24 avril 2012

L'Exercice de l'État

Ce que raconte L'Exercice de l'État, le quotidien d'un ministre des transports, est intéressant, et le point de vue aussi bien que le discours sont justes. La scène onirique initiale, métaphore fantasmagorique du pouvoir politique où une grande et belle femme nue digne des modèles d'Helmut Newton s'engouffre à quatre pattes dans la gueule d'un crocodile en plein Palais de l’Élysée, installe d'emblée une tension maintenue tout au long de l’œuvre par le rythme soutenu de ce qui suit, le portrait ultra réaliste d'un ministre en fonction. Véritable vaccin contre tout embryon d'ambition politique chez le spectateur, le film montre bien les immenses difficultés et autres emmerdements de la profession en même temps qu'il dresse un portrait peu reluisant de la France en tant qu'objet de pouvoir esquinté et qu'il dépeint l'ambiance répugnante des petits jeux de domination ridicules qui règnent dans les ministères et autres grandes instances, avec ces hommes de main traités comme des chiens et ces politiciens forcés au compromis, déconnectés bien que sympathiques, victimes de leur vision complètement biaisée de la vie des gens du commun qu'ils incitent à voter pour eux comme un commercial racole son client afin qu'il achète son triste produit.



C'est d'ailleurs ce rapport complètement faussé à l'autre et au langage, cet aspect complètement calculé de la parole politique que retranscrit et dénonce Pierre Schoeller en mettant dans la bouche de ses personnages des dialogues parfois très faux, auxquels on ne croit pas beaucoup, voire pas du tout. Par exemple dans la scène où le ministre, Olivier Gourmet, s'invite dans la caravane de son chauffeur et, complètement bourré, tient à ce dernier et à sa femme un discours fatiguant, plein de bons mots peu crédibles balancés au petit bonheur la chance avant d'aller travailler le béton sous la pluie en pleine nuit comme pour s'enivrer facticement de la vraie vie des vrais gens. Dans cette séquence le réalisateur prend un risque, celui de se mettre potentiellement le spectateur las et incrédule à dos en plaçant dans la bouche de son personnage aux agissements quelque peu caricaturaux des phrases toutes faites, bien préparées, étrangement déclamées dans l'urgence pour mieux en trahir l'aisance rhétorique bien huilée et complètement creuse. Schoeller fait le pari osé de ne pas perdre ou agacer son public en montrant à quel point la vie quotidienne d'un ministre ne passe que par les mots, plus par les mots que par les actes, avec ce personnage qui use sa vie entre quatre téléphones et quatre conversations simultanées où il glisse les mots d'un interlocuteur dans la conversation de l'autre tout en écoutant sa conseillère en communication qui lui en glisse de nouveaux à placer ici ou là sans écouter ce qu'on lui répond. Tout passe par le langage, le bon mot dit devant la caméra lors de l'accident de bus, les mots assassins du président, la belle formule lâchée à l'électeur de base, etc. Et c'est bel et bien triste à mourir qu'il y ait tant de paroles "fausses" dans un monde supposément de langage et en réalité de pur bavardage. Toutefois la gêne naît quand Olivier Gourmet, par ailleurs excellent une fois de plus ici (et supporté par de bons Michel Blanc et Laurent Stocker), semble réciter ces grandes phrases au spectateur lui-même, avec emphase et en toutes circonstances : "La Politique est une meurtrissure permanente…".



Typiquement avec ce dernier exemple on peut reprocher à Pierre Schoeller de tomber parfois dans ce qu'il dénonce, la phrase ou la scène trop faciles. Si le discours du cinéaste est juste, les moyens de ce discours ne sont pas toujours euphorisants, notamment cette métaphore scénaristique elle aussi sur-écrite quand, pour éviter les manifestants, c'est-à-dire la foule, pour éviter d'affronter le peuple, le ministre décide de faire prendre à son chauffeur une voie d'autoroute parallèle, déserte, en travaux, pas finie, et que survient l'accident. Et c'est le chauffeur-chômeur, homme du peuple taiseux, qui meurt, victime inutile du comportement absurde et irresponsable du politique, de sa prise de risque inconsidérée et de sa fuite face à ses obligations dans une tentative d'aller plus vite que la musique et de contourner la plèbe... L'idée est juste, c'est un fait, mais la façon de la délivrer est, permettez l'oxymore, légèrement lourde. Il y a aussi des scènes énervantes, comme celle un peu trop longue et trop insistante de l'enterrement du chauffeur avec ces chants corses insupportables. Et puis quelques belles fautes de goût qui font tache dans un film par ailleurs assez élégant, à l'image des incessants SMS qui s'affichent sur tout l'écran : c'est moche que ça n'en peut plus, et même si l'effet colle encore une fois avec le thème de l'omniprésence des mots tout-puissants et de la communication permanente, ça donne rapidement envie de foutre le camp. Bref L'Exercice de l'État est un film pertinent et intelligent, qui dresse un portrait assez exact et très parlant - c'est à dire très alarmant - de la pratique politique dans notre pays, sans être tellement visionnaire ni complètement bien réalisé. Un film à ne peut-être pas revoir, mais à voir une fois quand même.


L'Exercice de l'État de Pierre Schoeller avec Olivier Gourmet, Laurent Stocker, Michel Blanc et Zabou Breitman (2011)

17 commentaires:

  1. Très bon article sur lequel je suis en tous points d'accord. Je serais peut-être un peu moins sévère sur la lourdeur et la laideur des quelques scènes que tu cites (la soirée chez le chauffeur, si elle est en effet un peu appuyée, reste forte je trouve, grâce aux comédiens. Quant aux SMS qui s'affichent à l'écran, comme chez Téchiné dans La Fille du RER, je trouve que c'est une idée efficace et pas plus laide que de filmer l'écran du portable ou de faire répéter le contenu du SMS à l'acteur par exemple).
    Mais sinon très bon article ouais !

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    1. J'avais trouvé La Fille du RER encore plus laid, et dans son ensemble... J'avoue ne pas avoir d'exemple en tête d'une meilleure représentation cinématographique des technologies modernes de communication (sms/internet), mais ça ne m'empêche pas de trouver celles-là particulièrement vilaines :)

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    2. Dans mon souvenir, Quentin Tarantino arrive à faire encore plus laid dans Death Proof.

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    3. Pas faux. Death Proof est un comble de laideur et de débilité profonde, cqfd.

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    4. En tous points d'accord avec cet article aussi.

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  2. Bel article et belle analyse d'un film intéressant sinon exempt de défauts. J'ai été satisfait de le voir tout comme j'aurais été satisfait de le voir aller plus loin.

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  3. Bonjour,
    ben ça m'a donné grave envie de le voir Merci

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    1. Tant mieux, tu nous diras ce que t'en as pensé !

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    2. Je me suis endormi à la moitié, puis je l'ai repris...
      Le film s'attarde sur des choses pas très essentielles, puis comment passer la patate chaude à quelqu'un d'autre sans en porter la responsabilité (peut-être est-ce ça la politique de certains...) et cette compassion pour ce chauffeur intermittent sonne assez faux.

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    3. On est globalement d'accord.

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    4. Bien vu cabinet, l'exercice de l'état des lieux est un film sur la passation de pouvoir représenté par un plouf de soulagement de Saint-Jean/Gourmet à la fin du film :D

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  4. L'exercice de l'état des lieux est un thriller politique qui ne détermine pas particulièrement bien ses enjeux, d'où l'ennui et la lassitude qui en a découlé pour moi. A être du côté des divers intérêts des politiques, Pierre Schoeller en oublie les "victimes" de cette "réforme" des gares : le chauffeur-chômeur ne fait pas l'affaire (d'ailleurs, lui se satisfait de sa situation et sa femme engueule gratuitement le ministre des transports), les ouvriers sont représentés comme étant d'agressifs militants (limite kidnappeurs). Tout ceci est la conséquence de cela, me dira-t-on, ... et vice versa. Bref, L'exercice de l'état des lieux est donc la description d'un cercle vicieux entre divers comportements "politisés" pendant près de 2 heures ; ça fait long.

    Pour maintenir la tension, je ne note que les éléments surprenant : un accident qui ne sert qu'à caractériser le ministre Saint-Jean en début de film, un accident de la route aux 3/4 de la pelloche et un ministre sur les cabinets. Saint-Jean n'a pas de réel objectif : il est pris dans un étau inextricable ... il aurait dû essayer de changer de portefeuille ministériel tout en faisant classer quelques gares monuments historiques et essayant de faire tomber le ministre du budget. Là, j'aurais dis "chapeau coco" mais je me suis quand même bien fait chié.

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    1. C'est vrai que je me suis moi aussi bizarrement ennuyé devant ce film (d'où ma conclusion sur ce "film à ne pas revoir"), mais je dis bizarrement parce qu'en même temps j'étais dedans et assez emporté par le rythme et l'élégance de l'ensemble. Mais par exemple je l'ai vu en deux fois et j'ai failli ne pas le relancer, par manque d'intérêt ou de réelle passion. Et tu me rappelles que j'ai oublié de parler du plan où Gourmet est sur le trône et où on entend un distinct "plouf"... Un autre bel exemple de relative maladresse de la part du cinéaste qui veut nous dire que les politiques sont des hommes comme les autres et qu'il entend nous montrer les coulisses de la vie des grands, et qui le dit assez mochement. Ce plan aurait davantage eu sa place dans "Les Adieux à la reine" à la limite, car plus personne aujourd'hui ne déifie les pontes de l’État au point d'avoir besoin de les voir en train de chier pour réaliser qu'ils sont tristement humains.

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  5. Je suis d'accord avec vous sur la place -très grande- que tiennent dans ce film le langage et ses éléments, les discours, les mots voire leurs jeux, les paroles, les échanges verbaux et les dialogues, les engueulades, les décryptages, les manipulations et j'en passe... Mais je serais moins pessimiste que vous dans les "conclusions" à en tirer. Ne dit-on pas "un homme averti en vaut deux"? En tant que spectateur, j'ai envie de remercier le cinéaste (et son équipe, bien sûr) pour avoir présenté ce que je pense être une fiction réaliste de manière, précisément, si crédible. Et je pense que des personnes prêtes à entrer dans la carrière politique en seraient mieux averties des chausse-trappes politiques et des contraintes de l'action ministérielle. Enfin, il me semble qu'il y a en filigrane dans le film la démonstration qu'une certaine politique produit certains résultats; une autre ne pourrait-elle être imaginée, laissant davantage de place au social et moins aux entreprises du CAC40? Je voudrais pouvoir voir au cinéma, en 2017, une suite...
    (s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola

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