Son précédent film, le virulent First Reformed, offrait un rôle en
or au grand Ethan Hawke et marquait son retour en forme inattendu, à 70
piges passées. Quatre ans plus tard, Paul Schrader récidive : il
confirme que son inspiration, de cinéaste et de scénariste, est encore
au beau fixe et donne à Oscar Isaac le meilleur rôle de sa carrière.
L'acteur, au charisme indéniable dont la filmographie n'est sans doute
pas à
la hauteur du potentiel, incarne ici William Tell, un ancien militaire
hanté par les horreurs commises à Abu Ghraib. Ayant mis à profit ses
années d'incarcération pour maîtriser les cartes à la perfection, il
traverse
désormais l'Amérique, d'hôtels en
motels,
de casinos en casinos, se contentant de gains toujours modestes pour ne
pas attirer l'attention et pouvoir ainsi continuer sa singulière
expiation. Sa route croise un jour celle de Cirk
(Taylor Sheridan), un jeune homme en colère désireux d'en découdre avec
un ex-colonel de l'armée (Willem Dafoe) qu'il accuse d'être à l'origine
du suicide de son père, ancien militaire également traumatisé par les
exactions américaines perpétrées lors de la guerre en Irak. Plutôt que
d'alimenter la haine et les envies de vengeance du si hargneux Cirk, qui
essaie en vain de réveiller en lui de vieux démons, William Tell
choisit de prendre le jeune homme sous son aile. Il lui propose de
sillonner les routes en sa compagnie, tandis qu'il participera à des
tournois de poker sous la houlette d'une agente bienveillante (Tiffany
Haddish), afin de purger ses dettes et lui permettre une nouvelle vie.
Alors
certes, le style de Paul Schrader est peut-être ici parfois un brin
poseur, une impression renforcée par l'utilisation récurrentes des
chansons lentes et ténébreuses de Robert Levon Been qui, de sa voix
caverneuse, accompagne plusieurs scènes, les nimbant d'une atmosphère
lourde et funèbre un poil forcée. Mais par ailleurs, la réalisation du
scénariste de Taxi Driver est aux petits oignons, le plus souvent sobre,
classe, concise, presque un peu austère, mais moins que celle adoptée
pour First Reformed, qui était seulement illuminée par la présence du
diamant brut Hawke et quelques parenthèses quasi psychédéliques
surprenantes.
Là encore, Schrader distille quelques très beaux moments,
poétiques, lumineux, où l'on entreverrait presque avec un solide espoir
une sortie du purgatoire pour notre si ténébreux joueur de poker.
Quelques
choix osés, comme celui du super grand angle avec image toute déformée –
je ne vois pas comment appeler ça autrement, là encore, je manque à
l'évidence de connaissances de base en matière de cinéma – pour ces
quelques aperçus
terrifiants de la prison d'Abu Ghraib, que l'on réintroduit par les
cauchemars persistants du protagoniste, attestent de la personnalité et
de la vigueur d'un cinéaste qui n'a pas froid aux yeux et remue avec une
frontalité saisissante les souvenirs traumatiques d'une Amérique
nauséabonde...
Soit dit en passant, l'amateur de poker pourra presque regretter, face à
la maîtrise de Schrader, que celui-ci ne donne pas une part plus
importante à un jeu dont son protagoniste, en voix off, décrit le
fonctionnement si particulier ; mais ce serait oublié qu'il ne s'agit
pas
là du sujet du film. On aurait aussi peut-être aimé que The Card
Counter, après une longue montée en tension, termine plus fort, ou
différemment, on ne sait pas. Une chose est sûre : le final nous laisse
dans un drôle d'état, difficile à définir, mais il y a là un petit goût
d'inachevé. Cependant, même ainsi, on tient là un excellent film
américain, l'un des meilleurs de l'année à n'en pas
douter, et il faut peut-être un peu de temps pour le digérer comme il
se doit...
Le scénario incisif de Paul Schrader explore la face noire de l'Amérique
et convoque les fantômes de son passé récent par le biais d'un
personnage de grand névrosé qui en est le véritable centre de gravité.
Un homme énigmatique que l'on essaie de comprendre, de percer à jour,
qui nous intrigue du début à la fin et demeurera un mystère ; un homme
qui, chaque nuit, tel un curé de campagne, couche ses plus sombres
pensées dans son journal intime, un verre de whisky à
portée de main, sous la lumière tamisée de chambres d'hôtels qu'il a
auparavant transformées en espaces anonymes et froids, déshumanisés –
avec un soin maniaque, il enveloppe systématiquement chaque meuble dans
d'épais draps blancs, lit, chaise et bureau compris, ce qui occasionne
quelques images d'une fascinante
étrangeté.
A travers ce personnage magnétique, Paul Schrader laisse libre cours à
ses obsessions
habituelles, toujours sous l'influence du cinéma de Robert Bresson
(mais je ne développerai pas plus ce dernier point, par manque de cartes
en main – je vous oriente vers les nombreuses thèses écrites à ce
sujet). Aussi, ce protagoniste retors, mutique et solitaire, rongé de
l'intérieur,
derrière une façade impénétrable et savamment construite,
par une culpabilité qui ne l'abandonnera jamais, permet à Oscar
Isaac d'étaler tout son talent et de nous livrer une véritable
masterclass. Il faut dire que Paul Schrader, qui a soigné son texte –
certains dialogues sont délectables –, lui donne à jouer du lourd :
c'est un rôle costaud, au moins autant que celui d'Ethan Hawke, qui
était parfait
en révérend en pleine crise de foi dans First Reformed. Parmi les scènes
qui permettent à Oscar Isaac de briller de mille feux, il y a notamment
ce monologue glaçant lors duquel il raconte à son jeune acolyte, au
moins aussi
scotché que nous, son expérience à Abu Ghraib. Chaque mot, chaque
intonation, chaque pause, chaque regard, tout, tout sonne juste, tout
est parfait. Ce passage met également en évidence, bien entendu, la
qualité de l'écriture de Paul Schrader, très précise et acérée. L'acteur
et son réalisateur se rendent donc mutuellement service dans ce qui
constitue un sacré bon moment de cinoche et l'une des nombreuses scènes
fortes de ce film enlevé, marqué par la patte reconnaissable entre mille
et la forte personnalité de son auteur, plus vigoureux que jamais.
The Card Counter de Paul Schrader avec Oscar Isaac, Taylor Sheridan et Tiffany Haddish (2021)
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