23 février 2012

Démineurs

Puisque du point de vue du scénario, du discours, du "message" (appelons ça comme on voudra), Kathryn Bigelow ne m'a pas dit grand chose, je vais commencer par parler de la mise en scène, de la forme, qui, et d'autant plus pour porter un sujet pareil, fait discours en soi. Et quand on regarde la forme (dont on sait absolument tout dès les premiers plans, et qui ne montrera jamais rien d'autre), on ne peut qu'être atterré devant une telle pauvreté esthétique. Ce film est horriblement mal filmé. Non pas parce que la caméra bouge sans arrêt au lieu d'être posée sur son pied. On peut faire ce qu'on veut d'une caméra du moment que ça fait sens et qu'on en tire quelque chose d'intéressant, quelque chose de beau, de pertinent. Mais l'esthétique série télé colportée au cinéma, avec ce que ça implique de nervosité sans but, d'énergie sans maîtrise, de mise en scène sans conscience, n'a rien d'une victoire.



24H Chrono aura fait beaucoup, beaucoup de mal. Donner l'Oscar de la meilleure réalisation à Démineurs, c'est une mauvaise blague. N'importe qui aurait pu réaliser à l'identique ce piètre film, n'importe quel yes man hollywoodien nourri aux séries TV les plus bêtes. Le pire c'est que cette réalisation se veut très réaliste, elle est censée donner une caution "reportage" au film. C'est raté. Les reportages sont faits pour la télévision, or c'est le dernier endroit, chantre de l'académisme et de la fadesse, où l'on connaisse encore tant soit peu l'existence du vieux cahier des charges qui dit ce qu'il ne faut pas faire : ne pas zoomer, ne pas faire de panoramique à contre-sens, ne pas laisser un mètre de vide au-dessus de la tête des gens, ne pas couper les corps aux articulations, ne pas trembler, etc. : toutes "erreurs" que Bigelow accumule à qui mieux mieux. Donc la mise en scène de série, et celle de Démineurs, ne font pas appel au reportage journalistique mais à l'amateurisme. Les images comme celles-là que l'on a pu voir aux informations télévisées étaient des images d'amateurs, filmées avec de petites caméras dv ou avec des téléphones portables. C'est les vidéos du 11 septembre, qui zooment à se faire péter l'objectif, c'est les vidéos d'événements violents prisent sur le vif par des anonymes à Bagdad ou Tel Aviv et partout ailleurs où ça sent le sapin. Un amateur qui filme sans savoir filmer réalise précisément ces plans-là : il tremble, il décadre, ou cadre tout simplement mal, il bouge dans tous les sens au point que l'on ne sache jamais précisément ce que l'on voit ni où l'on se trouve, il déconstruit l'espace en ne respectant pas les règles élémentaires consistant entre autres à ne pas pas "croiser" les points de vue, il va à droite puis à gauche et de nouveau à droite et nous fout la gerbe, et il zoome tant qu'il peut, en permanence. C'est grosso modo la liste des premiers interdits que se voit dresser quiconque apprend à filmer. Donc la série télé et désormais le cinéma (déjà depuis un petit moment, mais les films précédents qui adoptaient ce système n'avaient pas reçu une pluie d'oscars), tendent clairement vers l'amateurisme, vers un "non-savoir filmer". C'est quand même parlant dit comme ça. Évidemment c'est l'effet recherché : donner l'impression de voir des images d'amateurs prises sur le vif, sauf que d'une part nous n'irions pas au cinéma pour voir les vraies images d'amateurs prises sur le vif dans les coins chauds du globe, et sauf que d'autre part la place accordée dans le film aux résidents irakiens, ceux qui sont supposés filmer ce type d'images en témoins amateurs, est paradoxalement ridicule, ou puante.


Ce procédé de filmage pourrait peut-être devenir intéressant si Hollywood allait jusqu'au bout de sa volonté. Car l'autre point commun à tout filmeur amateur, peut-être le plus important, c'est le plan-séquence. Godard l'a dit plusieurs fois et nous l'avons tous constaté maintes fois : l'amateur ne coupe pas. Il filme longtemps, il fait des plans très longs (qui n'a pas cru crever devant un film de famille, de mariage ou d'anniversaire réalisé par Tonton Scefo, dont on se demande en regardant la vidéo si lui-même n'est pas mort le front collé à l’œilleton de sa caméra pendant le tournage ?) L'amateur ne fait pas de montage, ou alors par le mouvement violent de la caméra : sans ne jamais couper il change de plan par un balayage brutal et indigeste. Le champ-contrechamp amateur c'est un panoramique nul et lourd passant d'un interlocuteur à l'autre, de Pépé Jésus à Mémé Cazès, en manquant de décapiter le petit Kevin, qui passait entre les deux à ce moment-là et auquel Tonton Scefo file un coup de pied au cul sans couper l'enregistrement de sa caméra, ce qui nous vaut un décrochage du plan vers le fameux cul de Tata Angèle, une seconde de grâce dans un film de famille morbide. S'il ne coupe jamais, c'est peut-être parce que l'amateur n'a qu'une caméra, c'est peut-être parce qu'il ne veut pas risquer de perdre une miette de ce qui se passe devant lui (rien du tout le plus souvent, sauf pour les vidéos qui finissent aux actualités, et là effectivement pas question de rater le second avion qui pourrait arriver vers la seconde tour, quitte à ce que le zoom gâche tout), ou peut-être est-ce parce qu'il ne sait pas filmer et ne sait pas qu'il faut couper et qu'on fera plutôt 20 plans qu'un seul qui dure 45 minutes et qui transforme la salle-à-manger de tata ou, désormais, la salle de cinoche, en immense sac à gerbe pour tous les spectateurs ? Ou peut-être, pour faire dans la poésie, est-ce parce qu'il est absorbé dans sa double-vision, hypnotisé et ne pouvant plus couper... Mon cul ! Cependant une certaine "vérité" du temps éprouvé peut parfois passer dans ce non-concept du plan séquence...



Bref, si Hollywood allait au bout de sa lubie, Démineurs serait tourné en longs plans séquences, presque sans coupures. Ce serait plus intéressant, et ce serait quand même gerbant, parce que ce serait lourd et mal fait, comme un film amateur (personne n'a jamais envie de regarder ces films-là, c'est toujours une plaie et on prie pour avoir une crise d'appendicite quand Tonton Scefo la ramène avec sa vidéo pourrie), mais une autre vérité se dégagerait peut-être du résultat. Ce n'est qu'une hypothèse. Plus vraisemblablement tout le monde se ferait chier, alors que là on regarde, embarqués de force par un montage frénétique, parce qu'on attend que le type explose, sensas ! spectaculaire ! On passe le film pris à la gorge par ce suspense-là : va-t-il arriver, le deuxième avion ? Vont-ils sauter du haut de la tour ? Va-t-il se faire déchiqueter par sa mine, ou pas ? Vont-ils réussir à exploser le visage des terroristes à 3km de distance avec leur énorme calibre oui ou non ? Les seuls films amateurs que l'on regarde avec intérêt sont ceux où on attend le truc bien affreux qui va inévitablement se produire (quid des films porno amateurs en POV). L'intérêt du film de Bigelow peut se résumer à ça. C'est donc très, très maigre, en plus d'être très, très lourd. Et même si c'était pas le cas, et même si on pourrait peut-être me contredire sur l'attente du spectateur, n'empêche qu'un cinéma qui tend vers l'amateurisme le plus incapable et qu'on sacre sur l'autel de la mise en scène, c'est déjà suffisamment triste comme ça pour s'en plaindre.



Je passerai sur les attentes déjouées par la réalisatrice, qui fait appel à Full Metal Jacket avec la séquence des soldats qui se défoulent en se frappant après avoir vécu une lente expérience de tir au pigeon sur leurs camarades, ou à Voyage au bout de l'enfer avec les trois tempéraments différents plongés dans la folie de la guerre (idée beaucoup plus riche chez Cimino, mais les deux films ne sont de toute façon même pas comparables). Je passerai aussi sur la triste idée de faire apparaître deux "stars" de cinéma pour aussitôt les faire tuer (laissant place à un acteur insupportable qui m'a rappelé les pires Port-de-Boucains avec sa grosse tête ronde d'idiot et ses muscles saillants), le programme étant de nous laisser entendre qu'il n'y a pas de star en Irak et que ce film-là, c'est pas du "cinéma", ça on l'avait compris en trois secondes en regardant les premiers plans hideux et presque insupportables, qui zooment et dézooment et décadrent presque davantage que dans les séries qui ont "inventé" le procédé. C'est peut-être du cinéma, mais pas du beau, et c'est pas les deux ou trois plans stylisés qui viennent faire une entorse au style caméra portée de Bigelow - notamment un plan affreux sur une cartouche qui tombe joliment au ralenti, imagerie également vue et revue dans des films vraiment pas glorieux du style Dominos ou Lord of War - qui vont nous faire croire que c'est du beau cinéma. Non c'est bel et bien de la série télé, d'ailleurs le film est comme scindé en épisodes (un par mine, en gros) et se répète sans arrêt. Comme dans toute bonne série bien manufacturée on a droit aux trois "tempéraments" bien figés et finement calibrés, trois personnages cliché faciles à cerner et dénués de toute complexité : le noir sage et gentil, le faiblard traumatisé et le héros tête-brulée insupportable qui se veut bien entendu un démineur de génie. Face à eux, comme toujours, une pincée de misérabilisme pathos incarné par le petit irakien surnommé "Beckham", étendard du bon irakien comme il en est du bon sauvage, en mode enfant innocent justifiant à lui tout seul la présence de l'armée américaine sur place et destiné à préserver le film de toute attaque idéologique... Rajoutez un zeste d'humour pas drôle et un poil de psychologique guerrière désuète et la recette est complète.



Quand on lit les critiques dire et répéter que la série télé Américaine est devenue plus cool que le cinéma, et que ce dernier devrait s'en inspirer, on pleure, et deux fois plus si ça doit donner Démineurs. Je passerai aussi sur la petite phrase placée en exergue qui trouve son écho dans le dernier plan et qui veut affirmer que la guerre serait une drogue, sujet qui n'est jamais réellement traité dans le gros du film, lequel apparaît du coup comme un long hors-sujet. Je passerai sur la lourdeur patriotique du scénario qui montre quand même les soldats Américains comme de doux anges (à part l'officier qui laisse mourir un Irakien blessé, 10 secondes dans le film), de braves martyrs qui ont la peur au ventre, qui n'ouvrent jamais le feu sur l'autochtone même quand il présente tous les dangers, et qui ne veulent que sauver les enfants de leurs ennemis... Je passerai sur le message politique douteux qui glisse quand le héros dit à sa femme (autre "star" banalisée, reléguée au statut de figurante, star toute relative puisqu'issue de la série télé Lost, j'ai nommé Evangeline Lilly) qu'il veut retourner sur le champ de bataille parce qu'ils manquent de bons et courageux soldats là-bas, le film résumant l'occupation Américaine du sol Irakien à de bons américains quasi-suicidaires partis risqués leur vie pour épargner la population civile... Je passerai sur les clichés et la pauvreté psychologique qui caractérisent tous les personnages. Je passerai sur la facilité des longues discussions de la fin (le sergent noir qui nous fait une leçon d'hédonisme dans la bagnole, le héros blanc qui entretient toute une causerie avec son fils âgé de trois semaines), et des ressorts dramatiques (le supermarché, la société de consommation, le confort des conquérants, et mon cul sur la commode). Je passerai sur toutes ces conneries et sur le reste. Bigelow ouvre son film sans générique, sans titre, sans musique, comme pour nous mettre immédiatement dans le bain, pour nous plonger dans la vérité d'une guerre sans stars et sans strass, mais dans le dernier plan son goût pour un cinéma de merde la rattrape in extremis quand elle filme son anti-héros traumatisé mais héros quand même, en costar trois pièces de sauveur d'arabes, de roi du monde, et qu'explose une musique de film d'action de seconde zone qui achève le film par une imagerie de clip, de bande-annonce, tout simplement désolante. Le plus triste reste donc bel et bien la mise en scène, qui mêle l'amateurisme indigent à l'imagerie hollywoodienne spectaculaire la plus crasse pour un résultat misérable, qui se voudrait énergique et réaliste et qui n'est que tristement chaotique, la tension narrative est complètement perdue au profit d'une simple mise sous tension de la rétine du spectateur prête à éclater, on ne peut même pas parler de faux-raccords, c'est simplement du n'importe quoi, un film aussi nul que mal fait, le meilleur film de 2010 selon l'illustre Académie des Oscars ©.


Démineurs de Kathryn Bigelow avec Jeremy Renner, Anthony Mackie, Guy Pearce, Ralph Fiennes, David Morse et Evangeline Lilly (2009)