29 décembre 2011

Tomboy

Le deuxième film de Céline Sciamma, après le mitigé Naissance des pieuvres, raconte l'histoire de Laure, une petite fille de 10 ans, garçon manqué, qui arrive un été avec sa famille (son père, sa mère enceinte et sa petite sœur de six ans), dans une nouvelle ville. Quand elle croise une jeune voisine qui la prend pour un garçon, Laure ne dément pas, se présente en tant que Mickaël et va vivre l'été en vrai petit garçon au milieu de la bande du quartier, en oubliant trop vite que la rentrée approche. Arrêtons-nous là pour l'histoire et disons tout de suite que Tomboy est un bon film, très juste, très intéressant, qui pose avec tact et intelligence beaucoup de questions sur la sexualité, l'identité, la parentalité, et qui représente très subtilement ce que c'est pour un enfant que d'être. La petite fille du film est un garçon, c'est aussi simple que ça et le film nous pose face à cette évidence avec une apparente simplicité qui révèle en creux la délicatesse du regard porté par la cinéaste sur son sujet.



Cette évidence règne dès l'ouverture du film, où tout est mis en place pour que le spectateur croie effectivement observer un garçon, et ce durant près d'un quart d'heure, jusqu'à la scène du bain, quand sa mère appelle l'enfant Laure et que l'on voit son corps nu. Mon premier réflexe fut alors de regretter d'avoir eu vent de l'histoire avant de découvrir le film, pensant que l'effet eût été plus grand en découvrant complètement la véritable identité sexuelle du personnage au bout de treize minutes et en recevant donc exactement le même choc que les enfants qui l'entourent et qui sont absolument certains que c'est un garçon. Mais Céline Sciamma n'a pas voulu cela, d'abord parce qu'elle sait très bien qu'un film existe et ne peut se faire connaître que grâce à son histoire, or son film ne pouvait pas se faire passer, ne serait-ce que via la bande-annonce, pour le portrait d'un petit garçon qui joue au foot torse nu avec ses camarades, ensuite parce qu'en titrant son film Tomboy ("garçon manqué" en anglais...), elle s'assurait de mettre les choses au clair d'emblée pour mieux s'imposer une difficulté qui grandit son film. Car dès lors la cinéaste prend le parti de parvenir à nous faire oublier ce que l'on sait pendant un quart d'heure. Et, en effet, bien que l'on sache pertinemment de quoi il retourne, durant quinze minutes nous regardons évoluer un petit garçon. C'est un tour de force du film qui fait cohabiter en nous deux certitudes : celle d'observer une petite fille et celle d'observer un petit garçon tout à la fois, deux vérités contradictoires et pourtant concomitantes que la cinéaste fait éprouver au spectateur avec brio, donnant l'une des plus belles représentations des prémisses de l'homosexualité en rendant toute son évidence à un phénomène faussement complexe rendu complexe par la société et auquel le film restitue sa brutale simplicité.


A côté de ces grandes qualités, qui font de Tomboy un film assez remarquable, on peut regretter de menus défauts, dont un symbolisme non pas lourdaud mais omniprésent, qui peut facilement lasser. On peut voir en effet un symbole dans à peu près chaque scène (dès la première séquence, où la fille/garçon conduit la voiture avec son papa), dans chaque dialogue (la fille/garçon qui demande à avoir "la fille" en jouant aux jeu des 7 familles avec son père... qui lui propose ensuite une bière et dit qu'il a hâte qu'il/elle puisse jouer au poker avec lui), dans chaque geste (la fille/garçon qui range son faux pénis en pâte à modeler dans la boîte qui contient ses dents de lait, symbole un peu grossier de son passage à l'âge adulte), etc. J'ai personnellement quelques difficultés avec ce symbolisme permanent qui surligne à chaque instant le sujet principal du film, déjà clairement lisible sans ça. Le surlignage intensif est peut-être un défaut de Sciamma, qui a tendance à appuyer ses idées, comme quand à plusieurs reprises elle filme l'enfant isolé derrière une porte où se joue la discussion feutrée des parents, idée plutôt bienvenue mais qui, reprise trois ou quatre fois, devient un système presque lassant. Le symbolisme en soi peut être génial et tout à fait appréciable (je pense à la chute de l'enfant qui tombe de l'arbre à la fin du Gamin au vélo, pour prendre un film assez proche de celui-ci, ou au petit oiseau libéré de sa cage, entre autres motifs lourds de sens, dans Lady Chatterley, le film sublime de Pascale Ferran, qui est remerciée dans le générique de fin de Tomboy), mais, parce que le symbolisme s'adresse à notre intellect, à notre besoin de comprendre, d'interpréter par analogies et de voir du sens partout, il faut que la mise en scène, l'esthétique, véhicule par ailleurs et en parallèle beaucoup de fulgurances, d'émotions, d'images sensibles brutalement touchantes, en contre-poids au symbolisme explicatif, pour toucher le spectateur au-delà de la simple connivence intellectuelle.



Je n'ai pas été meurtri à la fin quand la jeune voisine baisse le short de Laure devant tous ses camarades, même si j'ai pensé que c'était un geste cruel et que la petite héroïne aurait bien du mal à s'en remettre. Et quand on voit la robe abandonnée suspendue dans un arbre, je ne suis pas profondément touché par l'image, je me demande juste ce qu'elle veut dire. On pourrait répondre à cela que le film repose justement sur un équilibre précaire et qu'en évitant tout sensationnalisme pour préserver la simplicité de son regard, il s'interdit ces fulgurances qui ne lui correspondent pas, ce qui expliquerait justement l'échec relatif de la scène de la robe suspendue dans l'arbre, qui ne fonctionne pas complètement précisément parce qu'elle est en décalage par rapport au régime narratif mis en place jusque là. Mais il n'en reste pas moins que le film ne touche pas autant qu'il pourrait le faire et qu'en dehors de la prouesse réalisée dans le premier quart d'heure il manque en partie sa cible en s'adressant plus à notre pensée qu'à nos émotions ou notre sensibilité. C'est son principal défaut à mes yeux.



C'est peut-être tout ce qui manque au film en fin de compte, parce qu'à côté de ça Tomboy est extrêmement bien fait, assez passionnant par son sujet, et il évite beaucoup de lieux communs, beaucoup de revirements attendus, beaucoup de facilités, il parvient même à négocier avec ce trop-plein de symbolisme qui l'afflige parfois, sans doute grâce à son économie de moyens et à sa grande finesse. Il affiche bien d'autres qualités encore : on a peur souvent pour Laure sans que le film ne joue médiocrement de cette crainte ; la représentation de l'enfance est très réussie, qu'il s'agisse de filmer l'intimité de Laure, seule et silencieuse devant sa glace, ou les discussions bavardes, les jeux rituels et les gestes d'apparat du groupe d'enfants ; les personnages sont vrais, de la complicité de la petite sœur très féminine, véritable caricature de princesse girly, qui comprend son aînée bien qu'étant aux antipodes, à la réaction violente de la mère qui ne sait pas comment réagir mieux (à noter des acteurs et actrices tous admirables) ; sans oublier le sujet très difficile, donc, approché avec finesse par la réalisatrice. Mais il manque un petit quelque chose à Tomboy, il y a un truc en moins qui fait de ce film une œuvre réussie mais incomplète, excellente en parties quoique plus faible dans l'ensemble, et ce manque vient sans doute de la mise en scène un rien démonstrative, bien sentie mais légèrement en-deçà de la promesse faite par le regard remarquable porté par la cinéaste sur son sujet et ses personnages. Ce n'est que le deuxième film de Céline Sciamma et il est déjà bien meilleur que son précédent (ou que le souvenir que j'en ai), on en retiendra donc les grandes qualités, dont le prodige de mystification cinématographique atteint par le premier quart d'heure, pour affirmer que ce film est extrêmement prometteur et que cette réalisatrice est à suivre de très très près.


Tomboy de Céline Sciamma avec Zoé Héran, Malonn Levana, Jeanne Disson et Mathieu Demy (2011)