête quand Fiennes poursuit sa leçon de climatologie en causant d'une antique armée d'arabes qu'on avait levée pour affronter un vent considéré comme particulièrement redoutable et Scott Thomas s'endort net, le sourire tout de même figé sur la face et une main posée sur la braguette de son somnifère. Au petit matin, les deux futurs amants se réveillent en catastrophe pour constater qu'ils ont raté le passage de leurs sauveteurs. Après cette contrariété ils se décident à déterrer l'autre bagnole, complètement recouverte de sable, dont les passagers sont en train de mourir étouffés.




Retour au présent : Binoche, la Toscane, l'abbaye de Santa Anna in Camprena, le gros lardon fumé cloué au lit etc. Quoique, la peau du visage de Fiennes a déjà meilleure allure. L'homme semble se régénérer lentement, naturellement, Binoche est la Malicia de son Wolverine (private joke pour les tarés de comics !), elle qui bute tout ce qu'elle touche et lui qui retrouve ses facultés sans broncher. En tout cas nos deux larrons vont bien. Binoche lit Kipling à Fiennes qui n'écoute que d'une oreille (car il ne lui en reste plus qu'une). Et puis un nouveau venu se pointe. Un Australien patibulaire incarné par Willem Dafoe. Binoche étant également australienne dans le film, le courant passe immédiatement entre eux et Dafoe est convié à partager les murs des deux héros. Mais ce type est louche, il a un secret. Il s'en prend rapidement à Fiennes auprès de Binoche en ces termes : "Je sais quelque chose que vous ne savez pas sur ce soi-disant english pashient...". A partir de là l'intrus va s'acharner à questionner Fiennes sur son passé obscur et pousser le convalescent à se rappeler l'intégralité de son histoire oubliée. J'ignorais qu'il suffisait aux amnésiques d'un type curieux un peu insistant pour revoir leur passé dans les moindres détails, mais soit. En tout cas c'est ce que parvient à faire Fiennes, poussé à cela par un Willem Dafoe ganté de mitaines noires qui n'a de cesse de laisser pianoter ses huit doigts sur tous les meubles de la pièce en faisant les cent pas autour du plumard du grand brûlé. Le blessé alité n'en peut plus de voir l'autre lui tourner autour en faisant des moulinés avec les bras pour mieux faire mater ses mains amputées de leurs pouces et il finit par lui demander ce qui est arrivé à ses crayons. Mais on ne saura la réponse que plus tard. Je place là un suspense identique à celui placé par Anthony Mandela, j'espère que vous kiffez !



Dans un nouveau flash-back langoureux, Kristin Scott Thomas lave les cheveux de Ralph Fiennes (comme Bob Redford lavait ceux de Meryl Streep, Le Patient Anglais et Out of Africa, ces deux terribles fresques mélodramatiques à Oscars, ont décidément bien des points communs), puis elle le rejoint dans son bain, ce qui donne l'occasion à l'actrice de se montrer entièrement nue pour ne pas complètement perdre les spectateurs mâles qui regardent le film aux côtés de leurs épouses et concubines en pointant discrètement leur index sous leur nez en direction de l'écran pour transformer mentalement la romance à l'eau de rose de Minghella en shoot'em up à la première personne. Fiennes demande à sa dulcinée ce qu'elle aime dans la vie (erreur de débutant) et elle lui répond en vrac : "La vie, les fleurs, le chocolat, la musique de merde, le shopping, l'eye-liner, les roses... la vie quoi !". Puis elle lui retourne la question, à laquelle il répond : "Le silence, le désert et ta mère" (sic. semper tyrannis), et elle enchaîne en lui demandant ce qu'il n'aime pas (les meufs et leurs questions...). Alors le séducteur répond de façon plus ou moins habile (très maladroit ou échaudé par les devinettes de sa conquête) qu'il n'aime pas s'attacher, ni en voiture ni en amour, et qu'il vaut mieux pour elle qu'elle tire un trait sur le mariage. Scott Thomas en laisse tomber son savon, repousse la tête de Fiennes jusqu'alors scotchée à ses nibards et sort du bain, vexée semble-t-il. Mais un peu plus tard, alors qu'elle est en train de servir des plats dans une cantine de soldats à Pienza (Italie), Ralph Fiennes vient retrouver sa maîtresse et lui demande discrétos de simuler un malaise pour le rejoindre dans la cave. Elle s'exécute et s'ensuit une scène d'amour torride et gluante entre ces deux amants illégitimes. Juste après la fin du coït, accompli debout à même une poutre qui s'en souviendra toujours, Fiennes s'escape juste avant que le mari de la jeune femme la rejoigne, lui avoue qu'il adore quand elle sue comme ça. Puis cet époux naïf embrasse sa belle et s'étonne de son odeur d'amande douce et de tajine aux pruneaux. Voilà qui nous rencarde sur l'eau de toilette pas très virile de Fiennes ou sur l'odeur de son liquide séminal après ingestion d'un gros couscous royal, si on opte pour une interprétation plus flatteuse mais moins glamrock ; et voici surtout qui fout Scott Thomas drôlement dans la merde. Plutôt que de prétexter qu'elle a récemment changé de déodorant ou qu'elle s'est un peu lâchée sur les keftas de la cantine, elle fronce les sourcils, écarte son époux naturellement suspicieux d'un coup de coude et s'éclipse sans mot dire. Évidemment le mari cocu a tout pigé et il passera ensuite toute une (longue...) séquence assis dans sa voiture à regarder la façade d'un hôtel où Scott Thomas déballe encore ses pectoraux au pieu avec un Fiennes tout fou. Si vous avez tout lu jusqu'ici vous êtes un gros malade.




Dans l'autre récit, celui au présent, Binoche s'est isolée dans une ramification du monastère et joue du piano sur un instrument désaccordé, penché à la verticale suite à un bombardement. Un cri se fait entendre : "Arrête, arrête tout, chawarma !". C'est Saïd de Lost qui rapplique, enrubanné car de confession Sikh, et qui implore Binoche d'arrêter sa musique car selon lui les allemands adorent piéger les pianos, et parce qu'en outre elle joue "comme une merde" (sic. encore). Notre nouvel invité est un expert en déminage. Binoche le rassure : "Ca fait deux plombes que je me fous en l'air sur ce claveçin et rien n'a sauté". Mais Saïd jette tout de même un œil sous la queue du piano, coup d’œil rapide vu que l'instrument est complètement retourné sur lui-même, pour découvrir ce qui doit être une bombe : "Voyez...". Binoche rétorque alors avec un sourire : "C'est peut-être parce que je jouais du Bach que ça n'a pas explosé". Saïd la fusille du regard. "Je dis ça parce que Bach est Allemand...", ajoute Binoche. "Je sais, j'ai beau être black je connais Bach, c'est pas drôle pour autant", conclut le démineur avec un regard glaçant. Binoche vient de se faire torcher, un homme lui a rabattu son claque-merde, conséquence ? Je vous le donne en mille : elle est folle amoureuse. Plus tard elle passera des plombes à la fenêtre, à mater le démineur Sikh s'affairant dans le jardin, et Fiennes n'aura de cesse de lui dire : "Allez, va te le faire, tu peux te faire qui tu veux ! Va te le faire !". Elle suit son conseil et va ouvrir les hostilités en allant conseiller à Saïd de laver ses longs cheveux noirs et soyeux non pas avec de l'huile de moteur mais avec de l'huile d'olive (véridique), profitant de lui donner ce conseil pour le mater torse poil en pleines ablutions. Puis elle finira par coucher avec lui après une séance de haute voltige. En effet Saïd l'emmène dans la grand salle du monastère, lui noue une corde autour du ventre, puis l'envoie en l'air grâce à un astucieux système de poulies pour la faire valdinguer aux quatre coins de l'édifice avec une torche à la main, lui permettant de regarder les peintures murales tout en chopant la chiasse. Et pendant ce temps la guerre fait rage... Suite à ça Binoche tombe dans les bras de Saïd et ils s'envoient en l'air pour de bon, ce qui permet à l'actrice de montrer un sein afin de maintenir la concentration des spectateurs hommes en transe. A ce propos je me demande encore comment Juliette Binoche a pu recevoir l'Oscar de la meilleure actrice dans un second rôle pour ce film, même si je l'adore sincèrement. Dans ce film elle ne fait strictement rien à part s'ébahir la plupart du temps pour des conneries et fondre en larmes dès que ça se présente...



Dans un énième flash-back, Fiennes se retrouve seul dans le désert (je passe pas mal d'épisodes, vous m'en voudrez pas ?) quand l'avion de son ami et rival (l'époux de Scott Thomas), approche pour lui venir en aide. Mais au lieu de se poser en douceur, le mari jaloux et revanchard lance son appareil en piqué sur Fiennes pour le tuer et en finir avec sa propre existence trahie. Sauf que, et nous ne le découvrons qu'en même temps que Fiennes (qui a donc échappé au crash grâce à quelques pas chassés sur le côté), le cocu avait prévu d'embarquer Scott Thomas dans son crime et suicide, la femme volage, l'infidèle impie, également présente à bord du planeur. Fiennes découvre que le mari est mort mais que sa bien-aimée vit encore. Le crash a été terrible, d'une violence inouïe (imaginez un avion qui s'écrase à pic et à pleine vitesse sur une butte de terre sèche, dites-vous que le film déborde de fric et que tout ça est suffisamment bien fait pour nous suggérer la violence du choc, dont même Robert Patrick sortirait en lambeaux), mais Scott Thomas apparaît à peine un peu débraillée sur le siège avant de l'appareil, les lunettes de travers. On nous dit cependant qu'elle est grièvement blessée et Fiennes décide de la transporter vers un abri. Sur le trajet en direction d'une caverne tout à fait appropriée, Scott Thomas lui dit qu'elle l'a toujours aimé et Fiennes explose en sanglots. Finalement il la dépose dans une grotte en lui laissant du papier, détail qui peut sembler scabreux mais au moins Fiennes est-il un homme prévenant. Il lui abandonne aussi un crayon et une lampe torche. Puis une fois mise à l'abri, il lui jure de ne jamais l'abandonner et ment aussitôt en partant chercher du secours à trois jours de marche dans le désert le plus total (même si les scènes ont en réalité été tournées aux oasis de Chebika et Midès, mais laissons ce goof de côté). On le voit crapahuter à bout de forces et le montage alterné nous dévoile la fin de Scott Thomas, dont la torche n'a plus de piles. Arrivé à bon port, Fiennes demande à un officier de lui prêter sa voiture, de la morphine et un médecin pour aller sauver sa femme qui clamse dans une caverne au fond du désert. L'officier commence à faire chier en lui demandant ses papiers d'identité. Fiennes ne les a pas sur lui, tu m'étonnes ! On lui demande son nom. Il répond : "Salazny". L'autre répète "Schwarzy ?" et lui demande d'épeler. Fiennes le chope par le col et s'apprête à lui casser la gueule quand un soldat lui met un coup de crosse sur la nuque. Il se réveille dans une jeep battant la campagne, menotté, demande ce qu'il fout là et l'officier lui répond qu'il va en taule, "Sale fritz !". Fiennes proteste qu'il est anglais et, pour l'heure, peu patient, mais l'officier rétorque : "Salazny von Bismarck c'est Anglais peut-être ? Fous fous foutez de ma gueule ?" (dans la VF). Puis notre héros malmené se retrouve dans un train de prisonniers en direction de Benghazi. Prétextant une envie de pisser il tue son garde et saute du train. Boitant et suffocant, le voila reparti pour la ville le long des rails, poussant un hurlement de désespoir qui résonne dans tout le désert filmé en plan d'ensemble par un Minghella un poil zélé, appuyé par un ingé son au rabais. L'incompréhension irritante de l'officier, l'angoisse du temps perdu dans une course contre la montre entre la vie et la mort, l'injustice ulcérante subie par le héros et sa femme impuissante, tout est là pour nous pourrir la vie.




Finalement retourné en ville, Fiennes est vexé qu'on l'ait pris pour un Allemand et il s'en va donc pactiser avec l'ennemi. Moyennant quelques informations de premier ordre, les "fritz" lui donnent de l'essence pour qu'il puisse retourner vers sa femme en avion (l'un des moyens de transport mis en avant par le film, aux côtés du 4x4 et de la bicyclette). C'est à cause de ces informations échangées avec les allemands que Willem Dafoe, qui était un associé du mari de Scott Thomas et un espion australien infiltré dans les rangs de la Wermarcht, est fait prisonnier et torturé par un officier nazi surmené. D'où la perte de ses précieux pouces, et d'où sa colère à l'encontre de Fiennes qu'il prenait pour un collabo. Bref, Fiennes retourne dans la grotte au milieu du désert, retrouve sa femme morte, s'allonge près d'elle, lui caresse les cheveux, puis la porte hors de la caverne en hurlant sa peine, le visage baigné de larmes. Retour au présent. J'abrège un peu. Saïd est appelé pour désamorcer un obus tombé sans éclater près d'un pont, il est sur la bête quand un convoi de tanks américains débarque à toute berzingue pour fêter la fin de la guerre : on est en 1945 et les Allemands viennent de capituler. Mais les vibrations des chars sont sur le point de faire sauter l'énorme bombe sur laquelle Saïd a le cul vissé. Après un long suspense, ce dernier coupe un fil au hasard et il est sauvé alors qu'on s'attendait tous à ce qu'il y passe, puisque Binoche venait de (diablement) le toucher et s'apprêtait à le rejoindre sur son vélo, et aussi parce que c'est l'arabe du film. Mais nous avons passé trop de temps avec ce personnage pour le voir mourir si atrocement désatomisé par une explosion à bout portant, et l'iniquité d'une mort survenant dans la minute suivant l'annonce de la capitulation serait trop insupportable au spectateur déjà frustré par les malheurs à répétition que subissent tous les personnages. Chez Minghella et tous ceux de son espèce, il faut raison garder et spectateur ménager. La guerre est finie, tout le monde est content. Binoche, Saïd et Dafoe mettent Fiennes sur un brancard et lui font faire dix fois le tour de la fontaine en bas du monastère, réduisant probablement son espérance de vie déjà brève de moitié. Saïd aura juste le temps de voir mourir l'un de ses meilleurs amis (quant à lui inconnu du public, rassurez-vous), parti planter le drapeau américain sur la tête d'une statue au milieu de la place du village voisin avant de se faire déchiqueter par une mine posée là avec malice par un Allemand vicieux et sans doute précog. Après quoi le démineur Sikh s'en va sur sa moto, laissant Binoche livrée à elle-même et livrée à un nouvel éclat de larmes... Cette dernière reste auprès de Fiennes qui n'en a plus que pour quelques minutes, agonisant suite au tour de manège improvisé autour de la fontaine pour fêter la fin des hostilités, et elle lui lit les derniers mots écrits par Scott Thomas sur son journal avant de mourir, ce qui a pour résultat immédiat de propulser Fiennes dans l'au-delà. De nouveau triste mais souriante, Binoche est appelée par Dafoe qui quitte le monastère vers Florence à bord d'une voiture pilotée par une belle italienne sur laquelle il semble avoir des vues. Binoche regarde le soleil d'Italie, assise sur le siège arrière de la jeep, affichant un sourire aussi mélancolique que comblé. Fin. Rideau. Neuf Oscars dont ceux du meilleur réalisateur et du meilleur film. O_O


Le Patient Anglais d'Anthony Minghella, avec Juliette Binoche, Ralph Fiennes, Kristin Scott Thomas, Willem Dafoe et Naveen Andrews (1996)