On lit un peu partout des gens qui se disent déçus, circonspects, dubitatifs devant le nouveau film d'Alain Resnais. J'avais pour ma part éprouvé ce léger coincement à la découverte des Herbes folles, pour le revoir plusieurs fois ensuite et l'admirer sans limites, mais rien de tel n'a entravé le plaisir qui fut le mien devant Vous n'avez encore rien vu, que je tiens pour l'un des plus grands films d'Alain Resnais (parmi bien d'autres il est vrai). Que nous montre-t-il donc que nous n'ayons pas encore vu ? Un homme téléphone à treize acteurs et actrices pour leur annoncer la mort de leur ami et metteur en scène Antoine D'Anthac (Denis Podalydès) et pour leur demander d'exaucer sa dernière volonté : qu'ils se rendent ensemble dans son domaine. Sabine Azéma, Pierre Arditi, Anne Consigny, Lambert Wilson, Michel Piccoli, Mathieu Amalric, Michel Vuillermoz, Anny Duperey, Hippolyte Girardot, Jean-Noël Brouté, Michel Robin, Jean-Chrétien Sibertin-Blanc et Gérard Lartigau, qui jouent tous leur propre rôle, se retrouvent donc réunis et accueillis par le majordome d'Antoine (Andrzej Seweryn) chez leur ami défunt, dans une immense et étrange demeure glaciale témoignant d'une folie des grandeurs qui peut évoquer celle de l'aristocrate joué par Ruggero Raimondi dans La vie est un roman. Est ensuite projetée à la troupe endeuillée une vidéo que le metteur en scène enregistra avant sa mort dans laquelle il leur demande de juger pour lui la reprise de sa pièce Eurydice par un jeune collectif théâtral, la Compagnie de la Colombe. Tandis que les treize comédiens, réunis pour une dernière (s)cène, observent la représentation filmée, peu à peu les voilà qui se mettent à répéter les paroles des jeunes acteurs sur l'écran et à jouer les scènes par-dessus celles de la troupe filmée depuis leurs fauteuils. A chacun son rôle, quitte à ce que les principaux soient partagés par deux acteurs ou actrices quand plusieurs d'entre eux les ont interprétés par le passé.
Dans l'immense pièce vide, aussi vide que peut l'être une salle de cinéma avant que le film projeté ne vienne l'habiller, où les convives sont invités à s'asseoir pour admirer la captation théâtrale, il n'y a rien d'autre à faire que jouer et, par là, inventer un monde pour combler ce vide. C'est ce que font sans tarder les treize comédiens dans une mise en abyme qui fonctionne immédiatement et dont la part de jeu, essentielle au cinéma de Resnais (lequel ne se prend jamais au sérieux, comme en atteste par exemple la voix comique de l'annonceur de gare), est délicieusement partagée lorsqu'on voit nos chers acteurs sortir de leur rôle de spectateurs pour répéter avec le sourire un texte qu'ils ont précédemment joué, qu'ils connaissent par cœur et qui les habite. De même qu'Eurydice est fascinée de comprendre que ses mains se rappelleront de tous ses gestes, ses yeux de toutes les choses vues, horribles ou belles, et que la chambre d'hôtel où elle se réfugie avec Orphée se souvient probablement de tous les amants qui s'y sont réfugiés, de même les comédiens sont pénétrés par la somme des rôles qu'ils ont incarnés et de même le cinéma d'Alain Resnais est hanté par tout ce qui l'a composé. La mémoire est un grand sujet chez Resnais, et ce n'est pas un hasard s'il choisit une gare pour décor à la pièce fantasmée par ses acteurs et tapisse un de ses murs d'une affiche d'Hiroshima mon amour, premier film du cinéaste à la fin duquel Emmanuelle Riva, qui y incarnait d'ailleurs une actrice, laissait son amant dans un hall de gare. Quand les mains d'Eurydice et d'Orphée se caressent en gros plan, celles d'Arditi et d'Azéma s'entend, se rappelle à nous l'image des mains caressantes des premiers plans d'Hiroshima mon amour, puis l'une des plus belles scènes de Cœurs, à l'autre extrémité ou presque du cinéma de Resnais, où les mêmes mains des mêmes acteurs se caressaient déjà sous la neige, l'une, celle d'Arditi, noircie et inerte, comme morte, l'autre, celle d'Azéma, bien vivante au contraire et venue ramener son voisin à la vie par un simple contact d'épidermes. Les rôles s'inversent ici puisque c'est Eurydice qui meurt et qu'Orphée va tenter de sauver, mais dans les trois films la réalité est identiquement altérée : les mains sont d'abord couvertes de sueur et de cendres quand les amants du premier chef-d’œuvre évoquent Hiroshima, de neige ensuite, quand il faut parler dans Cœurs de l'hiver de la vie et de la perte de soi, et désormais posées sur un lit imaginaire dans le décor d'une chambre d'hôtel impossible. La fiction, pure projection, est appelée par les mots que prononcent les acteurs, mots conduits par la mémoire de leurs personnages, et fait apparaître un monde sous nos regards et autour d'eux.
Ces apparitions et immersions sont souvent, pour ne pas dire toujours, liées à la mort chez Resnais, au souvenir d'un amour perdu, sujet même du mythe d'Orphée, descendu aux enfers pour retrouver le fantôme d'Eurydice. Comme l'héroïne, dévorée par les souvenirs de son corps, et comme Orphée, obsédé par elle après sa mort, les acteurs iraient tels des fantômes possédés par les rôles successivement investis. A la fin du film, quand les treize comédiens passent, sous le porche du cimetière, devant la jeune actrice de la Compagnie de la Colombe, ils ne la voient pas, pourtant mal cachée qu'elle est, comme s'ils n'étaient eux-mêmes que des morts venus visiter la tombe de leur auteur. On se demande alors si les acteurs ne seraient pas fantômes, expliquant les deux marches consécutives et identiques de Mathieu Amalric vers la sortie de la salle de projection, les corps qui ne s'intègrent pas aux décors imprimés dans leurs dos et les visages qui flottent sur un fond instable, les changements de places intempestifs des personnages dans la salle de cinéma et peut-être, au début du film, les miroirs flous reflétant les silhouettes effacées des acteurs, déconnectées de leurs sujets, filmés de dos au premier plan, lorsque le majordome les convoque au téléphone. Dès lors on peut se demander si le metteur en scène, Antoine D'Anthac, ne part pas se suicider, s'ophéliser, pour rejoindre ses comédiens et jouer encore avec eux, ce qui, connaissant l'amour de Resnais pour ses acteurs, n'aurait rien d'étonnant.
Film sur la mort, sur les fantômes et leur survie, Vous n'avez encore rien vu semble parcouru de spectres à chaque seconde avec ces permanentes et ondoyantes volutes de fumées de cigares et de cigarettes, ces lumières lunaires éclairant les chevelures depuis l'arrière (comme dans une salle de cinéma), ces corps qui disparaissent en fondus enchaînés, ces flous sublimes sur les visages plus beaux que jamais d'Orphé-Wilson-Arditi et d'Eurydice-Azéma-Consigny, ou encore ce train-fantôme archaïque et sa lourde fumée noire qui ne cessent de balayer l'arrière-plan, à l'image, dans le film dans le film (réalisé par Bruno Podalydès), du pendule gigantesque et venu de nulle part qui se balance de part et d'autre de la scène, idée de théâtre transformée en idée de cinéma par le génie du montage d'Alain Resnais qui, naviguant entre théâtre et film, ou plus vraisemblablement entre deux films se faisant face, s'en sert comme d'un balancier, d'un pont menant d'un film à l'autre, d'une séquence à l'autre (comme la pieuvre étrange d'On connaît la chanson), quand l'énorme et silencieuse boule jaune passe régulièrement dans le fond du plan du "film de Podalydès", derrière l'homme de chambre, à chaque fois qu'il apparaît pour s'adresser à Pierre Arditi sis quant à lui dans le "film de Resnais".
Avant de faire renaître le souvenir d'Hiroshima mon amour, de Cœurs ou d'autres étapes charnières de la carrière d'Alain Resnais, le film fait évidemment écho à Smoking/No Smoking, dont il est le miroir inversé. Au lieu de deux comédiens chargés d'incarner plusieurs personnages, ce sont ici deux personnages qui sont interprétés par plusieurs comédiens, et le tour de passe passe est encore plus admirable, les basculements au détour d'un faux-raccord plus saisissants et les confrontations au gré de split-screen pour le moins envoûtantes. On pense beaucoup, proximité des sorties oblige mais pas seulement, à Holy Motors devant cet énième chef-d’œuvre de la carrière d'Alain Resnais. Monsieur Oscar, le comédien interprété par Denis Lavant dans le film de Carax, avait à charge de prêter ses traits plus ou moins maquillés à onze personnages, tendant plutôt de fait vers les comédiens de Smoking/No Smoking. Mais c'était lui aussi un homme habité par ses rôles, fatigué même de les camper, confondu avec eux au point de ne jamais cesser de les habiter, même avant et après sa journée, ou plutôt sa tournée, de travail. Il n'est finalement pas si étonnant, comme l'a très justement relevé Joachim Lepastier des Cahiers du cinéma, que l'on retrouve sur l'affiche du film de Resnais une figure quasi identique à celle de Leos Carax en personne dans la séquence d'introduction de son dernier grand œuvre. Nos cinéastes rendent la même année un hommage aux corps, aux acteurs et au cinéma en ouvrant tous deux leurs films par une mise en abyme invitant le spectateur que nous sommes à entrer dans le cinéma par les acteurs, et à l'habiter consciencieusement sans pourtant nier la part de rêve, de poésie et de merveilleux qu'il y a à le faire.
Dans les deux films, la métadiscursivité, vertigineuse, passe après un abandon total à la bricole du cinéma et aux miracles qui en naissent. Carax et Resnais parlent aussi conjointement et quoique de façons très différentes du cinéma de leur temps, au présent, tout en se nourrissant sans faire de mystère du cinéma qui les y a menés (y compris sur le plan technique, quand Resnais utilise de bon vieux intertitres ou quelques fermetures à l'iris). Après les appropriations par Carax de la motion capture, des images de synthèse ou du datamoshing, Resnais, qui tourne également en numérique, donne enfin une profondeur, pour le coup abyssale, au concept très en vogue du remake avec ses acteurs rejouant une histoire déjà mille fois jouée quand ils la voient jouée par d'autres, dans deux films identiques et différents se répondant l'un à l'autre, et surtout il utilise à sa façon le tournage sur fond vert en n'hésitant pas (on a rarement vu Resnais hésiter me direz-vous) à créer un décalage visible, volontairement grossier, entre les corps des acteurs et le décor numérique sur lequel ils s'impriment pour non seulement accentuer le factice de leurs jeux de rôles, leur dimension fantomatique, mais aussi créer des images, des espaces, des apparitions comme on n'en a jamais vues ailleurs avant (non, nous n'avions encore rien vu, il reste encore tant à voir), et qui participent à l'élaboration d'un monde fictif où les corps sont incroyablement vivants : fascinante impression de voir pour la première fois Sabine Azéma, Pierre Arditi (et ce n'était pas une mince affaire), Lambert Wilson ou Anne Consigny, de les voir vraiment, qu'ils crient, se débattent, se caressent ou s'immobilisent, nous les voyons enfin.
C'est un peu triste à dire mais il faudrait décidément aller au cinéma armé de boules Quies à s'enfoncer dans les oreilles dès le générique de fin terminé (pas avant, car Frank Sinatra chantant ses belles années et sa vieillesse nouvelle ne s'interrompent pas) et dès la lumière rallumée pour ne les retirer que le coin de la rue tourné. Passent ceux qui se réveillent, ceux qui soufflent, ceux qui râlent, ceux qui font la grimace, mais celle qui, assise derrière moi, s'est levée difficilement en lançant vers ses tristes voisines et dans une moue dégoûtée : "C'est vraiment du théâtre filmé...", celle-là milite pour le port de boules Quies obligatoire. Si le film de Resnais est adapté de deux pièces de Jean Anouilh, s'il se nourrit d'art dramatique et s'il se termine presque sur la façade d'un théâtre (ce serait sans compter sur un dernier plan furtif et sublime qui nous montre des fantômes d'amants dans un bois, image que l'on croit avoir rêvée, apparition qui nous renvoie vers ce qui s'est fait de plus beau, de plus puissant et de plus poétique au cinéma ces dernières années, vers Oncle Boonmee ou vers L’Étrange affaire Angelica), c'est certainement l'un des films les plus cinématographiés de l'année, et de toute évidence l'un des plus beaux films de son infiniment grand auteur. Vous n'avez encore rien vu montre des acteurs habités par leurs personnages et nous laisse pour longtemps habités par lui.
Vous n'avez encore rien vu d'Alain Resnais avec Pierre Arditi, Sabine Azéma, Lambert Wilson, Anne Consigny, Denis Podalydès, Mathieu Amalric, Anny Duperey, Michel Vuillermoz, Michel Piccoli et Hippolyte Girardot (2012)