Le dernier film des frères Dardenne est un excellent film qui m'a en partie déçu. Ce film est assez beau, il est intelligent et il est touchant. Seulement voila, je commence à sérieusement me lasser de la "petite cuisine" des Dardenne. Elle est bonne, bien préparée et sincèrement servie, mais bouffer le même plat tous les jours, quand ce plat là donne envie d'utiliser ses propres pompes comme cendriers, ça commence à sérieusement écœurer. Les Dardenne savaient jusqu'ici contourner le misérabilisme inhérent à leur(s) sujet(s), le refouler, flirter avec en l'évitant toujours. Désormais le mot est lâché. Le pire c'est que le film lui-même n'y saute pas à pieds joints, mais avec ce film, c'est les Dardenne, dans la suite logique de leur histoire d'auteurs, qui s'y enfoncent profondément, dans ce misérabilisme lourd, presque pathétique. Et c'est là que le bât blesse, car c'est l'apogée de leur travail qui les conduit tout droit à cette complaisance à se plonger dans un mal toujours plus rugueux, toujours plus total. Le héros des Dardenne, qui a toujours été une victime (parfois même victime d'elle-même), est toujours plus victime, toujours plus impuissant, toujours plus obscur. On n'est plus dans l'empathie, sinon dans la compassion (on souffrait avec les parents de L'Enfant), on est maintenant dans la pitié pure. On prend en pitié ces personnages auxquels il n'arrive que des choses que l'on a déjà devinées, ou pressenties, à la virgule près. Et il en va de notre propre perversité de spectateurs tandis que l'on s'imagine la prochaine horreur qui pourra survenir dans le parcours déjà si morbide des personnages tels que les Dardenne les conçoivent (d'une seule façon, toujours identique).
Et puis leur caméra au poing m'a pour la première fois dérangé, intimement. Ils ne filment pas seulement l'angoisse, ils filment avec angoisse. C'est cohérent et peut-être même habile, mais ça participe du sentiment de prise en otage du spectateur, qui est cerné par la peur et la mort dont les Dardenne se repaissent. Et l'on est absorbé dans la noirceur toute-puissante du film, prisonniers de ce cauchemar permanent, de cette descente aux enfers sans escale. On a toujours le sentiment, et peut-être devrais-je parler au singulier, que quelque chose va débouler dans le plan et s'en prendre aux personnages serrés de près par cette caméra en porte-à-faux, portée à l'épaule dans les pas des personnages, collée à leur nuque - c'est le cœur de la mise en scène des frères Dardenne depuis Rosetta. Alors évidemment les frères cinéastes ne font pas des films d'horreur (encore que...), et ils ne vont pas, à priori, laisser surgir une agression dans le cadre sur le personnage enclos dans l'image comme dans sa misère, englué dans sa danse de mort (les Dardenne donneraient presque à croire au fatum...). Néanmoins j'ai cette angoisse dans chaque plan de ce genre, et Dieu sait qu'ils sont de plus en plus nombreux chez les Dardenne. Ils me donnent à vivre cette angoisse. Peut-être qu'ils ne la donnent qu'à moi mais en tout cas je peux dire qu'ils me la donnent très nettement. Surtout au tout début du film, tandis que l'on suit Lorna qui sort du pressing, fait des achats, et rentre chez elle. La caméra lui colle à la peau, branlante, et Lorna avance, presque plus vite que le cadre, lequel est un peu bousculé par la vitesse de mouvements de l'héroïne. Et on a le sentiment qu'elle ne sait pas où elle va, qu'elle ne voit pas où elle va, que la caméra ne le voit pas non plus, et le spectateur, forcément, encore moins. C'est presque la sensation que l'on peut avoir quand on marche les yeux bandés. On se demande toujours sur quoi on va tomber, on se demande s'il n'y a pas un obstacle ou un trou, et même si on n'en sait rien, on imagine qu'il y en a. On est incapable d'imaginer que tout est plat devant soi, que tout est sûr, et que l'on peut avancer sans danger, on imagine forcément le pire. J'ai la même sensation devant ces plans des Dardenne, qui littéralement nous bandent les yeux pour nous faire marcher à toute allure en terrain miné.
Parce qu'on sait que Lorna va tomber, probablement pas sur un intrus s'immisçant dans le cadre pour lui faire du mal, mais on sait très bien qu'elle va tomber. Parce que c'est un film des Dardenne, et qu'ils ne filment que ça, des gens qui tombent. Dans les films précédents ils tombaient bien bas, et on se disait à la fin qu'ils ne pouvaient pas tomber plus bas (Jérémie Renier dans le dernier plan de L'Enfant, en prison, qui pleure, ses mains dans celles de Déborah François). Cette fois-ci la chute est sans fin, sans fond. On n'en voit pas le bout. Et on ne peut pas s'empêcher de penser à un système Dardenne, à une recette, qui s'enfonce en elle-même, toujours plus profonde, circulaire et sans fond. Et c'est ce système de mise en scène, brillant dans sa maîtrise et dans son art de provoquer de puissantes sensations, ce système qui depuis a fait florès et qui a influencé un nombre impressionnant de cinéastes (comme par exemple le Darren Aronofsky de The Wrestler), c'est ce système qui à la longue m'épuise un peu.
Ça ne retire rien (ou pas tout) aux qualités du film, qui en a beaucoup, parce que les Dardenne sont brillants même s'ils deviendraient presque agaçants ou lancinants. Les Dardenne font un travail sur l'espace (les trajectoires significatives des contradictions des personnages, les rapprochements par le montage, etc.), sur le son (notamment tout le hors-champ, les dialogues en "off", le silence et le souffle de Lorna, aussi coupable que victime), sur le cadre (on peut parler de meurtrissures par le cadre, qui gagne en stabilité lorsque Lorna l'habite de toute sa détermination), et sur les corps (découpés, traités en valeurs marchandes, reliés par l'argent et rien d'autre), un travail très poussé et passionnant. C'est ce qu'ils ont toujours travaillé, pas toujours de la même façon il est vrai, et peut-être de mieux en mieux. Je ne dirais pas qu'ils ont raté ce film, je le trouve même bon, je leur reproche en revanche de s'engouffrer dans un style qui leur est certes propre mais qui a des limites certaines, qu'ils viennent peut-être d'atteindre, et qui, de loin en loin, tend à un certain misérabilisme à force de sollicitation, tendant par-là même à s'enfermer, à se refermer sur lui-même et à tourner en rond, encore et toujours. L'affinement et l'allègement de la mise en scène des frères Dare-dare trouvent leur pendant, à long terme, dans un alourdissement scénaristique, ou disons dans un appesantissement général, qui pourrait commencer à tendancieusement me faner.
Bien que cet article soit un coup de coude amical dans le thorax d'un des frères Dardenne au choix, j'adresse mes pensées les plus douces à la fille qui se reconnaîtra et sans qui ma réflexion sur ce film n'aurait pas dépassé le stade du grognement frustré.
Le Silence de Lorna de Jean-Pierre et Luc Dardenne, avec Arta Dobroshi et Jérémie Renier (2008)
Bien que cet article soit un coup de coude amical dans le thorax d'un des frères Dardenne au choix, j'adresse mes pensées les plus douces à la fille qui se reconnaîtra et sans qui ma réflexion sur ce film n'aurait pas dépassé le stade du grognement frustré.
Le Silence de Lorna de Jean-Pierre et Luc Dardenne, avec Arta Dobroshi et Jérémie Renier (2008)
Ca cause de quoi, ce métrage ?
RépondreSupprimerC'est l'histoire de Loana après sa sortie du loft ? J'ai vu qu'elle était à l'hosto, ces jours-ci, c'est vrai que c'est misérable, tout de même. Et c'est misérabiliste de tourner un movie sur Loana !
Ahah! J'y avais pas pensé à celle-ci. :D
RépondreSupprimerIl est chouette cet article. Par contre il m'a donné envie de me pendre. Heureusement C'estàécoutard a remis l'ambiance.
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