McCabe & Mrs Miller, magnifique western très bien placé au sommet de la filmographie de Robert Altman (s'il ne s'agit pas tout simplement de son chef-d’œuvre), a sa place parmi la plus étroite liste de mes films préférés. Réalisé en 1971, en plein essor du Nouvel Hollywood, le film réunit à l'écran un couple à la ville : Warren Beatty et Julie Christie (qui partageront à nouveau l'affiche, notamment dans Shampoo de Hal Ashby, en 1975). Warren Beatty incarne un anti-héros total, John McCabe, ex-tueur à gages reconverti en joueur de poker et proxénète à la petite semaine, venu s'installer en 1902 dans une bourgade minière du Nord des États-Unis pour y faire tourner bon an mal an un petit bordel qui tient plus du bouge terreux que de l'hôtel de passe. Quand le petit succès de son commerce s'ébruite, notre homme est vite rejoint par une maquerelle entreprenante, l'éternelle putain au cœur d'or des grands westerns, Mrs Miller, interprétée par la sublime Julie Christie, qui impose plus qu'elle ne propose au très influençable McCabe une association en bonne et due forme : il s'occupera de faire les comptes, si seulement il sait compter, elle prendra en charge les filles, leur toilette et la gestion des clients. McCabe accepte les avances de cette femme autoritaire et intelligente, séduit par l'appât du gain et par Mrs Miller elle-même.
Petit à petit, l'entreprise prend de l'ampleur et attire la convoitise de quelques propriétaires terriens et autres puissants nantis qui prennent contact avec McCabe pour lui racheter l'affaire. Mais ce dernier, en paradoxal pleutre obstiné, refuse et doit combattre trois tueurs envoyés sur ses traces. Le film d'Altman fait le tableau d'une Amérique bâtie sur la quête sans scrupule du profit et sur le règne absolu de la violence. La persécution des petits propriétaires par les riches possédants est un thème cher au western, mais le happy end de The Far Country (Anthony Mann, 1954) n'est plus de mise à l'aube d'une décennie, les années 70, où le révisionnisme est de circonstance, comme achèvera de le claironner l'immense Porte du paradis de Michael Cimino.
Le film, comme la plupart des grandes œuvres du Nouvel Hollywood, est d'un pessimisme total. C'est le récit, fataliste et désenchanté, d'un homme condamné d'avance face aux puissances de l'argent-roi et du commerce, voué à une mort certaine dans l'oubli d'une petite ville isolée dans les montagnes et recouverte de neige mais déjà semée d'enseignes publicitaires et marchandes, et dont le bar à putes, avec ses tables de jeu, a peu à peu vidé la jadis sacro-sainte église, dont le curé traverse le film tel une figure mortifère avant de prendre les armes lui-même. La mort est inévitable et plane sur l'ensemble du film, gratuite, aussi inévitable qu'inutile : impossible d'oublier cette scène où un gamin se fait abattre par un autre - mort absurde et choquante - et sombre dans l'eau glacée d'une rivière sous le regard hébété de ses amis.
Mais dans ce contexte morbide pointe une histoire d'amour sublime, non-exaucée, avortée même, mais sublime, entre McCabe et Mrs Miller. Notre héros minable (pourtant superbe, Warren Beatty était bel homme, c'est entendu, mais dans ce film il atteint ses sommets) tombe immédiatement amoureux de sa partenaire et quasi-patronne, qu'il ne supporte pas de voir monter avec des clients, qui lui ferme la porte au nez pour s'abandonner aux vapeurs de l'opium et qui, parce qu'elle le domine de la tête et des épaules en matière d'intelligence, lui interdit toute tentative d'approche et d'épanchement. Les plus belles séquences du film sont celles où Altman filme Warren Beatty, seul dans sa chambre, faisant les cent pas en maugréant dans sa belle barbe noire contre cette femme qu'il aime et qu'il n'aura jamais, pire, qu'il partage avec d'autres hommes et qu'il doit payer quand elle lui fait la grâce de l'accueillir dans son lit. La simplicité avec laquelle le cinéaste filme ces séquences les rend absolument bouleversantes. Idem quand il montre les amants officieux ensemble, McCabe se plaignant sans arrêt de leur condition dans un langage moins vernaculaire que de coutume tandis que Mrs Miller - et Julie Christie n'a jamais été aussi charmante qu'ici - le regarde depuis son lit, droguée, souriante, radieuse. Et l'alchimie particulière qui se crée entre cette histoire d'amour impossible, l'attente d'une mort imminente, l'ambiance froide et chaleureuse à la fois de ce village montagnard enneigé, les belles chansons mélancoliques du grand Léonard Cohen et la lumière rousse et pâle si caractéristique de Vilmos Zsigmond, définitivement rattachée au meilleur cinéma américain des années 70, font de ce film une merveille.
McCabe & Mrs Miller de Robert Altman avec Warren Beatty, Julie Christie, René Auberjonois et Shelley Duvall (1971)
Superbe film d'Altman, qui magnifie les chansons de Leonard Cohen et réciproquement (je pourrais changer "les chansons de Leonard Cohen" par "Julie Christie" et ça fonctionnerait aussi). Curieusement, j'y rattache aussi certaines chansons de Nick Drake, dont l'ambiance m'évoque aussi parfois ce beau film, qu'elles auraient également pu joliment accompagner.
RépondreSupprimer"le film réunit à l'écran un couple à la ville"
Ne peut-on pas dire ça de TOUS les films avec Warren Beatty (qui avait la particularité bien connue de "se faire" chacune de ses partenaires de plateau) ? :)
Certes ! D'ailleurs j'ai failli placer une référence au fait que Warren Beatty, qui se vantait d'avoir eu je ne sais combien de partenaires et qui s'est littéralement accointé avec le tout hollywood de sexe féminin, est ici particulièrement à l'aise dans le rôle d'un pur putanier (plus à l'aise peut-être que dans son rôle d'impuissant dans le Bonnie and Clyde d'Arthur Penn, où il excelle malgré tout).
SupprimerBravo. Film magnifique en effet. A revoir en boucle avec "Le Privé".
RépondreSupprimerhttp://wp.arte.tv/olivierpere/2012/01/19/john-mccabe-de-robert-altman/
Je n'ai pas encore vu "Le Privé", contrairement à mon acolyte Félix, mais le dvd m'attend et je suis assez impatient d'y jeter un œil, d'autant que j'aime bien Elliott Gould, moins pour son (chouette) rôle dans M.A.S.H. du même Altman que pour son interprétation comique inoubliable du colonel Stout dans "Un Pont trop loin" :)
SupprimerJe penses que tu aimeras aussi Le Privé mais, à coup sûr, moins que McCabe & Mrs Miller.
SupprimerElliott Gould, tu l'aimes avant tout parce qu'il est et restera à jamais le papa de Ross & Monica, celui qui jette toujours de furtifs coups d’œil lubriques à Rachel et qui peut pas saquer son gendre Chandler, avoue... :)
Ca a joué aussi. Mais je l'aime surtout pour son cigare et son énorme tronche dans A bridge too far : "Chieeeerie..."
SupprimerJ'ai aussi beaucoup aimé son apparition dans le film de Rabah Ameur-Zaïmeche, "Wesh Wesh Qu'est-ce qui se passe ?" (sous réserve que ce soit bel et bien lui).
SupprimerFilm un peu plombé par son naturalisme outrancier, son anti-heroisme forcené, son absence d'empathie pour ses personnages. C'était sympa cette mode des années 70 de prendre le western comme véhicule, sans y croire, de s'acharner à en démolir les codes, mais ça manquait un peu d'humanisme et d'épopée...
RépondreSupprimer"absence d'empathie", "manque d'humanisme", nous n'avons pas vu le même film.
SupprimerIdem. Et ça ne colle pas du tout non plus à L'Homme sans frontière, autre western sublime sorti la même année et dont on a parlé il y a quelques jours.
SupprimerNi à La Porte du paradis, autre western sublime dont on parlera dans quelques jours.
SupprimerSi si, ça colle parfaitement à La Porte du Paradis et à d'autres films comme Missouri Breaks, La légende de Jesse James, The spikes gang ou même Cable Hogue, où, à force de vouloir s'éloigner à tout prix du western, on finit par y arriver. Ce n'est pas gênant pour de très bons films comme La Porte du Paradis ou Cable Hogue, mais pour les autres, le traitement du mythe paraît souvent un peu forcé...
SupprimerTu trouves que La Porte du Paradis "ça manque un peu d'humanisme et d'épopée..." ?
SupprimerNon certes, la Porte du Paradis est au contraire extraordinairement proche de ses personnages et nous les fait aimer, mais il partage avec les westerns des années 70 cette ambition de réalisme et de faire table rase de tout ce que le western a produit auparavant. Et tant mieux pour ce très beau film (ça me rappelle que j'aimerais revoir la version longue), je suis plus réservé pour McCabe.
SupprimerJe suis assez de ton avis Tepepa. Je vois en effet très très bien ce que tu veux dire. Un peu comme comme "Le Privé" avait envie de casser, lui aussi, les codes du film noir... mais finit, comme tu le dis si justement pour le western, par y retourner. Au fond, c'est beaucoup de foin pour quasi-rien. Pourquoi se boucher le nez et faire semblant de faire à tout prix autrement que ce que les papys, eux, faisaient superlativement bien, hein ?
SupprimerMais bon, on ne leur en veut pas: Maintenant ce sont eux, les papys académisés par les cinémathèques.
Ce n'est pas qu'ils prennent le western comme véhicule pour finalement y retourner, c'est plutôt qu'ils avaient les pieds en plein dedans, mais d'une manière différente de celle de l'âge d'or. Différente parce que la période est différente, et qu'on ne pouvait plus faire les mêmes films dans les années 70, à moins d'être complètement en dehors de son temps et étranger à la réalité de son pays. D'ailleurs il ne s'agit pas tant d'un détournement ou d'un cassage de codes que d'une évolution. A partir du moment où tu réalises que les héros d’antan n'ont jamais existé, ou en tout cas quand tu as bien l'intention de rétablir une certaine vérité tout en rendant compte de la situation présente, tu oublies John Wayne et tu te retrouves avec des westerns crépusculaires. Mais je trouve pas ça moins "humaniste", simplement moins idéaliste.
SupprimerAlors ça n'empêche pas, en tant que spectateur, d'aimer les uns et les autres, mais il faut quasi les voir comme 2 genres différents, ou 2 variations à partir d'une origine commune.
Complètement d'accord avec ça. On peut préférer les westerns de l'âge d'or à ceux du Nouvel Hollywood, mais adresser le procès à la seconde catégorie d'avoir fait évoluer le genre, voire même de l'avoir désossé et refondé, c'est nier la nécessaire et normale transformation des codes et des manières, la progression de l'histoire du cinéma (qui s'adapte aux mouvements de l'histoire tout court). Réaliser La Prisonnière du désert dans les années 70 n'aurait eu aucun sens (si seulement cela avait été possible). Rien de plus normal qu'à la suite de l'âge d'or, du classicisme ultra codifié et des grandes valeurs idéalistes, les cinéastes aient voulu remettre formes et propos en cause. Heureusement que le western, et le reste du cinéma, n'est pas demeuré le même ad vitam eternam.
SupprimerJe suis d'accord, n'empêche que pour certains de ces films, c'est trop visible, on voit les ficelles, on voit le réalisateur à l'oeuvre, on le voit qui arrive avec ses gros sabots et qui se croit intelligent en montrant des grandes figures de l'ouest en tant qu'analphabètes méprisables, couards et demeurés. Si le réalisateur utilise ce point de vue comme contexte pour un vrai discours sur l'humain, j'applaudis, mais si la seule fin du film c'est démolir le mythe, c'est un exercice de style qui n'a qu'un temps, et non pas une évolution...
SupprimerLe pire, c'est que je suis d'accord ET avec Tepepa ET avec Nônon !
SupprimerJe préciserai juste que, à mon avis, c'est autant la situation politique que l'explosion du système des studios qui ont fait évoluer les genres et le cinéma.
Car, après tout, côté politique et situation du monde les changements avaient été au moins aussi spectaculaires (sinon plus) entre, mettons, 1929 et 1939! Ou bien entre 1937 et 1947. Et pourtant, aucun ébranlement profond du cinéma (hormis technique) dans ces périodes-là.
Bref, je suis archi-d'accord que l'entreprise de démolition des mythes n'est pas intéressante si elle est une fin en soi. Car alors on intègre ce qu'on dénonce: un autre système.
Elle est plus légitime si elle est accompagnée d'un point de vue, d'une esthétique, d'une pensée. C'est le cas d'un Arthur Penn par exemple (et de plein d'autres, dont Altman, Cassavetes, Friedkin...)
Mais bof "Bof" Rafelson, Peter Beurk-gdanovitch (et plein d'autres)...
Sans parler de ceux qui ont le cul entre 2 chaises, tièdes, à moitié dans l'admiration des anciens mais ne voulant pas avoir l'air ringues et dépassés, ils se donnent l'air de suivre ladite modernité. Genre Scorsese au tout début (qui saura plus tard choisir son camp, celui des grosses machines et des blockbusters, on peut pas passer son temps à résister et à casser, n'est-ce pas).
C'est certain que la chute des studios a eu des conséquences considérables sur l'évolution du cinéma américain, mais d'un point de vue politique et social, les crises internes qu'ont subi les États-Unis dans les années 60-70 ont largement traumatisé la population, peut-être plus que les 2 guerres mondiales, ou en tout cas d'une manière bien particulière. Car là, ils (enfin les gouvernements d'une part et la population de l'autre) étaient directement concernés, impliqués et responsables (en particulier pour Kennedy et la guerre du Vietnam) et ça a ébranlé tout un système idéologique, et en prime ils ont eu tout le loisir de voir les ravages, l'horreur et les absurdités direct à la tv et dans les médias. Alors je ne dis pas que les 2 GM ont été prises à la légère, mais les évènements qui ont suivi ont eu en tout cas un tout autre impact qui se retrouve dans la manière de faire et de penser le cinéma dans les années 70.
SupprimerSinon, c'est sur que tous les cinéastes ne font pas évoluer les codes de manière absolument géniale... (même si je serais plus tendre avec Scorsese, au moins de THE BIG SHAVE jusqu'à Taxi Driver, qui me semble bien droit dans ses baskets à cette période-là)
J'aime beaucoup les films d'Altman que j'ai pu voir, mais j'ai pas encore vu celui-là et ton article m'a bien donné envie de découvrir ce John McCabe (rien que le titre donne envie!). Tout comme je veux voir Le Privé.
RépondreSupprimerC'est quand même un bon western du vieux Bob barbichu moi je dis. On parle souvent du spaghetti sauce barilla comme d'une mouvance qui montre l'Ouest comme c'était vraiment. Mouais, moi je trouve plutôt que c'est dans ce film d'Altman qu'on peut voir l'Ouest uncut & uncensored. Après, je suis sur le principe d'accord avec Miss Frisamont, les 70's c'est l'époque de tous ces petits malins avec une grosse barbe et des jeans délavés qui veulent balancer des bottes de foin dans la gueule des anciens et qui à force de vouloir systématiquement tout casser et tout déglamouriser finissent par les lancer dans le vide, les bottes. Je n'aime pas beaucoup les 70's et les westerns qui vont avec. Je préfère tout ce qui a été fait avant, j'ai pas encore 23 ans, 'est grave docteur ?
RépondreSupprimerPourtant, comme j'ai dit, le traitement d'Altman me plaît bien. À la limite, je trouve son autre western Buffalo Bill et les Indiens encore plus intéressant car encore plus radical dans sa démarche. C'est un film qui ne doit strictement plus rien à Hart, à Ford, à Leone, à Peckinpah ou à quiconque. Là on n'est plus dans le cassé, on est dans l'entièrement reconstruit.
Quant à élir le chef-d'oeuvre du vieux Bob, j'irais plutôt chercher du côté de California Split ou Nashville, deux films uniques et passionnants dans lesquels l'aspect humain a au moins autant d'importance que ses expérimentations.
LdF
J'ai été à nouveau subjugué par le Privé, mais pas emballé par Mc Cabe, malgré quelques moments sympas, ça sent trop la déconstruction westernienne, et y'a pas assez de morts ni d'intrigue, avec le problème de la distance froide que maintient Altman envers ses personnages, et ces zooms interminables typiques 70's. A ma décharge publique, j'ai vu une vf avec un son pas terrible... Néanmoins, j'y vois une prémisse à ce qui sera une déconstruction de l'Ouest beaucoup plus spectaculaire : la série Deadwood.
RépondreSupprimerTout l'inverse pour moi, qui suis subjugué par McCabe mais qui n'ai pas été si emballé que ça par Le Privé, même si je lui trouve plein de qualités.
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