19 septembre 2012

Les Ponts de Toko-Ri

J'ai appris l'existence de ce film grâce au dernier en date d'Alain Resnais, Les Herbes folles, dont le personnage masculin, Georges Palet, incarné par un André Dussolier au sommet de son art, est passionné par l'aviation et va justement revoir au cinéma Les Ponts de Toko-Ri, de Mark Robson, après l'avoir aimé dans sa prime enfance. Dans le roman de Christian Gailly (sublimement) adapté par Resnais en 2009, L'Incident, Georges, personnage esseulé, las et ambigu, sort de la salle de cinéma et voit Marguerite Muir pour la première fois. Marguerite (incarnée dans le film par Sabine Azéma) est une aviatrice du dimanche dont Georges a retrouvé le porte-feuille par hasard et avec qui il a tenté en vain de nouer une relation d'abord téléphonique puis épistolaire. Refusant au départ catégoriquement les avance de son courtisan, Marguerite s'est finalement décidée à rendre visite à Georges au sortir de sa séance de cinéma. Les deux personnages vont donc s'asseoir dans un café quand Marguerite brise la glace en demandant à Georges : "Et alors ?, ce film ?", à quoi notre homme répond : "J'espérais retrouver des impressions, des sensations, je ne sais quoi (…) J'étais gamin quand j'ai vu ça la première fois (…) ça m'a rien fait du tout, même la mort des deux copains, j'ai trouvé ça normal, la guerre c'est plutôt comme ça qu'autrement, vous ne croyez pas ?"



C'est pour sa présence dans le roman de Gailly et dans le film de Resnais que j'ai voulu voir ce film, qui non seulement est un bon film "de guerre" (même si l'appellation générique peut paraître un peu étriquée) mais en prime parce qu'après l'avoir vu je comprends un peu plus encore à quel point cette réplique de Georges continue de dénoter le pessimisme absolu et consommé du personnage à cet instant du récit. Car Les Ponts de Toko-Ri est de ces films qui montrent à la fois la certes plate normalité de la mort d'un soldat à la guerre (le héros s'entend dire et répète lui-même : "Je fais tout ça uniquement parce que je suis là", et tout ça peut aussi comprendre le fait de mourir au combat) mais aussi toute son absurdité, et qui donnent à ressasser cette évidence cruelle qu'il est peut-être attendu mais qu'il n'est pas moins scandaleux qu'un homme, tout soldat soit-il, meure sur le champ de bataille.



C'est aussi l'un des plutôt rares films portant sur la guerre de Corée (avec l'excellent Men in war d'Anthony Mann entre autres), et il commence d'une manière assez singulière. On y voit des pilotes décoller depuis un porte-avion de l'US Navy dans leurs avions à réaction pour partir en mission vers la côte, sauf que la mission en question ne nous est pas montrée. Nous ne voyons que l'avion du personnage principal, le lieutenant Harry Brubaker (William Holden), touché ou en manque de fuel - nous l'ignorons - s'abîmer en mer. Ses deux sous-fifres et amis, qui ont pour métier d'aller sauver dans leur hélicoptère les pilotes crashés, viennent alors le repêcher sous les yeux de l'Amiral aux commandes du porte-avion et qui, comme nous l'apprendrons plus tard, considère Brubaker comme son fils tant le jeune lieutenant ressemble à l'enfant qu'il a perdu à la guerre. Les hostilités sont donc maintenues dans le hors-champ et nous n'en verrons rien avant la fin du film, d'où les limites du label "film de guerre", sauf à considérer, et il le faudrait, que tout film narrant l'impossible amour de deux êtres séparés par la guerre ou sur le point de l'être est absolument un "film de guerre" - à condition de tendre vers Le Temps d'aimer et le temps de mourir de Douglas Sirk plutôt que vers Le Patient anglais - et peut-être plus encore que ceux qui s'emploient à reproduire scrupuleusement et parfois avec beaucoup de talent de longues batailles historiques.




En attendant que la guerre ne rattrape le film et ne le rattrape lui-même, Brubaker apprend de son Amiral que son épouse (Grace Kelly) et ses deux petites filles, qu'il n'a pas vues depuis un an, ont pu faire le voyage jusqu'au Japon, arrière-base des forces américaines engagées en Corée, et qu'il lui est permis de leur rendre visite. Remis de son bref mais difficile séjour dans l'océan glacé, Brubaker retrouve donc femme et enfants et fête notamment ces retrouvailles dans une scène de bain japonais où la prude Grace Kelly, bien qu'effrayée à l'idée que des étrangers puissent la voir dans le plus simple appareil, se baigne nue comme il est de coutume dans les sources d'eau chaude collectives du Japon. Cette scène marque autant les esprits que la rétine, qui n'a pourtant rien vu mais qui sait deviner, fin de la parenthèse. Le lieutenant est par ailleurs retenu quelques temps loin de sa femme pour sauver son sauveteur, Mike, le fameux pilote d'hélicoptère au grand chapeau vert, des mains des MPs qui l'ont coffré suite à une bagarre générale initiée par lui en plein Tokyo. L’amiral profite de l'absence de Brubaker pour parler à la femme du lieutenant et la prévenir de la prochaine mission de son mari, le bombardement des ponts de Toko-Ri en Corée du Nord, dans un défilé bien gardé par des dizaines de batteries anti-aériennes, une mission suicide ou presque dont il pourrait bien ne jamais revenir. L'amiral insiste sur l'extrême dangerosité de l'affaire pour que la femme du lieutenant se prépare au pire. Ainsi informée, l'épouse de Brubaker finit par interroger ce dernier sur sa mission, le soir, dans leur lit, et la présentation que le lieutenant se décide à faire de la tâche qui lui est confiée s'avère poignante tant l'homme semble s'attendre au pire, observé dans son récit par une épouse littéralement pétrifiée (au moins autant que pétrifiante de beauté). Idem pour cette autre scène, juste avant le départ vers la mission, où le héros tâche d'écrire une dernière lettre à sa femme, empêché par le bruit régulier du décollage des avions et par son refus obstiné d'écrire cet aveu de résignation, d'acceptation du pire.



La dissimulation de la guerre dont procède le scénario jusqu'à la mission finale en fait un film de guerre presque sans guerre, où les conflits sont remplacés par l'angoisse des conflits et par le dessin de la relation qui unit William Holden à Grace Kelly. Aussi quand la bataille arrive enfin dans une scène superbe et particulièrement impressionnante où les tirs de DCA explosent en chaque endroit de l'image et ne semblent laisser aucune chance aux pilotes, l'angoisse des personnages qui a précédé s'empare soudain de nous, qui ne pouvons définitivement plus croire qu'on puisse réchapper d'un tel enfer. La fin tragique semble inéluctable et elle advient en effet. L'avion de Brubaker est touché, le pilote doit s'écraser, se réfugie dans un ravin mais se voit vite encerclé par une armée d'ennemis innombrables. Ses deux amis sauveteurs viennent à sa rencontre et tous les trois sont abattus.



Le plan où William Holden est tué est un plan brutal qu'un cut quasi prématuré rend d'autant plus violent, et la dernière réplique du général, "où peut-on trouver des types pareils ?", qui pourrait sonner comme un hommage bêtement patriotique aux pilotes de la Navy et à l'armée américaine en général, sonne en fait comme une interrogation absurde et sincère : comment est-il possible que des hommes quels qu'ils soient acceptent ça ? On se demande en effet, et fortement, comment se peut-il que des hommes puissent accepter, même au nom de la patrie et en regard de toute nécessité d'ordre supérieur et héroïque, d'aller à une mort certaine. Comment ces hommes-là ne sont-ils pas pris d'une panique incontrôlable et comment n'affichent-ils pas tous sans exception un simple refus irréductible, quitte à entrer dans une forme de folie du corps et de l'esprit, au moment d'embarquer dans d'authentiques cercueils volants. Comment peut-on partir en avion sous un feu nourri dans un canyon où pleuvent les tirs de DCA, et comment le peut-on à fortiori quand on est aimé de Grace Kelly ? Dans Fenêtre sur cour, Hitchcock nous demandait comment un homme pouvait décemment regarder par la fenêtre quand la plus belle femme du monde, Grace Kelly, toujours elle, affichant qui plus est un ravissant air concupiscent, était allongée dans un déshabillé vaporeux sur un canapé à côté de lui. Mark Robson nous demande de son côté comment un homme peut-il monter dans son cockpit quand la même plus belle femme du monde vient de lui faire un signe d'au revoir sur le bord d'un quai japonais.


Les Ponts de Toko-Ri de Mark Robson avec William Holden, Grace Kelly et Mickey Rooney (1954)

7 commentaires:

  1. Les herbes folles, c'est pas un film de Terence Malick ?

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  2. Ça a l'air super bien, j'ai très très envie de le voir. La scène du bain a l'air très belle (en tout cas l'image que tu en as tirée est-elle très belle).

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    1. C'est une belle scène oui, en bonne partie parce que Grace Kelly y est (comme toujours) divinement belle.

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  3. Ah, j'avais raté cette note... Excellent, Rémi. Cela donne envie de découvrir le film, mais en plus, tu prolonges en quelque sorte, le jeu de Resnais...

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    1. Merci Édouard.

      En parlant de Resnais j'ai vu son dernier film cet après-midi, superbe film, et j'en parlerai très vite.

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  4. ..fait pour les amateurs de Buck Danny..Charlier & Hubinon ont du s'en inspirer !

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