L'Aventure de Mme Muir, chef-d’œuvre de Joseph L. Mankiewicz, est un film de maison hantée à part entière unique en son genre, car c'est tout sauf un film d'horreur ou d'épouvante, loin s'en faut, nous sommes en effet en présence d'un mélodrame de l'âge d'or du cinéma classique hollywoodien. Le film prend pour décor l'Angleterre du début du XXème siècle et raconte l'histoire de Lucy Muir (Gene Tierney), une jeune femme ravissante qui a perdu son mari quatre ans plus tôt et qui décide de quitter avec sa fille la demeure familiale placée depuis le décès de son époux sous la coupe de sa belle-mère, afin de s'émanciper et de vivre sa vie comme elle l'entend. La brillante séquence d'exposition pose tous les éléments premiers du récit avec efficacité et entrain, le montage alterné montrant tour à tour Madame Muir affrontant les deux représentantes de sa belle-famille avec aplomb pour leur annoncer son départ, et sa fille, écoutant aux portes en compagnie de la bonne, qui se réjouit de la victoire de sa vaillante mère sur les deux mégères. Ayant ainsi fui le carcan familial, Lucy Muir cherche une maison à acheter pour y vivre tranquillement avec son enfant. Elle se rend auprès d'un agent immobilier qui lui fait ses offres mais semble en garder une sous le coude qu'il refuse de soumettre à sa cliente, laquelle s'y intéresse avec d'autant plus de curiosité. Bien que terrorisé à l'idée de se rendre dans le fameux cottage en bord de mer qu'il voulait garder secret, l'agent accepte finalement de le faire visiter à la jeune mère intraitable. Après une rapide visite des lieux (qui plaisent énormément à Madame Muir), nous découvrons soudain les raisons de la terreur de l'agent quand un rire rauque venu de nulle part s'exclame dans la demeure et fait fuir les deux visiteurs en toute hâte.
La maison est hantée par le fantôme du capitaine Gregg (Rex Harrison), ancien grand navigateur devant l'éternel, qui habitait le cottage longtemps avant la venue de Madame Muir et qui mourut dans ce lieu dans d'étranges circonstances, décès que les témoins prirent pour un suicide mais qui ne fut en réalité qu'un accident. Rejetés sur le perron de la maison par son rire fantomatique et infernal, Lucy et l'agent immobilier sont paniqués. Ce dernier n'a de cesse de s'écrier que la maison est hantée et qu'il n'y remettra jamais les pieds, mais très vite, la terreur se transforme en excitation sur le visage de Lucy, qui répète sur un ton curieux et enjoué : "La maison est hantée...", en souriant de plus en plus franchement. C'est dans cette surprenante attitude que tient tout le génie du film. Car non seulement la réaction étonnante de l'héroïne désamorce le climat inquiétant de la situation et rompt brutalement avec l'horizon d'attente du spectateur - qui voit son film de maison hantée prendre un tour inattendu puisque le personnage principal se réjouit manifestement de son "malheur" et s'empresse d'acheter le terrifiant domaine - mais il va en outre s'avérer au cours du film et dans la continuité de la relation progressivement tissée entre Madame Muir et le fantôme goguenard et charmeur du capitaine que le sujet profond de l’œuvre n'est autre que la nécessaire et vitale croyance des êtres dans la fiction.
C'est pourquoi Lucy ne remet pas en question la présence du fantôme, auquel elle croit immédiatement dès le premier signe de sa présence. La croyance absolue dans l'improbable se double pour le personnage d'une soif de romanesque. A ce propos le titre français du film est finalement plus judicieux que son titre original (le très plat The Ghost and Mrs Muir), puisqu'il met le doigt sur le cœur du film, cette "aventure" que vit l'héroïne dans tous les sens du terme, l'aventure amoureuse se parant des qualités d'une pure aventure romanesque, fantastique et exaltante. Ainsi quand le fantôme se matérialise pour la première fois dans la chambre de Lucy, il prend la pose affichée sur le portrait à son effigie que la jeune femme découvrait au début du film, lors de la visite de la maison, en entrant dans un grand salon obscur pour n'y apercevoir que cette toile, seul élément éclairé du décor, dont le sujet semblait jaillir du noir et paraissait réellement présent. De sorte que le fantôme se manifeste immédiatement comme une représentation artistique, fictive c'est dire, prenant vie et corps dans l'existence tangible de Madame Muir. Au gré de l'amélioration de leurs rapports - trajet qui pousse parfois le film vers la comédie pour mieux détruire encore le carcan du film d'épouvante, comme quand le capitaine Gregg expulse les infatigables parentes de Lucy venues la visiter sans se faire voir d'elles pour les effrayer radicalement, ou quand il se dématérialise dans la chambre de sa nouvelle résidente pour la laisser se déshabiller et se contente de lui glisser à l'oreille un savoureux "Vous n'êtes pas mal du tout..." une fois qu'elle est couchée, remarque qu'elle accueille avec un simple sourire - tandis que les deux "colocataires" saugrenus se rapprochent insensiblement, le fantôme du capitaine va proposer à Lucy d'écrire sous sa dictée un roman d'aventure sur un personnage de marin intrépide inspiré de sa propre existence.
Travaillant à la rédaction de l'ouvrage, les deux personnages se lient petit à petit quand le capitaine gouailleur et irrésistible demande à la jeune femme ce qu'il en était de son mariage. Cette dernière répond alors qu'elle a épousé Edwin, un jeune homme venu aménager la bibliothèque de son père, à l'âge de dix-sept ans : "Je me souviens que je venais de finir un roman dans lequel l'héroïne se faisait embrasser dans un jardin et vivait heureuse à tout jamais. Aussi quand Edwin m'embrassa dans le jardin...". Mais au-delà de ce premier élan inconsidéré vers la romance littéraire, l'époux de Lucy s'est révélé être un bon à rien et la jeune femme avoue ne l'avoir jamais véritablement aimé. A contrario le capitaine Gregg incarne corps et âme tous les fantasmes de Lucy et il symbolise à lui tout seul son désir d'aventure. Un sentiment d'amour s'empare alors des personnages, sentiment impossible qu'ils savent interdit sans se l'avouer mutuellement. Le capitaine dit à Lucy : "Je suis réel. Je suis ici parce que vous croyez que je suis ici. Continuez à le croire et je serai toujours réel pour vous". Postés sur le balcon qui fait face à la mer, le fantôme s'en remet à la conviction de sa bien-aimée, à sa croyance toute-puissante dans l'impossible. Puis, constatant que cette idylle n'a pas d'issue et que sa dulcinée pourrait être plus heureuse avec un être bien vivant, par exemple cet auteur de contes pour enfants qui la courtise (Georges Sanders), et qui peint son portrait à la plage (peinture que Lucy accroche dans sa chambre aux côtés du portrait du Capitaine comme pour s'unir à lui à travers ces représentations artistiques), le capitaine Gregg décide d'abandonner Madame Muir et de la libérer de son emprise dans la plus belle scène du film.
Profitant du sommeil de Lucy, le capitaine se penche sur elle comme pour l'embrasser et se contente de lui dire qu'elle n'a jamais fait que rêver, qu'il n'a existé que dans ses songes, et que le roman d'aventure à succès qu'ils ont écrit ensemble n'a été écrit que par elle, inspiré par l'atmosphère de cette maison. S'ensuit une tirade magnifique que Rex Harrison déclame dans l'embrasure de la fenêtre de la chambre donnant sur la mer, près de la lunette d'observation, avant de disparaître peu à peu dans l'image comme un tableau qui s'efface, comme il était apparu, en tant que pur personnage fictionnel : "Comme tu aurais aimé le Pacifique et ses fjords au soleil de minuit ! Naviguer parmi les récifs des Barbades où les eaux tournent au vert ! Vers les Falklands où le vend du Sud souffle et fouette les vagues blanches d'écume. Que de choses nous avons perdues, Lucia, que de choses nous avons perdues tous les deux... Adieu mon amour...". Après le départ du fantôme, Lucy est trahie par son amant terrestre et se résout à vivre seule dans la maison du marin - dont elle ne se souvient que vaguement, comme on se souvient d'un rêve - pour finalement vieillir seule dans l'attente d'un amour qu'elle ignore. Mankiewicz a ainsi réalisé un film sublime sur la puissante réalité de la fiction, sur la foi que l'on peut avoir en elle et en son pouvoir d'incarnation, cette croyance pessimiste et joyeuse à la foi dans les fantômes comme dans l'amour, un film sur l’intarissable exaltation de l'aventure romanesque et sur son pouvoir d'attraction indéfectible. A la fin du film, Lucy Muir abandonne son enveloppe corporelle de vieille femme pour rejoindre le fantôme du capitaine dans sa fiction post-mortem, éternellement jeune désormais, comme une héroïne de roman, ou de cinéma, intemporelle.
L'Aventure de Mme Muir de Joseph L. Mankiewicz avec Gene Tierney, Rex Harrison et Georges Sanders (1948)
Quid de la petite fille ?
RépondreSupprimerLa petite fille, Anna Muir, n'est pas très présente durant les péripéties de la relation qui se noue entre Lucy et le capitaine. Si ce n'est dans une scène où un vieux briscard de la marine grave le nom de l'enfant sur une planche en bois qu'ils plantent ensemble dans le sable sur la plage, le vieillard lui disant "Tu verras, dans cent ans elle sera encore là" (ou quelque chose comme ça). Au fil du vieillissement de Lucy on revoit la planche de plus en plus abîmée mais toujours présente, tandis que l'héroïne passe sur la plage, seule. Encore un des rouages scénaristiques qui contribue à établir la persistance de la fiction via la pérennité de l'écrit. A la fin la fille revient près de sa mère, devenue jeune femme et sur le point d'épouser un marin. Elle parle alors avec sa mère d'un fantôme de capitaine qui lui parlait quand elle était petite et elles se rendent donc compte qu'elles ont toutes deux vu le même fantôme sans le savoir, et Lucy commence à se demander si ce n'était qu'un rêve ou si c'était plus que ça... Elle recommence donc à croire plus fermement dans le capitaine.
RépondreSupprimerJe précise ici que je spoile beaucoup le film. Mais quand un film a 63 ans il y a prescription non ? Et puis c'était nécessaire pour en parler comme je voulais le faire. Méa culpa pour ceux qui ont la rage à cause de moi ! :D
RépondreSupprimerPerso j'ai arrêté de lire dès le troisième paragraphe car j'ai eu envie de voir le film dès le deuxième paragraphe !
RépondreSupprimerPareil ! Faudrait presque que vous instauriez un système de spoil, ou plutôt l'inverse : mettez en gras les passages qu'on peut lire sans crainte :p
RépondreSupprimerDésolé, si le début vous donne envie c'est pas mal !
RépondreSupprimerBon : joie, bonheur, félicité : un papier entier sur l'un de mes films favoris de tous les temps, un des cinq préférés en tout cas ! Mankiewicz est un très très grand réalisateur du cinéma américain, Gene Tierney un songe faite femme et actrice, Rex Harrison flamboyant, ce noir et blanc magique, Bernard Herrmann (celui d'Hitchcock) un compositeur rare et le film une merveille inaltérable. J'en ai touché un mot récemment ici dans un Top 10 films de chevet :
RépondreSupprimerhttp://leschroniquesdeblake.blogspot.com/2011/08/le-cine-de-lete-7-10-films-de-chevet.html
À bientôt :-)
Je vais aller voir ça ! Complètement d'accord avec toi sur le noir et blanc et la musique, que je n'ai pas évoqués. Idem pour le talent des acteurs et la beauté de Gene Tierney (encore plus belle dans "Laura" tu crois pas ?). Merci pour ton commentaire et pour le lien :)
RépondreSupprimerJ'avais pas vu vu le genre du dossier : "Maison hantée", bonne idée !
RépondreSupprimerJe te suggère des super-classiques du genre "La Maison du diable" de Robert Wise (1963) et Les Innocents" de Jack Clayton (1961). Et il faudra que j'aille lire ton billet sur "Les Autres" que j'affectionne beaucoup :)
Si j'en avais eu le courage, j'aurais écrit sur Les Innocents dans le cadre de ce dossier "maison hantée", mais je le ferai peut-être bientôt quand même, histoire de vous soumettre mon interprétation à deux francs de ce classique de Jack Clayton qui a bien inspiré Amenabar.
RépondreSupprimerQuant à La Maison du Diable, on en a parlé plusieurs fois dans différents articles de notre "dossier" (sans s'y consacrer réellement) et cela prouve bien qu'il s'agit d'un des grands classiques du genre.
Je dirais même plus The Haunting est la référence du genre !
RépondreSupprimerOuais, j'ai hésité à dire "LE classique du genre".
RépondreSupprimerBlake > On a critiqué le remake pourri de "La maison du diable" mais pas l'original. On aurait effectivement pu le critiquer mais me concernant il aurait fallu que je le revoie et j'ai pas vraiment eu le temps. A l'époque je l'avais bien aimé, avec tout de même un léger bémol pour la fin, mais ça date.
RépondreSupprimerQuant aux "Innocents" je ne l'ai pas vu, je tâcherai d'y remédier.
Tu me diras ce que tu penses de mon article sur "Les autres" ;)
Perso, La Maison du diable fait partie de ces "classiques" de l'horreur dont je comprends tout à fait qu'il soit des "classiques" mais dont je ne suis quand même pas spécialement fana.
RépondreSupprimerJe crois que je préfère Les Innocents.
Je crois me souvenir à la fin du film d'une interminable scène dans un escalier en colimaçon qui m'avait un peu fané. Mais ça date !
RépondreSupprimerY'a des moments un peu longuets, mais aussi quelques autres assez géniaux !
RépondreSupprimerJe découvre votre blog avec le dossier hanté, supers articles avec pleins de films différents :)
RépondreSupprimerEt merci de revenir sur des grands films comme celui-ci, ces films qui passent par le cinéma de genre pour donner ses lettres de noblesse au cinéma tout court! Ca c'est une vraie pépite !
Merci !
RépondreSupprimerJe viens de le revoir :) C'est vraiment un très beau film fort en émotions ! J'adore la scène de la rencontre et celle des adieux (mouchoiiiiiiiiir !). Gene Tierney est vraiment magnifique et Rex Harrison charmant en diable !!! Un beau film de lover !!
RépondreSupprimerPour ce qui est des films de fantôme qui font peur, "La Maison du diable" est bien mais je préfère aussi "Les Innocents" où le malaise est vraiment réel !!! Bon, sinon, niveau hantise "Shining" c'est quand même du bon et du lourd !! "L'orphelinat" (de J. A. Bayona) est aussi très bien !
Nous avons évoqué certains de ces titres dans notre article bilan sur "le meilleur de l'horreur" : http://ilaose.blogspot.com/2011/10/le-meilleur-de-lhorreur.html :)
SupprimerDans un numéro de la revue Trafic, Javier Marías, grand amateur de 'L'Aventure de Madame Muir', émettait l'hypothèse selon laquelle la prise de parole finale de l'androïde mourant dans 'Blade Runner', à propos de toutes les merveilles que ses yeux ont contemplées et dont le souvenir disparaîtra avec lui, avait peut-être été inspirée par l'adresse bouleversante du fantôme à Madame Muir endormie avant qu'il ne sorte de sa vie et de sa mémoire, dans laquelle il évoque les spectacles et les phénomènes fabuleux qu'il aurait voulu pouvoir lui donner à voir. Hypothèse a priori invérifiable, mais d'autant plus belle pour cela, et belle parce qu'elle met en rapport deux films a priori incomparables (car la comparaison entre un film de Scorsese et un autre de Samuel Fuller, pour ma part je m'en bats l'œil).
SupprimerVoilà ce qu'il me manquait pour avoir envie de revoir (ou de vraiment voir) Blade Runner. Merci !
SupprimerIoure ouelcome !
SupprimerLe plus beau film américain du cinéma parlant? Pour moi, l'un des quatre ou 5 - sans discuter! Bien plus beau que bon nombre de faux chefs-d'oeuvre... Merci donc d'en parler en ces termes, un film qui touche au "sublime", oui!
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