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27 mai 2013

We Need to Talk About Kevin

Je croyais que la double-peine avait été abolie dans ce pays, apparemment non puisqu'après avoir vu ce film, vous vous apprêtez à en entendre parler. Je pourrais copier-coller la critique de Sleeping Beauty en changeant le titre du film, et en rajoutant peut-être un gros zeste de colère et d'effarement, mais ça ne suffirait pas. Nous avons là affaire à un autre film sûr de lui et de sa malignité, un film suffisant qui se veut subtil mais qui n'est que facilités, raccourcis, bêtise crasse, et se révèle idéologiquement puantissime. Proposant un discours nauséabond servi par une esthétique aléatoirement dispensable ou insupportable, We Need to Talk About Kevin pousse le vice jusqu'au racolage en faisant tenir son spectateur par un suspense morbide, comme s'il souhaitait à toute force le rendre aussi crétin et voyeur qu'il l'est lui-même. Nous citons le film de Julia Leigh mais on peut aussi penser à Haneke, au Haneke de Funny Games notamment (mais pas seulement), puisque le film, qui fait le portrait d'un jeune tueur, coupable d'un massacre de masse au sein de son lycée, tâche de nous asséner sa thèse et de nous rendre coupables de ce qu'il est : voyeuriste et malsain. C'est ce que tente par exemple Lynne Ramsay quand la mère du tueur (Tilda Swinton) regarde une interview télévisée de son fils après le drame, où ce dernier s'adresse au spectateur (de l'émission et du film) en affirmant que seuls les gens comme lui intéressent les autres et que tout le monde aurait déjà zappé sur une autre chaîne s'il était sympathique et doué à l'école. La brillante mise en abyme nous incrimine directement : vous-mêmes, spectateurs, regardez mon œuvre parce que je filme un cas psychologique aberrant et séduisant, nous dit Lynne Ramsay, et vous vous régalez. Nous sommes faibles, nous sommes médiocres, Lynne Ramsay le sait et nous le reproche. Elle nous pervertit et nous accuse de l'être dans le même temps. Si l'on regarde son film jusqu'au bout c'est en partie parce que le point de vue porté sur ce cas psychologique est si gênant qu'il interroge (on ne peut pas y croire, on attend un revirement, qui viendra bel et bien, et on regrettera de l'avoir souhaité), mais c'est aussi parce que la cinéaste met tout en œuvre pour qu'on soit fasciné par ce personnage improbable, par les atrocités qu'il a commises et qui tardent à nous être présentées. Ou quand le suspense cinématographique ne sert qu'à faire trépigner les foules avec une bonne dose de sensationnalisme morbide à la clé. Un peu comme dans Sleeping Beauty, le film repose sur une étrange fascination pour son acteur vedette juvénile, au physique si particulier, bizarrement aussi beau que laid , Ezra Miller (qui semble-t-il prêtait déjà ses traits à un personnage équivalent dans Afterschool en 2008, que je n'ai pas vu) ; et fonctionne sur l'attente de l'horreur macabre à laquelle ce drôle de personnage au physique ambivalent va se retrouver mêlé. Mais en vérité ce film est plus détestable encore que celui de Julia Leigh.


Voici la mère de Kevin, l'imbuvable Tilda Swinton, dans une fête de la tomate, figure à la fois christique et souillée par le sang du Diable. C'est un des premiers plans de ce film qui sera donc placé sous le sceau du symbolisme le plus lourd du monde.

Pendant tout le film, on tient uniquement grâce à l'attente du carnage et de la clé du mystère, la solution à l'énigme Kevin. Pour résumer l'histoire que nous raconte Lynne Ramsay, la vie du couple formé par Tilda Swinton et John C. Reilly (que fout-il là mon Dieu...) bascule à la naissance de leur petit garçon, un trublion XXL bien décidé dès son premier jour à leur cramer l'humeur, en particulier celle de sa mère complètement désarçonnée face à tant de haine gratuite (on la comprend). Le finale consiste en une tuerie dans un lycée qui nous sera dévoilée à rebours et au compte-goutte au travers les réminiscences fragmentaires d'une mère démolie. On est donc dès le début du film placé dans l'esprit de Tilda Swinton, mais la réalisatrice Lynne Ramsay, qui nous transporte à intervalles réguliers depuis le présent post-massacre de cette mère traumatisée à son passé remémoré, organise les souvenirs du personnage dans un ordre chronologique bien respecté : la mère se rappelle régulièrement le fil des événements menant de la naissance de son fils à son emprisonnement, sauf qu'à chaque fois qu'elle s'est interrompue dans son roman intérieur, pour dormir ou autre, elle reprend gentiment le film de sa vie là où elle l'avait laissé, comme un magnétoscope humain. Mieux, la maman a la bonté d'interrompre ses pensées toujours au bon moment, ellipses idéalement distillées pour qu'on doive attendre la fin des deux heures que dure le supplice avant de savoir ce qu'a réellement fait son sale gosse. Une scène du film résume bien les effets de ce procédé narratif : on voit dans un premier gros plan la main de la mère qui aligne des cotons-tiges pleins de pus avec lesquels elle nettoie l’œil mort de sa fille (sans doute crevé par Kevin, ou avec son aide, on l'ignore, la très subtile Lynne Ramsay ayant encore une fois placé une ellipse au moment crucial), puis le plan suivant montre la mère de dos, placée devant la fille et cachant l’œil crevé de celle-ci, et on attend et on craint de voir une cavité purulente dès que la mère va bouger, sauf que quand elle le fait on ne voit qu'un pansement. La réalisatrice nous a foutu sur les nerfs en nous préparant un déballage horrible et finalement ne montre rien. Tant mieux. Mais alors pourquoi nous faire croire qu'elle allait nous le montrer ? Voilà un condensé de Lynne Ramsay. La réalisatrice se plaît à instaurer un suspense répugnant voué à nous scotcher à l'écran avec une suite de scènes anxiogènes et manipulatrices. C'est l'intégralité du projet du film que cette séquence résume. On ne supporte ce trop long métrage jusqu'au bout que pour découvrir ce qui s'est passé, de la même manière qu'on approche sur l'autoroute d'un accident qu'on ne veut pas regarder mais qu'on regarde quand même. Pourtant il n'y a strictement rien à voir. Les incessants flashbacks sur l'enfance du meurtrier ne sont là que pour présenter toujours le même problème immuable, qui n'évolue jamais, Kevin étant une ordure sans nom et sans raison dès le départ, et chaque retour en arrière enfonce le clou, nous rapprochant du dérapage, c'est-à-dire du massacre, que l'on espère voir quand même, tant qu'à faire... Lynne Ramsay ne veut pas s'embêter à tenter de montrer ce qu'est réellement un tel personnage, elle veut nous montrer un monstre commettant des forfaits toujours plus sordides, et le film fonctionne donc comme n'importe quel thriller présentant les crimes toujours plus sanglants d'un individu maléfique. We need to talk about Kevin ne veut ni voir ni comprendre, il veut séduire avec un monstre séduisant par nature, car forcément mystérieux. Voici la grande idée de Lynne Ramsay, ou son aveu d'impuissance : parce qu'il est impossible d'expliquer un personnage comme Kevin, il faut du coup selon elle se complaire dans cet impossibilité en faisant du personnage un être inhumain, ce qui dès lors résout l'équation, puisque le mystère est résolu sans l'être. Si c'est impossible à comprendre autant rendre la chose définitivement incompréhensible, et comment s'y prendre mieux qu'en faisant de Kevin un alien ? Cqfd.


Dans cette séquence, qui se situe après le massacre commis par son fils, la mère, postée devant douze mille boîtes de sauce tomate rouge sang qui en disent long sur la finesse d’exécution de Lynne Ramsay, est évidemment coiffée comme un balais à chiottes et maquillée comme un cadavre, mais, étant mal dans sa peau, elle porte en outre un immense imperméable gris qui la recouvre jusqu'aux chevilles, un imper que même le tueur de Seven n'oserait pas porter...

On pense encore à Sleeping Beauty (désolé d'y revenir... les deux films sont sortis presque en même temps et inspirent le même agacement terrible) pour le symbolisme lourd à mourir de Lynne Ramsay, notamment l'usage de la couleur rouge, la pierre angulaire de l'échafaudage symboliste du film, qu'il s'agisse d'un souvenir de bain de tomate de la mère, des éclaboussures de peinture jetée gratuitement par Kevin sur les murs fraîchement tapissés par sa génitrice (qui, entre parenthèses, décore son bureau avec un patchwork de cartes de géographie grisâtres, révélant par cet acte une forme de folie qui expliquerait en partie celle du gosse, affublé d'un antécédent psychologique certain) à l'aide d'un pistolet à eau, arme qui préfigure le déferlement de violence ultérieur de Kevin alors qu'il n'a encore que 4 ans, ou qu'il s'agisse encore de notre étrange gamin salop devenu ado qui porte un t-shirt à taches rouges quand ses parents le sermonnent pour avoir laissé - ou poussé - sa sœur à se griller un œil avec du Destop. Il y a aussi ce plan, au supermarché (cf. photogramme ci-dessus), où Swinton Tilda, que j'ai envie de rebaptiser Sweeney Todd, est tétanisée devant un rayon de boîtes de conserves de jus concentré de tomate… L'utilisation du rouge atteint son comble quand la mère nettoie son porche, que des voisins ont maculé de peinture pour la faire chier et l'incriminer façon Scarlet Letter. Ramsay, scénariste dont les talents d'écriture font décidément froid dans le dos, étend cette séance de nettoyage à tout le film, Swinton lessivant son passé par un travail de mémoire tout en faisant son ascèse en souffrant d'abord - cheminement obligatoire pour se mettre dans la peau de son fils (qui ronge ses ongles et les aligne sur la table du parloir comme elle mange de la coquille d’œuf et en aligne les copeaux sur le bord de son assiette dans un montage parallèle fort délicat) - en nettoyant le sang déversé aussi, ou ce qui le représente (la peinture rouge si vous suivez), accédant ainsi au pardon et compagnie. Sweeney Todd atteint carrément dans le dernier plan la lumière de Dieu, ouvrant la porte du parloir où son fils vient de la prendre dans ses bras pour sortir dans un grand halo de lumière aveuglante qui s'éteint pour laisser place au générique... Ce n'est pas lourd du tout.


Malgré sa posture et sa tronche en biais, ce n'est pas César, le singe numérique star de La Planète des singes : les origines, mais bien Kevin, un être tout aussi "programmé", qui vient de flinguer la tapisserie et les vitres de sa mère gratos. César, d'apparence simiesque, avait une intelligence humaine. Pour Kevin c'est l'inverse.

Tout ce "travail" narratif et iconographique porte en prime un discours dégueulasse à souhait : le film nous révèle que le ver est dans la pomme, que le mal est là dès le départ, que la violence est toute génétique (ce film devrait plaire à quelques personnes, qui furent notamment à la tête de notre beau pays récemment...), et que les meurtriers le seraient par nature. L'enfant du film n'est pas un enfant, c'est Damien la malédiction, un monstre pur et simple, un diable, un salopard machiavélique, cruel, inhumain, qui calcule son coup depuis la naissance. Sa mère l'aime, quand bien même elle pète un plomb après l'accouchement, car l'enfant ne cesse de pleurer, mais Kevin est convaincu du contraire, aussi n'aime-t-il personne et encore moins sa mère. Il tarde volontairement à parler, chie dans sa couche jusqu'à neuf ans pour embêter sa maman, ne sourit jamais, ne rit jamais, n'a aucun ami, lance des regards de tueur depuis le berceau et finit par trucider amis et proches de sang froid. C'est Belzébuth réincarné. La réalisatrice égrène rapidement d'autres causes à la folie meurtrière de son personnage, qu'elle balaye cependant tout aussi rapidement, tels le jeu vidéo violent, la passion pour le tir-à-l'arc, une jalousie consécutive à la naissance de sa petite sœur, voire peut-être une homosexualité refoulée, le héros dégingandé et au regard presque maquillé ne portant que des t-shirts qui lui arrivent au nombril et des pantalons treize fois trop étroits pour lui (au point qu'il reste moins de tissu sur son corps qu'à l'intérieur)... voire encore un complexe d’œdipe king size. Mais contrairement à l'entreprise van santienne dans Elephant de présenter toutes les explications possibles à un tel geste pour en montrer les limites et pour dire à quel point elles ne peuvent suffire à comprendre les agissements meurtriers de jeunes personnages humains (trop humains, pour reprendre un titre nietzschéen) et filmés avec humanité, Lynne Ramsay, qui ne manifeste aucun amour pour ses marionnettes ni aucun respect pour l'intelligence et la sensibilité de son spectateur, écrase ses propres tentatives d'explications et les réduit à néant tant Kevin est présenté depuis sa conception comme une créature maléfique irrécupérable née pour faire le mal. La réalisatrice nous l'a très vite signifié avec un plan magnifique sur un spermatozoïde de John C. Reilly contaminant un ovule de Tilda Swinton - on pense aux plans in utero, ou in cerebro, difficile à dire, de La Guerre est déclarée, qui pointent l'origine du mal chez l'enfant - durant la première copulation du couple d'amants, bourrés comme des coings, éclairés par un néon rouge durant toute l'étreinte jusqu'à ce que le père éjacule à minuit pile, heure du crime (un réveil filmé en gros plan nous l'a bien indiqué, et non, ce n'est pas l'ébauche d'une quelconque piste de scénario fantastique). Cet enfant est le Diable sur Terre, et il est venu foutre la merde. Voilà la seule et unique explication, tous les autres facteurs n'ayant eu aucune influence sur le cours de l'existence de Kevin puisque l'enfant affiche le même comportement depuis son premier cri.


Pour moi John C. Reilly ne joue pas dans ce film. C'est dit. Foutez-moi la paix, ça me fait du bien.

Du coup la démonstration de Ramsay se mord sans arrêt la queue et se contredit. Les parents sont incriminés, car la mère est maladroite, ne parvient pas à communiquer avec son enfant et ne lui montre pas suffisamment d'affection, tandis que le père est aussi absent qu'aveugle, mais ils ont ensuite une petite fille avec qui tout se passe à merveille, un vrai petit ange, aussi ne sont-ils pas responsables d'avoir engendré le démon. A force de dire tout et son contraire, de montrer la mère comme une Rosemary moderne, innocente et coupable à la fois (puisqu'elle casse quand même le bras de son bambin, mais je ferais pareil si j'avais ce truc à la maison H24, je le jure, foutez-moi en taule si c'est mal, makkash !), à force de confondre qui plus est sentiment de culpabilité et culpabilité, bref avec cet indigeste gloubi-boulga psychologique le film n'assied finalement qu'une seule option : Kevin est né monstrueux. Cette idée, récurrente dans le cinéma fantastique, devient, dans un drame résolument réaliste et qui entend donner un éclairage sérieux sur des faits divers actuels à peine détournés, aussi ridicule que franchement douteuse.


Immédiatement après la scène du coït alcoolisé sous néon rouge écarlate, ce plan in utero révélant la contamination, la propagation du virus, l'origine du Mal.

Le film n'assume même pas ce postulat aussi audacieux que stupide puisque dans la dernière minute Lynne Ramsay rachète son personnage monstrueux, qui tout d'un coup ne se rappelle plus pour quelle raison il a fait tout ça, pourquoi il a passé l'intégralité de ses 16 premières années de vie à pourrir celle de sa mère et de ses proches, y compris en prévoyant dès la prime enfance de la détester et de faire semblant d'adorer son père juste pour la faire suer (puisqu'il n'aime pas non plus son père, qu'il tuera sèchement à la fin d'une flèche tirée dans le dos, en même temps que sa petite sœur, meurtres principalement voués à faire éructer la maman et commis à domicile avant d'aller massacrer les étudiants du lycée avec le même arc de compétition offert par un papa poule) ; y compris aussi en préparant un cd gravé sur lequel il écrit "I Love You", que sa mère pique dans sa chambre un jour où il est absent pour le lire sur son ordinateur afin de comprendre son enfant, découvrant en fait un virus vieux de dix piges qu'elle était la seule à ne pas connaître et qui crame son PC en deux secondes... et la mère dépitée d'aller voir Kevin dans sa chambre le soir venu, qui, sans la regarder, lui lance de sa voix éraillée : "Alors ? Ton ordi est mort ?", fier comme Artaban que son énième piège ait fonctionné à merveille. La loi de l'emmerdement maximum que pratique Kevin depuis le plus jeune âge et chaque jour que Dieu fait passe aussi par de plus menues actions, comme coincer le hamster de sa sœur dans le siphon de l'évier de la cuisine, ou bouffer (avec les doigts bien sûr) un énorme poulet rôti fermier, de la tête au croupion, juste avant d'aller au resto avec ses parents (il y a quand même du génie chez ce gosse).


 
Le symbolisme de Lynne Ramsay n'a pas de limites, la métaphore visuelle, c'est son grand dada. Ce plan est augmenté d'un lent zoom sur le centre de la cible reflétée et contenue dans la pupille de Kevin, constitutive de son regard, partie prenante de son être tout entier, la violence et le meurtre étant comme inscrits dans son empreinte génétique profonde.

A la fin, Kevin tombe donc finalement dans les bras de sa mère pour un rachat improbable par lequel la cinéaste croit se dédouaner des aberrations et autres horreurs scénaristiques déployées dans les 119 minutes qui précèdent et qui se sont acharnées à nous détruire l'humeur à petit feu. De la même manière qu'il n'y avait aucune cause autre que génétique et innée à sa monstruosité, Kevin redevient humain sans préavis, le libre arbitre, le travail de conscience, l'éducation n'y sont pour rien, son regain potentiel de bonté, voire d'humanité, en passe par un déclic involontaire, chimique, risible. "Il faut qu'on parle de Kevin"... Très bien mais pour en dire quoi ? Il n'y a plus rien à dire après l'exposé de Lynne Ramsay. Plus rien à dire des tueurs de Columbine, d'Aurora et d'ailleurs : ce sont des tueurs-nés irrécupérables à moins d'une improbable épiphanie cérébrale miraculeuse, qu'on ferait aussi bien non pas d'envoyer à la chaise électrique mais de dépister in utero, ou au pire dans les crèches et les cours de récré, pour en débarrasser le monde illico. Ne regardons pas l'éléphant qui trône au milieu de la pièce, ou alors supprimons-le ni plus ni moins. Fin du débat.


We Need To Talk About Kevin de Lynne Ramsay avec Tilda Swinton, Ezra Miller et John C. Reilly (2011)

18 novembre 2011

Sleeping Beauty

Nônon Cocouan, rédactrice récurrente du blog et critique affutée, se joint à moi pour vous parler de Sleeping Beauty.

Ce film est d'une nullité insondable. C'est un film de la pire espèce, qui se prend pour ce qu'il n'est pas, et ça se voit… Je ne dis pas que c'est le film le plus mauvais qui soit, il y a bien pire évidemment, je dis simplement que c'est le genre de film que nous maudissons parce qu'il est vide, scolaire, pompeux et prétentieux au possible, et peut créer chez le grand public une haine profonde du cinéma d'auteur, justifier l'expression si laide et si exaspérante, souvent employée à tort mais malheureusement parfaitement adéquate ici, de "branlette intellectuelle". Julia Leigh, l'écrivaine australienne qui a réalisé cette parfaite purge, semble s'astiquer le ciboulot et s'exciter sur trois idées étalées par une mise en scène qu'elle voudrait moderne - comprendre froide et contemplative, avec de longs plans-séquences fixes - sans se rendre compte que la théorie ne suffit pas à faire un bon film.



Il est évident que la réalisatrice souhaite éviter les écueils d'une narration un peu trop classique en laissant de côté des scènes trop explicatives ou informatives, sauf que ce qu'elle conserve ressemble finalement à une succession de scènes coupées sans le moindre intérêt, autant de séquences qui ne pourraient même pas servir de transitions dans un film réussi et qui sont en fin de compte dénuées de réel intérêt plastique ou émotionnel. En gros elle ne parvient jamais à surmonter la difficulté du cinéma moderne et se vautre dans son piège le plus évident, celui de l'insignifiant pur et de la vacuité, un cinéma moins de scénario que d'idées mises en images en tant que telles via un symbolisme accablant et une esthétique sans vie. L'effet scène coupée concerne surtout la partie du film concentrée sur le quotidien creux de l'héroïne, à quoi s'oppose un autre régime narratif, que l'on appellera "porno chic" et qui réunit les actes de prostitution dans un milieu bourgeois, avec des plans plus léchés et un esthétisme forcené qui n'apportent aucune plus-value au film. C'est forcément là qu'on attendait la réalisatrice, sur ces scènes dangereuses où la belle au bois dormant est aux prises avec des vieillards lubriques : manifestement Julia Leigh veut jouer de la comparaison entre corps jeune et corps vieux dans tous ces moments répétitifs où un client joue avec sa pute comme avec une poupée, où tel autre l'insulte en la léchant faute de mieux et où un troisième essaie de la porter avant de tomber, le tout constituant une métaphore filée sur l'impuissance, une métaphore trop filée et rapidement lourdingue. La réalisatrice, pour ne pas tomber dans le voyeurisme, en fait des tonnes sur sa pseudo-froideur dans des séquences où rien n'affecte la pellicule. C'est à se demander comment Julia Leigh parvient à réussir ce prodige de ne strictement rien produire avec un tel sujet... Ni dégoût, ni désir honteux, ni abjection, ni rien.



Au point qu'il nous est difficile de bien comprendre comment la grande majorité des gens qui ont vu le film peuvent le qualifier d’œuvre "dérangeante", car rien ne dérange dans ce scénario faussement social et prétendument provocateur (à part éventuellement la scène où l'héroïne se fait lécher le visage par un triste type tandis qu'elle dort, et encore). Pour en revenir à des considérations plus générales, sur le papier on a des personnages désaffectés, a-psychologiques, pris dans une histoire elliptique et lâche qui voudrait embrasser un sujet lourd et délicat filmé avec distance… Concrètement on ne comprend d'abord pas grand chose au projet, on ne comprend pas beaucoup plus les détails de l'histoire, le regard de la cinéaste est d'un superficiel accablant, le tout d'un ennui et d'une indigence artistique comme intellectuelle qui laisse béat, qui laisse surtout platement et irrémédiablement insensible. La raison principale du désintérêt total que l'on porte à la beauté dormante du titre et à son parcours, c'est qu'on se fout éperdument du personnage et de ceux qui l'entourent, quand on n'espère pas carrément qu'une bombe explose au milieu du plan et qu'on en finisse avec ce trop long métrage poseur et interminable. Je dis ça en particulier pour l'ami de l'héroïne, nommé Birdyman (si c'est bien seulement son ami, je n'en suis pas sûr car encore une fois on ne comprend pas tout à l'histoire), qui lui propose de regarder un porno comme d'autres proposent de faire un scrabble (le sexe est banalisé, neutralisé, on aura BIEN pigé l'idée). On ne comprend pas davantage les liens qui les unissent quand elle le demande en mariage et se couche près de lui nue en pleurant, pour l'écouter déblatérer des tirades allégoriques désespérantes devant un documentaire sur des rats.



On ne comprend rien mais c'est en réalité parce qu'il n'y a rien de particulièrement riche à comprendre. Ou plutôt n'y a-t-il que cela à faire, essayer de tirer des interprétations plus ou moins fumeuses de ce scénario nébuleux, et paradoxalement, au bout du compte, on ne comprend que trop où veut en venir la réalisatrice avec ce film ni fait ni à faire. On ne comprend que trop ce qu'elle veut déballer avec le portrait de cette fille sans émotions apparentes, détachée de son propre corps, qui se vend pour payer ses études et qui est à ce point déconnectée du monde affectif qu'elle propose à des types rencontrés en soirée de les sucer pour ensuite les demander en mariage. On ne comprend que trop que cette fille handicapée émotionnellement profite de son corps soi-disant parfait pour s'en sortir en fréquentant des types handicapés physiquement (impuissants) et contraints de payer pour côtoyer un corps désiré ; on ne comprend que trop la minuscule idée qui a foutu le boxon dans le cerveau de la réalisatrice, ce gros gloubi-boulga sur le sujet du corps, du désir et de la jouissance qui pourrait être intéressant avec quelqu'un d'autre derrière la caméra. On ne s'attend que trop à voir la fille péter un plomb vers la fin du film et voir son trop-plein affectif déborder dans une crise de larmes violente…



Tout cela est cousu de fil blanc, clair comme de l'eau de roche, fabriqué, factice. A l'image de la mise en scène. Le risque est grand à réaliser un film très formaliste et très épuré quand les plans sont aussi immensément laids (certains cadrages font mal) que sans intérêt, et quand le propos est aussi lourdement surligné. Chaque personnage est un concept de personnage, énigmatique et silencieux, prononçant des phrases tantôt absconses et d'un sibyllin à toute épreuve tantôt navrantes de simplicité, des freaks loufoques et improbables dont on n'a strictement rien à faire et qui se veulent originaux alors qu'on a le sentiment de les avoir déjà croisés dans un tas d'autres films aussi désespérants que celui-là (je pense par exemple à Canine, pour prendre un film dont j'ai parlé ici récemment). Tout ce que tente Julia Leigh avec une fierté ostentatoire tombe à plat dans un bruit sourd, celui que fait le guano, l'excrément visqueux et blanchâtre de l'oiseau-marin, en s'écrasant sur la visière cartonnée de la casquette des touristes. Je pense par exemple à cette scène dans un bar, la nuit, où Emily "chuppachups" Browning dit à un type : "J'ai très envie de sucer votre bite". Julia Leigh aimerait que cette phrase nous choque et nous surprenne dans la bouche d'une telle femme-enfant, dont le corps immaculé est d'une blancheur inquiétante et qui mesure 1m10 bras levés, mais ça ne marche même pas, car l'actrice, ainsi salement filmée, n'a plus que le visage vulgaire de toutes les top modèles hollywoodiennes actuelles - contrairement à Mia Wasikowska, initialement prévue dans le rôle et qui s'en est intelligemment tenue écartée pour préférer jouer dans le dernier Gus Van Sant. On ne s'étonne ni ne s'émeut donc de voir Emily Browning désirer sucer des bites au hasard, c'est quand même un comble...



L'actrice justement, parlons-en, elle qui a un visage si "plastique" qu'elle peut fasciner, y compris dans un film aussi dénué de sensualité. Son visage est si intriguant que nous la fixons régulièrement pour tenter de cerner d'un seul coup d’œil enfin l'ensemble de sa physionomie et de percer ce qui dans ses traits retient notre regard, et c'est ainsi que nous tenons le coup devant un film insupportablement pontifiant et creux, grâce au seul pivot d'observation que représente cette comédienne. On peut peut-être affirmer qu'avec une actrice moins originale le spectateur ne tiendrait pas plus d'un quart d'heure devant cette somme de banalités, de faiblesses, de clichés et d'images laides. On sait que Julia Leigh a vu et aimé l'immense Eyes wide shut de Kubrick, on l'a vu et aimé nous aussi, mais qu'elle le revoie, par pitié, ou n'essaye plus jamais de s'en inspirer. Et si notre amie veut traiter du désir, de la jouissance, des corps utilisés comme moyens ou réduits à de simples valeurs marchandes, qu'elle aille voir Vénus noire, ou L'Apollonide, et constate son échec cuisant dans un domaine où la concurrence contemporaine l'enterre six pieds sous terre.


Sleeping Beauty de Julia Leigh avec Emily Browning (2011)