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22 janvier 2025

Apocalypto

En 2006, après le scandale La Passion du Christ, Mel Gibson sombre comme à son habitude dans l'alcool et la drogue. Il part en vacances au Brésil avec une compilation de bossa nova récupérée dans les bureaux de la Warner. Il s'identifie soudain profondément au sentiment de saudade, ce sentiment typiquement lusophone qui consiste en un mélange décapant de mélancolie, de joie diffuse et de rage de vaincre. Deux rencontres l'aident à sortir de la dépression : Romario Bebeto, qu'on ne présente plus, l'avant-centre brésilien aux mille buts imaginaires et aux mille femmes bien réelles, seul joueur offensif de gauche de l'histoire du football, et Chico Buarque, le roi de la bossa, dont la reine est Gilberto Gil. Chico, roi de la chanson populaire au Brésil, devient son confident, son ami, son grand frère et son binôme dans les soirées chaudes de Rio de Janeiro. Mel Gibson prend conscience qu'être l'un des acteurs les mieux payés de sa génération, un pur sex symbol mondial, un réalisateur de génie et un antisémite avéré ne suffit plus à son bonheur : il entend trouver le salut dans l'amour, la famille, la lecture obsessionnelle de l'autobiographie de la star du ballon rond Romario (Comment j'ai soi-disant marqué 1000 buts, paru en France aux éditions PUF) et la fréquentation assidue de Chico Buarque. 
 
 
 
 
Comme Mel, Chico Buarque nourrit une passion pour les femmes et pour l'Amérique du Sud, son propre continent, ainsi que pour son Histoire. Si bien que le couple sillonne le Brésil pour redécouvrir un pays que l'un des deux connaît déjà par cœur malgré sa superficie hallucinante. Sujet à des douleurs de dos, Mel accepte de consulter au fin fond de la jungle un mage vaudou, un nécromancien des forêts atrabilaire et pyromane. Le naturel incrédule de Mel, athée convaincu, sceptique de naissance et antisémite de conversion ne le prépare pas à l'intense thérapie qui en découle : il vit une renaissance sur les bords du fleuve Orénoque, un christian reborn quelques kilomètres au sud de Manaus, qu'il entend bien partager avec le monde entier. De retour à L.A., il pratique intensément le yoga ayurvédique et organise enfin sa vie autour de ses enfants, nés entre les années 60 et 90 et répartis dans tous les États d'Amérique du Nord et d'Australie. Le souvenir enfoui du divorce de ses propres parents ressurgit et l'affecte à tel point qu'il envisage de quitter le cinéma pour ne pas redevenir un père absentéiste et dans l'optique d'être enfin là pour ses enfants, y compris les plus âgés, déjà adultes, retraités et calés en EPHAD. Sa passion pour la culture brésilienne grandit avec l'écoute ininterrompue de bossa nova et au gré de son évolution psychédélique. Intarissable sur Chico Buarque, Gilberto Gil et Romario Bebeto, il retrouve les plaisirs de la culture populaire de Recife avec ses enfants très âgés.
 
 
 
 
Au point culminant du scandale autour de la sortie de son brûlot antisémite, Mel part en famille pendant plusieurs jours dans une ferme sans internet, près d'Ubatuba, une ville du Brésil située dans le désert du Sertao, entre Sao Polo et le cercle arctique. Débarqué en hélicoptère avec toute sa smala, il s'installe dans une chambre sans confort ni fenêtres, au sein d'une villa de dingue, et prévoit de rédiger d'un jet et sur ordinateur portable, avec le logiciel Apleton, le scénario de son futur film, celui qui le sortira du pétrin et le lavera de tout soupçon quant à son antisémitisme revendiqué et assumé jusqu'à la mort. Les sonorités métalliques de son clavier Windows Surface ne correspondent pas à son nouvel état d'esprit sud-américain. Il réclame une machine à écrire Olivetti 32, 36kBPS, à touches en bois de manguier, avec renforts de ressorts en acajou et caractères rigides forgés en caoutchouc du Brésil. Mais au bout de deux jours, les ongles en sang, les phalanges fracturées et du cal plein les paumes, devenu le faune du labyrinthe de Pan, Gibson retrouve finalement un attrait pour son ordinateur et, dans un crossover réaliste de Barton Fink et The Shining, il pond, fécond comme jamais, des scènes au rythme endiablé et festif inspirées du carnaval de Rio et des feria du club taurin Lou Seden de Villevieille dans le Gard.





Au fur et à mesure, Mel dépasse la peur de décevoir le monde du 7ème art et les fantômes du IIIème Reich pour célébrer l'amour, la famille et la terre. Au-delà du Brésil, ses influences mêlent les polyrythmies de Waterworld et le funk d'Earth, Wind and Fire dans un creuset évoquant Le Trésor de la Sierra Merdée featuring le contenu de la boîte à gants de Dr. Dre. Le visionnage en famille d'un court-métrage de la NASA consacré aux prédictions mayas l'aide à fixer son scénario sur la disparition de cette culture dont il trouve des traces tout autour de lui. Pourtant Gibson réalise enfin qu'il se trouve sur le bon continent mais pas du tout dans le bon pays. Les Mayas n'ont jamais foutu un pied au Brésil. Que nenni, c'est là qu'il tournera son nouveau film et qu'il mettra d'accord Mad Movies et Les Cahiers du cinéma sans froisser aucun historien du dimanche (il en a froissé des tas, mais de métier, et a également provoqué les foudres de tous les instituts d'archéologie et de collapsologie de la planète, ce qu'il considère comme méritoire, en tant que supporter officiel de Goebbels et de Trump).
 
 
 
 
Les films de pure aventure sont rares, l'étaient déjà en 2006 et le sont encore plus maintenant. Mel Gibson nous a gratifiés de ça, dans un film au rythme haletant, que l'on regarde la mâchoire dans le verre de nuit et les accoudoirs en lambeaux. Difficile de séparer l'homme de l'artiste ? En général, oui. Pas devant Apocalypto, où l'homme Gibson disparaît. Certes il s'efface, mais surtout on l'oublie, forcément, car nous voilà poussés à survivre dans la jungle antédiluvienne d'Amazonie, et on ne donnerait pas cher de nos vies dans ce merdier de chaque instant. Plus difficile en revanche de parler beaucoup plus longtemps du film lui-même car cela nous obligerait à taper notre texte en pleurant de joie et en décroisant nos jambes, encombrés par une érection massive, or en général, ça ne donne rien. Fantasme de cinéma : dans le même film, une éclipse solaire met fin à l'une des plus terribles séquences de sacrifice au monde amenée par un maniaque de la violence sadique ; une course poursuite démentielle entre un jeune indien, Patte de Jaguar (incarné par Rudy Youngblood, un acteur qu'on n'a plus revu au cinéma, car il continue de courir depuis 2006), et une panthère noire, que Mel, avant de l'adopter, s'était amusé à rebaptiser Pattes de Jobard et qu'il s'était lui-même chargé d'affamer en la nourrissant d'herbes sèches trempées dans de la sauce soja sans sucre pendant trois semaines avant de dire "action" ; une chasse à l'homme qui vous fume sur place ; l'arrivée fatidique des premiers conquistadores européens sur le sol du nouveau monde ; le tout tourné en langue inca ! Quelle folie de film. Un délire dégoulinant de sueur, de sang et de bons sentiments, avec des gentils très gentils et des méchants très méchants, le tout noyé par un déluge dans un puits, rythmé par une chasse au potamochère inoubliable, couronné par une visite guidée des favelas préhistoriques de la Mésoamérique, et tant d'autres impensés de l'histoire millénaire de la péninsule du Yucatán et de la civilisation aztèque post-classique. Une anomalie dans les annales de l'art. Vous avez peut-être déjà croisé sur youtube ou dans les rayons des pires librairies quelques anthologies de "ces grands films que vous ne verrez jamais", où le Dune de Jodorowski croise le Napoléon de Kubrick, où le Nostromo de David Lean le cède au Stalingrad de Sergio Leone. Eh bien vous ne trouverez jamais, dans ces listes, le Apocalypto de Mel Gibson, parce qu'il existe. Mais il faut savoir l'apprécier et le reconnaître à sa juste valeur d'apocalypse filmique.


Apocalypto de Mel Gibson avec Rudy Youngblood, Dalia Hernandez, Raoul Trujillo et Jonathan Brewer (2006)

31 janvier 2019

L'Étrange cas de Richard Stanley



Richard Stanley est sans aucun doute un drôle d'oiseau. Il n'y a qu'à aller voir la photo qui illustre sa page Wikipédia et y lire les premiers renseignements à son sujet pour en être convaincu. Documentariste, anthropologue, depuis toujours attiré par le mysticisme et la magie, Richard Stanley, originaire d'Afrique du Sud, a choisi d'élire domicile à Montségur, haut lieu de la mythologie cathare, pour mieux effectuer ses recherches in situ et baigner dans une atmosphère propice à l'imaginaire et au fantastique. Il a récemment été annoncé que l'illuminé allait enfin repasser derrière la caméra pour réaliser une adaptation de La Couleur tombée du ciel, une des nouvelles les plus cinégéniques de Lovecraft. Nicolas Cage devrait être en tête d'affiche et nous espérons vraiment que le projet pourra aboutir (Richard Stanley collectionne hélas les projets avortés) car nous serions très curieux ce voir ce que produirait la collaboration de tous ces cerveaux malades. Croisons donc les doigts...


Richard Stanley, chez lui

Les deux premiers films de Richard Stanley, sortis au début des années 90, lui ont permis d'acquérir une place un peu à part chez les plus curieux amateurs de cinéma de genre. Hardware et Dust Devil sont devenus deux films cultes au sens non-galvaudé du terme : le premier fut un succès inattendu à sa sortie et a toujours pu compter sur quelques fans irréductibles ; le second, plus obscur, est seulement visible depuis 2006 dans une version revue et approuvée par son auteur après avoir été successivement rafistolé par producteurs et distributeurs. Si aucun de ces films n’est une totale réussite, ils sont tous deux traversés de fulgurances mémorables et attestent d’une personnalité de cinéaste tout à fait singulière dont on peut regretter qu’elle n’ait pas pu plus librement s’exprimer. Peut-être Richard Stanley est-il un peu trop fou, un peu trop perché, pour coller au système dans lequel il a un temps essayé de faire son trou.




Réalisé en 1990, Hardware a souvent été injustement étiqueté comme un de ces sous-Terminator qui fleurissaient à cette période suite au carton du film de James Cameron. Son pitch pourrait effectivement y faire penser. Dans un futur indéfini et une ambiance post-apocalyptique très marquée, un soldat freelance campé par Dylan McDermott achète la tête d’un vieux cyborg retrouvée dans une zone interdite par un chasseur d’artefacts. Il a pour idée de l’offrir à sa girlfriend (Stacey Travis), une jolie rousse qui vit cloîtrée dans son appartement blindé, sculptrice avant-gardiste de son état. Celle-ci est très heureuse de ce cadeau qui, après deux trois soudures et un petit coup de peinture, viendra parachever sa dernière œuvre, une sculpture murale chelou trônant au milieu de chez elle. Elle ignore qu’elle cohabite désormais avec un cyborg extrêmement puissant qui aura tôt fait de s’auto-réparer pour mener à bien la mission pour laquelle il a été créé : supprimer l’espèce humaine et régler le problème de surpopulation…




Ce n’est pas pour son scénario que Hardware parvient à séduire, mais plutôt par l’inventivité dont fait preuve Richard Stanley pour mettre en scène ce quasi huis-clos en un temps très resserré. L’action se déroule en une nuit et l’on quitte rarement le sombre appartement de celle qui apparaîtra progressivement comme la véritable héroïne du film : notre artiste rouquine amenée à en découdre avec un robot impitoyable. Âgé d’à peine 24 ans au moment du tournage mais déjà doté d’une solide expérience dans la réalisation de clips musicaux, Richard Stanley s’amuse et se fait plaisir pour son premier long métrage, en donnant libre cours à son enthousiasme et à son ingéniosité, tout en laissant place à l’humour et à la légèreté (certains personnages flirtent volontairement avec le ridicule, comme le voisin voyeur et le sidekick inutile du soldat). Ses qualités lui permettent de contourner la petitesse de son budget et de donner une assez fière allure à son œuvre, encore aujourd’hui, grâce à son psychédélisme cyberpunk plaisant. 




Richard Stanley parvient modestement à mettre en place un univers futuriste post-nuke crédible dans des décors pratiquement plongés dans le noir quand ils ne sont pas éclairés par des néons rouges ou verts où la technologie dégénérescente est omniprésente. Malgré un final assez laborieux (on ne compte plus les résurrections de l’increvable et tenace cyborg !), Hardware laisse donc une très agréable impression, celle d’un film-trip à l’ambiance réussie, fourmillant de chouettes idées et qui suscite forcément une certaine sympathie. Sa bande-son très soignée, à la fois bien de son temps et collant idéalement à l'univers dépeint, comptant quelques invités de marque comme Public Image Limited, Ministry, Motörhead ou Iggy Pop (également présent en voix off dans le rôle d'un animateur radio éructant avec enthousiasme les mauvaises nouvelles de ce monde), a également contribué à la petite réputation enviable et méritée d'Hardware




Grâce au succès inattendu de son premier film (moins d’un million de dollars de budget pour plus de 70 amassés à travers le monde !), Richard Stanley a pu voir ses ambitions à la hausse pour son projet suivant, le beaucoup plus personnel Dust Devil, réalisé dans la foulée et tourné en Namibie. Le réalisateur s’inspire de l’étrange histoire d’un serial killer jamais identifié par la police, ayant sévi en Afrique du Sud au début du siècle, dont les crimes ont alimenté les légendes locales et ont été attribués à une force surnaturelle. Le tueur prend ici les traits d’un bellâtre auto-stoppeur (Robert John Burke) qui fascine et séduit ses victimes avant de les massacrer en suivant un rituel quasi vaudou. Un policier autochtone est lancé sur ses traces, plus ou moins guidé par un sorcier du coin qui le prévient qu’il s’agit du fameux et redoutable « Dust Devil » de leur folklore. Une jolie rousse (Chelsea Field) ayant fui son mari violent finira par croiser la route du serial killer...




Ce point de départ pourrait être celui d’un simple thriller mâtiné de surnaturel, mais les ambitions du réalisateur sont plus folles. Dust Devil se situe à la croisée des chemins de plusieurs genres, à commencer par le western et le road-movie, en plus du thriller et du fantastique. Débordant d'appétit, Stanley essaie aussi d’ajouter un petit sous-texte politique par des rappels à l’apartheid et aux fissures de la société sud-africaine, coincée entre modernité et folklore. Peut-être trop ambitieux, Richard Stanley est loin de réussir sur tous les tableaux et son film a quelques faiblesses évidentes, parmi lesquelles un rythme parfois déconcertant, trop d’idées pas assez exploitées et un acting pas toujours à la hauteur. Malgré cela, cet OFNI connu par chez nous sous le titre Le Souffle du Démon n’en reste pas moins une œuvre encore une fois digne d’être défendue et saluée, que l’on recommandera tout particulièrement aux amateurs de charmantes obscurités hybrides de ce genre.




Richard Stanley démontre qu’il a des influences de choix et qu’il connaît ses classiques. Parmi ses sources d’inspiration pour Dust Devil, cet ariégeois d'adoption cite Sergio Leone, Luis Buñuel et Dario Argento. Devant son film et son atmosphère si particulière, il est évident que l’on repense aux gialli italiens, mais aussi à la bizarrerie d’un Jodorowsky, à l’atmosphère de The Last Wave de Peter Weir et l'on note même quelques clins d’œil direct au Stalker de Tarkovski. Plus prosaïquement, il est facile de se rappeler de The Hitcher devant les méfaits de cet auto-stoppeur au pouvoir de séduction hypnotique. Au-delà de ces références diverses et variés, Richard Stanley réussit à trouver un ton bien à lui, notamment lors de quelques fulgurances poétiques qui font que certaines scènes s’impriment durablement sur nos rétines. Bénéficiant d’une très belle photographie aux dominantes de nouveau écarlates et tirant joliment partie des paysages désertiques spectaculaires de la Namibie, Dust Devil est régulièrement d’une beauté saisissante qui nous permet d’être très indulgent à l’égard de ses incontestables défauts.




L’histoire progresse de manière assez inattendue, nous suivons tour à tour le policier africain dans son enquête sur les traces du serial killer, la cavalcade macabre de ce dernier et la fuite de la jeune femme avant que ces deux derniers personnages ne fassent la route ensemble. Le scénario ne constitue pas le point fort d’un film qui, à trop cultiver le mystère oublie parfois de nous satisfaire en proposant une ligne conductrice claire. Ces trois personnages finissent par être réunis dans une ville fantôme ensevelie sous le sable lors d’une conclusion incertaine et ouverte qui parvient à faire son petit effet et lors de laquelle le personnage féminin apparaît encore comme le plus fort du lot. Chelsea Field, bien que ne brillant pas pour ses talents d’actrice, parvient tout de même à donner un charisme croissant à son rôle ; plus le film avance, plus elle en impose et magnétise l’objectif. Face à elle, le tueur incarné par Robert John Burke manque un peu de présence et d’électricité (n’est pas Rutger Hauer qui veut).




De la même façon que Hardware, Dust Devil brille surtout par son ambiance aux petits oignons que Richard Stanley réussit à installer et à cultiver jusqu’à la fin. Tout est là pour entretenir une atmosphère fascinante et singulière : la voix off qui nous raconte les légendes locales, la musique lancinante aux sonorités morriconiennes signée Simon Boswell, les détails macabres qui viennent trancher avec ces plans plus contemplatifs et ces régulières digressions poétiques surprenantes... S’il ne réussit pas tout à fait son coup et qu’il peine à donner une vraie vigueur à son récit, l’ambition de Richard Stanley est aussi louable que sincère et l’étrangeté de son film parvient à elle seule à captiver.


Richard Stanley et Simon Boswell

On comprend donc aisément pourquoi Dust Devil a son petit cercle d’ardents défenseurs, son statut n’est encore une fois pas volé et, après une telle expérience cinématographique, on ne peut que regretter que son auteur n’ait pas pu mener sa carrière de cinéaste comme il l’entendait (ses déboires sur le tournage de L'Île du Docteur Moreau ont fait date). Son deuxième long métrage, incompris par ses producteurs puis par les distributeurs, a été écourté et retoqué contre son gré. Après une longue bataille juridique, Richard Stanley en a récupéré les droits, payant de sa poche pour que son « final cut » soit enfin visible en vidéo. C’est cette version que l'on peut désormais voir et dont la découverte amène à espérer que, près de 30 ans plus tard, l’atypique Richard Stanley n’aura rien perdu de son talent et de sa folie pour mettre en image l’histoire tordue de Lovecraft, écrivain à l’imaginaire sans équivalent, pour lequel il semble tout désigné. Nous suivrons cette affaire de près...


Hardware de Richard Stanley avec Dylan McDermott, Stacey Travis et John Lynch (1990)
Dust Devil (Le Souffle du Démon) de Richard Stanley avec Robert John Burke, Chelsea Field et Zakes Mokae (1992)

15 janvier 2015

Jodorowsky's Dune

Cinéphile très attiré par les œuvres aussi cultes qu'obscures, je n'ai pourtant jamais regardé le cultissime western psychédélique d'Alejandro Jodorowsky, El Topo, le film le plus connu de son auteur. J'ai bien essayé, un beau soir, en compagnie de mon acolyte, mais nous nous étions endormis très vite avec, à notre réveil, la certitude que nous ne retenterions guère l'expérience de si tôt. Preuve en est, quelques années plus tard, nous ne l'avons toujours pas vu ! Mais l'envie existe et elle vient même d'être sacrément ragaillardie par la vision de ce documentaire consacré à l'un des plus fameux projets inachevés de l'Histoire du cinéma : la tentative d'adaptation de Dune par l'insaisissable Jodorowsky, un cinéaste dont ma connaissance se limite en réalité à l'étrange Santa Sangre, vu il y a des années et dont je garde un souvenir assez trouble.




Il est inutile de connaître la carrière de Jodorowsky ou d'aimer ses quelques films pour être pris d'affection pour l'individu qu'il semble être devant l'excellent documentaire réalisé par Frank Pavich. Ce dernier s'intéresse donc en détails au projet mené par le cinéaste d'origine chilienne au début des années 70, celui d'adapter l'un des livres les plus lus au monde pour en faire une sorte de film ultime, une expérience sensorielle et mystique dépassant le cinéma, recherchant à provoquer l'effet d'une drogue, et visant donc à provoquer de terribles hallucinations. Tout au long du documentaire, "Jodo" nous décrit longuement son projet faramineux, son rêve démesuré, des étoiles encore plein les yeux, l'esprit hyperactif, dévoilant à tout-va des anecdotes qui paraissent toutes fraîches, comme si tout cela lui était arrivé hier et, surtout, comme si tout avait réellement pu se concrétiser, comme si le film existait vraiment.




Jodorowsky en parle avec une passion terriblement communicative, celle-là même qui peut animer un cinéphile lambda quand il s'invente un film idéal à partir d'un scénario rêvé. Dune, cette adaptation incroyable de l'incontournable pavé signé Frank Herbert, Dune, ce film de science-fiction dépassant le 2001 de Kubrick par son ampleur, sa force et son ambition, Dune, ce chef-d’œuvre messianique dont on ne ressort pas indemne, Dune, ce classique absolu qui n'existe pas, Alejandro Jodorowsky le regarde quand il veut, il se le passe dans sa tête, il le connaît par cœur et nous le raconte avec la folie et l'enthousiasme de son créateur-spectateur halluciné.




Le documentaire nous dévoile progressivement la dream team que réussit à former Jodorowsky pour préparer son film : Dan O'Bannon, pour les effets spéciaux car ceux de Dark Star l'avaient séduit, H. R. Giger, engagé suite au refus de Douglas Trumbull et dont les travaux seront réutilisés pour Alien des années plus tard,  Moebius, qui concevra un story-board très détaillé et présenté comme une œuvre à part entière, les Pink Floyd, qui acceptèrent de signer la musique parce que Roger Waters était un fan d'El Topo, et enfin Salvador Dalí, embauché pour un salaire astronomique qui aurait fait de lui l'acteur le mieux payé au monde... Suivre rétrospectivement la constitution de cette fine équipe a quelque chose de très plaisant.




Jodorowsky et les autres intervenants, parmi lesquels le producteur Michel Seydoux, Nicolas Winding Refn, Amanda Lear et Gary Kurtz, retracent ainsi l'histoire de ce film manqué, et essaient finalement d'expliquer les raisons de son échec. Le documentaire en fait peut-être un peu trop quand il insiste, lors de sa dernière partie, sur l'influence forcément immense qu'eurent les préparatifs de Dune sur quelques grands classiques sortis par la suite et ayant vraisemblablement puisé dans le story-board et beaucoup d'autres éléments visuels créés pour le film. Mais on s'en fiche, l'essentiel n'est pas là. On a tôt fait de se rendre compte que Dune n'est pas vraiment le sujet central du documentaire mais qu'il s'agit en fait de Jodorowsky lui-même.




Jodorowsky's Dune est avant tout le portrait en creux d'un artiste fou mais diablement attachant. Frank Pavich se plaît à nous montrer ce vieux poète illuminé être interrompu dans ses monologues enflammés par son chat siamois, accueilli amoureusement sur ses genoux. Il porte sur cet homme encore obnubilé par ses rêves et ses idées sans limite un regard rempli d'une affection hautement transmissible. On sort de ce documentaire sans ressentir l'amertume d'être passé à côté de ce qui aurait dû être une date dans l'Histoire du cinéma, mais avec ce plaisir simple que l'on peut ressentir après une très jolie rencontre. Ce docu passionnant est à la fois le fascinant portrait d'un homme un peu allumé, artiste jusqu'au bout des ongles, et un très beau film sur le cinéma, dont on aimerait qu'il soit bien plus souvent si intimement rattaché au rêve.


Jodorowsky's Dune de Frank Pavich avec Alejandro Jodorowsky, Brontis Jodorowsky, Chris Foss, Michel Seydoux, Nicolas Winding Refn, Devin Faraci, Christian Vander et Diane O'Bannon (2014)

3 juin 2013

Only God Forgives

Les fans de Drive seront sans doute déçus. Ceux qui n'aimaient pas Drive, à l'évidence, n'aimeront toujours pas et risqueront même de prendre définitivement en grippe Nicolas Winding Refn. Mais ceux qui appréciaient déjà plus en profondeur son cinéma, comme c'est plutôt mon cas, seront satisfaits de constater que le réalisateur danois a su conserver toute sa liberté et sa personnalité malgré le grand succès critique et public rencontré par son film précédent. Only God Forgives est un film peu aimable, pratiquement masochiste, comme l'est son personnage central et peut-être son auteur. On imagine presque en effet ce dernier accueillir avec le sourire les huées cannois... Heureusement, il ne s'agit pas d'une sorte de suite aux accents asiatiques de Drive, ce que les bandes-annonces m'avaient laissé redouter, bien que ce nouveau film s'inscrive dans une continuité formelle logique et s'éloigne encore de la mise en scène brute et spontanée de la trilogie Pusher.




NWR nous propose un drôle de thriller à l'ambiance psychédélique où la tension est sans cesse réfrénée ou simplement exclue, un faux film de boxe contenant un seul affrontement (un véritable passage à tabac se refusant d'être le long climax attendu), un film d'action hémiplégique et amorphe au "héros" totalement impuissant, un polar dénué d'intrigue policière et sans suspense, un drame familial absurde tutoyant parfois le grotesque, par ses quelques dialogues d'une vulgarité sèche, et le mauvais goût, dans des séquences où la beauté esthétique n'a d'égal que la violence de ce qui s'y passe. La vengeance, bien que présente comme élément déclencheur, passe ici au second plan, supplantée par une histoire hantée par les démons d'un personnage impuissant et centrée sur une relation mère-fils bien tordue qui rappelle les rapports très malsains qu'entretenait déjà Tony (excellent Mads Mikkelsen), le dealer paumé de Pusher 2, avec son salaud de père. C'est d'ailleurs de ce film qu'Only God Forgives est peut-être le plus proche, en raison de ces deux personnages cousins condamnés à traverser un douloureux chemin de croix, jusqu'à une possible rédemption. Cela se finit encore dans le sang, et un symbolisme plus rentre-dedans, révélateur d'un profond besoin de psychanalyse chez NWR.




Comme son cinéaste, Ryan Gosling ne fera pas taire ses détracteurs, bien au contraire. Sans jamais bouger les sourcils, il incarne encore un rôle-marionnette, une figure cette fois-ci d'impuissance, de frustration et d'incapacité, que Refn maltraite du début à la fin. Un incapable conjointement manipulé : à l'écran, par sa mère abominablement tyrannique et vulgaire, et en coulisse, par un réalisateur s'amusant peut-être à ravager et ridiculiser l'icône érigée par son précédent film. Un personnage assez éloigné du driver, donc, qui laissait les cadavres dans son sillage en suivant sa voie, guidé par sa seule détermination, mais que l'acteur campe avec une même torpeur, propice aux railleries dont on imagine le duo se moquer comme il faut. Malgré sa faiblesse et son impuissance, ce personnage et son cheminement psychologique semblent au cœur du film, de ce trip curieux où nous sommes invités. Il est coincé dans une apesanteur irréelle, suspendu dans un labyrinthe d'images mentales issues de son mal-être. Face à lui, Kristin Scott Thomas étonne beaucoup dans un rôle inhabituel de mère atroce et castratrice, qu'elle incarne avec un brio tout à fait inédit. On a même du mal à la reconnaître !




On est encore en présence d'un méli-mélo d'influences très diverses, de références connues, bis, cultes et occultes qui, passées à la machine NWR, donnent quelque chose d'assez unique et remarquable. Dans les dédales d'Only God Forgives, on pense pêle-mêle à Dario Argento, pour ces couleurs tranchantes sorties tout droit d'un giallo comme Suspiria, à John Carpenter, pour certains des meilleurs moments d'une bande originale de nouveau signée Cliff Martinez, à David Lynch, pour cette ambiance onirique ponctuée d'images cauchemardesques très stylisées, à Stanley Kubrick, pour ces travellings "cérébraux" dans les couloirs du club de boxe thaï, et à Alejandro Jodorowsky, quand son nom apparaît en hommage dès le générique de fin (car on connait mal son cinéma !)... On pourrait peut-être continuer ainsi encore un peu. Comme Drive avant lui, Only God Forgives évoque également un thriller coréen, par sa violence crue et soudaine, mais aussi un bête slasher, où les scènes de meurtres s'enchaîneraient à un rythme anormalement lent, tendant à chaque fois vers plus d'inventivité visuelle et malsaine. Nicolas Winding Refn donne alors l'impression de s'échiner à élever un sous-genre d'ordinaire purement commercial et condamné à la médiocrité, ce qui n'est pas vraiment pour déplaire.




On termine la vision de ce film étrange et malade un peu désorienté, sans précisément savoir quoi en penser, avec toutefois l'assurance de ne pas avoir été insensible à l'art singulier d'un cinéaste atypique qui semble savoir exactement ce qu'il fait et dont, accessoirement, on ne veut pas connaître les problèmes familiaux ou les traumas infantiles... Un film qui pourra ensuite nous accompagner comme nos plus marquants cauchemars, avec ses images obsédantes, sa narration déstructurée, son ambiance décomposée et ses situations dérangeantes, mais que d'autres oublieront aussitôt après l'avoir chassé ou rejetteront immédiatement.


Only God Forgives de Nicolas Winding Refn avec Ryan Gosling, Kristin Scott Thomas et Vithaya Pansringarm (2013)