
L'organisation du récit, avec ces boucles un peu "vansantiennes" dans la première partie du film, révèle la quotidienneté de la maison close, son enfermement temporel et son ressassement insupportable en même temps que s'instaure un enfoncement inéluctable vers le jaillissement de l'horreur : la fin de la première partie - avec ces plans oniriques, autres, ces images ensanglantées, ces hurlements qui résonnent dans la maison creuse et ne semblent pas appartenir à la réalité, rompant avec le visuel établi jusque là - est digne d'un pur film d'épouvante. Le film vacille entre un obscur onirisme baroque et un réalisme tranchant plus constant, nous présentant au final un univers littéralement horrible. C'est d'ailleurs, soit en passant, et contrairement aux préjugés de certains animateurs radio ou télé qui en parlent sans l'avoir vu, le film le moins érotique qui soit. Au sens où on l'entend prosaïquement disons, c'est-à-dire en oubliant que l'érotisme a partie liée avec la mort (relire Bataille). Le film qui donne à voir, sinon à vivre, avec justesse et sans complaisance aucune, l'horreur de la condition de ces putains, leur désespoir absolu et leur envie de mourir.
De la même façon que le destin de ces filles est sans issue, sans rémission, le film n'offre aucune échappatoire, pas de bouffée d'air frais, même pas dans cette séquence à la campagne où l'on pourrait croire que se profile une envolée de "joie", car la scène est elle aussi plombée par une incurable peine, à l'image de Léa (Adèle Haenel) que l'on voit monter dans un arbre et qui dans le plan suivant est ramenée au sol, allongée à côté de Clotilde (Céline Sallette), pour à nouveau évoquer avec son amie ces jeux d'esclaves de luxe infâmes que leur imposent leurs clients, qui les hantent constamment. L'espoir d'une échappatoire est aussi contredit par l'usage du splitscreen, qui cloisonne la maison et la rend encore plus close (dans les pas peut-être de Max Ophüls et de l'introduction géniale du fragment du Plaisir consacré à La Maison Tellier), contraignant les filles jusque dans la liberté de leurs gestes et mouvements, toutes réduites au même labeur oppressant et répétitif. La fin du film, qui n'en finit pas de finir (et ce n'est pas ici un reproche), est à nouveau une épreuve, car elle montre bien par son indécision qu'on n'en finit pas avec cette "putain de vie de putain" (sic), et le spectateur ressent quelque chose de l'ordre de ces larmes de sperme qui concluent l'une des dernières séquences, de ce trop-plein au bord de la nausée.
Les images inventées par le cinéaste rejouent avec élégance l'imaginaire collectif de l’apparat des maisons closes, comme dans la scène où les filles descendent l'une après l'autre les escaliers qui mènent au salon, scène qui rappelle encore Le Plaisir. Il faudrait revoir aussi les dessins et peintures de Degas dans son Carnet érotique édité par Norbert Wolf aux éditions du Chêne pour y retrouver la substance de certaines des compositions de Bonello. Le cinéaste recompose également l'imagerie des sombres coulisses de la maison, avec par exemple l'abandon dans l'opium, qui évoque le McCabe and Mrs Miller de Robert Altman. Certains regretteront peut-être l'usage d'une musique anachronique mais le cinéaste ne s'en sert pas pour séduire son audience (suivez mon regard), et le générique d'ouverture, apparemment très "cool", est voué à être réduit en miettes par la suite du film, comme si Bonello nous disait : c'est beau en photo et sans couleurs ? Attendez le mouvement, attendez le sang. La bande-son est plutôt bien employée, comme dans cette scène de danse après la mort ulcérante d'une des filles, où le réalisateur casse son jouet pour en montrer les rouages (mais pas seulement), quand il arrête la musique au moment où Céline Sallette entre dans la pièce et voit ses camarades de naufrage danser en silence. Il relance le même morceau ensuite et, faisant d'une pierre deux coups, vient de nous rappeler que sa musique est une musique de film, et de suggérer en même temps que cette chanson-là (Nights in white satin), qu'il aime sans doute profondément et considère probablement comme la musique la plus adéquate et la plus juste pour dire l’écœurement et la douleur des filles endeuillées, cette musique-là qui n'existait pas en 1900, Bonello est persuadé qu'on pourrait l'entendre en pareil moment, comme s'il n'y avait pas d'époque (cf. le tout dernier plan), et peu importe les scrupules historiques.
Dans cette scène, qui se termine sur la chute brutale de Céline Sallette, Bonello pousse encore plus loin son obsession du rapport des corps à la musique, et donc son obsession de la danse (sujet qu'il a déjà traité dans ses films précédents et notamment dans Le pornographe et De la guerre). La danse est ici un ballet triste où les filles se soutiennent avant l'inévitable chute. Bertrand Bonello devient peut-être bien, avec ce film, un cinéaste français de premier plan, aux côtés d'une poignée d'autres, dont peut-être Xavier Beauvois et certainement Pascale Ferran, qui apparaissent tous deux dans le film, cette dernière lisant en voix-off le chapitre d'un livre scientifique d'époque sur le cerveau soi-disant amoindri des putains, à la lecture duquel Hafsia Herzi s'effondre, elle aussi.
L'Apollonide - Souvenirs de la maison close de Bertrand Bonello avec Céline Sallette, Hafsia Herzi, Adèle Haenel, Jasmine Trinca, Alice Barnole et Noémie Lvovsky (2011)